Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 13

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Vers neuf heures du soir, l’illustre philosophe et ses nouveaux compagnons firent leur entrée dans l’antique bourg de Haslach.

Les rues étaient tellement encombrées de monde, de charrettes, de bestiaux, qu’on pouvait à peine s’y frayer un passage.

Les vieilles maisons à pignons décrépits planaient sur le tumulte, envoyant la lumière de leurs petites fenêtres dans la foule agitée. Tous ces pèlerins venus d’Alsace, de Lorraine, de la haute montagne, se pressaient autour des auberges et des hôtelleries comme de véritables fourmilières; d’autres campaient le long des murs, d’autres sous les hangars ou dans les granges.

Le roulement des voitures, le sourd beuglement des bœufs, le piétinement des chevaux, le patois des Lorrains et des Allemands formaient une confusion incroyable. Quel sujet de méditation pour Mathéus!

C’est alors que Hans Aden et dame Thérèse furent heureux d’avoir rencontré Coucou Peter; qu’auraient-ils fait sans lui dans une pareille bagarre?

Le joyeux ménétrier écartait la foule, criait «gare!» s’arrêtait aux endroits difficiles, entraînait Schimel par la bride, avertissait Mathéus de ne pas se perdre, animait Bruno, frappait à la porte des auberges pour demander un asile; mais il avait beau parler de la petite Thérèse, de monsieur le maire, de l’illustre philosophe, on lui répondait partout:

«Allez plus loin, braves gens, que le ciel vous conduise!»

Lui ne perdait pas courage et criait gaiement:

«En route! Laissez faire, dame Thérèse, laissez faire, nous trouverons tout de même notre petit coin! Eh! eh! maître Frantz, que dites-vous de ça? C’est demain que nous allons prêcher. Maître Hans Aden, prenez garde à cette charrette. Allons, Schimel! Hue, Bruno!»

Les autres étaient comme abasourdis.

Mathéus, voyant que les gens de Haslach vendaient leur foin, leur paille et toutes choses aux pauvres pèlerins accablés de fatigue, en conçut une grande douleur dans son âme.

«Oh! cœurs durs et de peu de foi, s’écria-t-il, ne savez-vous pas que cet esprit de lucre et de trafic vous fera descendre dans l’échelle des êtres?»

Courage! courage! coucou Peter. ( Page 24.)


Malheureusement on ne l’écoutait pas, et plusieurs même se mettaient aux fenêtres, riant de sa simplicité.

«Au nom du ciel, maître Frantz, s’écriait Coucou Peter, ne faites pas de discours anthropo-zoologiques à ces gens, sans ça nous risquons de passer la nuit à la belle étoile et quelque chose de pis encore!»

Quant à dame Thérèse, elle pressait le bras du brave ménétrier, ce qui lui causait un sensible plaisir.

Malgré son indignation, l’illustre philosophe ne pouvait s’empêcher d’admirer l’industrie singulière des habitants de Haslach: ici un boucher gros et gras, debout entre deux chandelles, distribuait de trois et même de quatre espèces de viande; ces viandes toutes fraîches avaient un air appétissant qui faisait plaisir à voir, et les jolies servantes, leur petit panier sous le bras, l’œil ouvert et le nez retroussé, semblaient plus fraîches, plus grasses, plus vermeilles que les côtelettes suspendues aux crochets de la boucherie;—là un forgeron, les bras nus, la figure noire, travaillait avec ses aides au fond de sa forge; les marteaux clapotaient, le soufflet soupirait, les étincelles volaient en tous sens et plusieurs venaient s’éteindre aux pieds des passants;—plus loin, le tailleur Conrad se dépêchait de finir pour la fête le gilet écarlate de monsieur l’adjoint; son merle, dans sa petite cage d’osier, sifflait un air, et Conrad tirait l’aiguille en cadence; —de magnifiques gâteaux de toutes formes vous regardaient par les vitres des boulangeries, —et M. l’apothicaire avait mis ce jour-là devant ses fenêtres deux grands bocaux remplis, l’un d’eau rouge, l’autre d’eau bleue, avec des lampions derrière, ce qui produisait un effet superbe.

Pauvre cher homme! (Page 27.)


«Que le monde est grand! se disait Mathéus; chaque jour la civilisation fait de nouveaux progrès! Que dirais-tu, ma bonne Martha, si tu voyais un tel spectacle? Tu ne pourrais en croire tes yeux, tu n’oserais prévoir le triomphe de ton maître sur un si vaste théâtre. Mais la vérité brille partout d’un éclat éternel, elle terrasse l’envie, le sophisme et les vains préjugés!»

La petite caravane, cahotée, refoulée de rue en rue, débouchait alors devant la bonne vieille auberge de Jacob Fischer, et Coucou Peter fit entendre une exclamation joyeuse.

Le réverbère qui se balance au-dessus de la porte éclairait toute la façade, depuis l’enseigne des Trois-Roses jusqu’au nid de cigognes à la pointe du pignon, depuis l’escalier raboteux où l’on trébuche jusqu’à la petite ruelle où les buveurs font halte, la tête basse, le front contre le mur, en murmurant des paroles inintelligibles.

«Maître Frantz, s’écria Coucou Peter, est-ce que vous aimez la tarte au fromage?

—Pourquoi me demandes-tu cela? dit le bonhomme surpris d’une telle question.

—Parce que la mère Jacob prépare des kougelhof et des tartes au fromage depuis trois jours; elle ne pense qu’à ça... c’est comme qui dirait son idée philosophique quand la foire approche. Le père Jacob, lui, ne pense qu’à mettre son vin en bouteilles, à fumer sa pipe derrière le fourneau, et quand sa femme crie... il la laisse crier, vu qu’il n’y a pas moyen de la faire taire; c’est comme une poule en train de pondre: plus on la chasse, plus elle crie. Mais nous y voilà... Quelle masse de monde! Allons, dame Thérèse, vous pouvez descendre; maître Hans Aden, venez tenir la bride de Schimel; moi, je vais prier le père Jacob de nous recevoir.»

Ils se trouvaient alors devant l’auberge, la foule tourbillonnait autour d’eux; on voyait les buveurs monter et descendre l’escalier en chancelant; les verres cliquetaient, les canettes tintaient, on criait à la bière, à la choucroute, aux saucisses; les servantes, que l’on chatouille en passant, jetaient aussi de petits cris très-drôles; la mère Jacob agitait la vaisselle, et le père Jacob tournait le robinet à la cave.

Coucou Peter entra dans l’auberge, promettant d’être bientôt de retour. En effet, au bout de quelques instants, il revint avec maître Jacob lui-même, un bon gros homme à la figure joviale, et les manches retroussées jusqu’aux coudes.

«Mon pauvre garçon, disait-il, je ne demande pas mieux que de vous rendre service; mais toutes les chambres sont prises, il ne me reste plus que la grange et le hangar, voyez si cela peut vous convenir.»

Coucou Peter regarda la petite Thérèse d’un air désolé ; il parcourut des yeux la rue où se pressait tant de monde:

«Si ce n’était que pour moi, père Jacob, mon Dieu! j’accepterais tout de suite; un pauvre diable de ménétrier dort tous les jours sur la paille. Mais regardez un peu cette bonne petite mère... regardez ce pauvre enfant et cebon docteur Mathéus, la crème des philosophes, s’écria-t-il d’une voix qui partait du cœur. Voyons, père Jacob, que diable! il faut bien se mettre à la place des gens.

—Que veux-tu, Coucou Peter, dit l’aubergiste, avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas faire que mes chambres soient vides, je ne peux vous offrir...

—Oh! monsieur Coucou Peter, ne vous donnez pas tant de peine pour nous, dit alors la petite Thérèse, nous ne sommes pas si difficiles que vous pensez.

—Vous acceptez, dame Thérèse, vous acceptez le hangar?

—Eh! pourquoi pas? fit-elle en souriant; bien d’autres seraient heureux d’en trouver un au milieu de ce tumulte, n’est-ce pas, Hans Aden?»

Coucou Peter tout joyeux ne s’inquiéta point de ce que répondait le grand Hans Aden; dès que dame Thérèse eut accepté le hangar, il descendit au jardin chercher du bois sec.

«Merci, père Jacob, criait-il.

—Prends garde de mettre le feu à la grange, disait l’aubergiste.

—Ne craignez rien, père Jaçob, ne craignez rien!»

La nuit était obscure; bientôt un feu vif et réjouissant éclaira les poutres et les tuiles de l’échoppe.

Ah! ce n’était pas là la belle chambre d’Oberbronn, ornée de deux commodes et d’un bon lit de plume, où l’on s’enfonçait jusqu’aux oreilles. Les poutres noires montaient d’étage en étage, jusqu’à la cime du toit. Et du côté de la rue quatre piliers de chêne vous préservaient des courants d’air. On ne voyait point là des glaces de Saint-Quirin, mais de petites portes d’écurie le long du mur; et tout au fond, les porcs, soulevant du groin les volets de leurs réduits, vous souhaitaient le bonsoir.

Maître Frantz se souvint avec satisfaction que d’autres prophètes avaient habité jadis des lieux pareils.

«La vertu, dit-il gravement, habite sous le chaume. Réjouissons-nous, mes amis, de ne pas vivre dans les palais!

—C’est juste, répondit Coucou Peter, mais arrangeons-nous toujours de manière à ne pas coucher dans la boue.»

Tout le monde se mit alors à l’ouvrage: Hans Aden grimpa l’échelle de la grange et jeta des bottes de paille par la lucarne, Mathéus déchargea Schimel et Bruno, dame Thérèse tira les provisions du hâvre-sac.

Coucou Peter veillait à tout: il donnait du fourrage aux bêtes, il étendait la litière, il suspendait les harnais aux échelles, il goûtait le vin, et ne perdait pas de vue le bât de l’âne où dormait l’enfant.

Bientôt tout fut prêt; on s’installa commodément sur des bottes de paille pour souper.

D’autres scènes semblables se passaient dans la rue du Tonnelet-Rouge; chaque groupe de pèlerins avait son feu, dont la lumière se reflétait sur les maisons voisines.

Au tumulte succédait insensiblement un vaste silence: tous ces braves gens, accablés de fatigue, causaient entre eux à voix basse comme en famille. Ainsi faisaient Coucou Peter, Hans Aden, dame Thérèse et Mathéus; on aurait dit qu’ils se connaissaient depuis longues années quand ils furent réunis autour du feu, et que la bouteille circula de main en main: ils se sentaient comme chez eux.

«Après vous, dame Thérèse, disait Coucou Peter. Fameux, ce petit vin d’Alsace! de quel coteau, maître Hans Aden?

—D’Ekersthâl.

—Fameux coteau! Passez-moi une tranche de jambon.

—Voici, monsieur Coucou Peter.

—A votre santé, maître Frantz!

—A la vôtre, mes enfants! Quelle belle nuit! comme l’air est doux! Le grand Démiourgos avait prévu que ses enfants ne trouveraient pas un lieu pour abriter leur tête. O grand Être, s’écriait le bonhomme, Être des êtres, reçois mes remercîments, ils partent d’un cœur sincère! Ce n’est pas pour nous seuls qu’il faut le remercier, mes chers amis; c’est pour cette foule innombrable de créatures venues de si loin, dans le but honorable de lui présenter leurs hommages!

—Maître Hans Aden, vous n’êtes pas assis, prenez cette botte de paille.

—Oh! c’est bon, Coucou Peter, je suis bien comme ça!»

Le bât de Schimel était appuyé contre la muraille, et Coucou Peter, à chaque instant, levait la couverture pour voir si le petit dormait bien.

Schimel et Bruno mâchaient tranquillement leur pitance, et quand la lumière vacillante projetait ses rayons sur les piliers, les lucarnes hérissées de paille, les gerbes pendantes, les charrettes, les hottes à bière et mille objets confus dans l’ombre; quand elle éclairait la tête calme et méditative de l’illustre docteur, la douce figure de Thérèse, ou la joviale physionomie de Coucou Peter, on aurait dit un vieux tableau de la Bible.

Vers onze heures Mathéus demanda la permission de dormir; déjà le grand Hans Aden, étendu tout de son long contre le mur, dormait profondément. Dame Thérèse n’avait pas encore sommeil, ni Coucou Peter; ils continuèrent la conversation à voix basse.

Avant de s’assoupir, maître Frantz entendit la voix du crieur répéter dans le silence: «Onze heures! onze heures sonnées!» puis des pas qui s’éloignaient dans la rue, un chien qui aboyait en secouant sa chaîne; il entr’ouvrit les yeux, et vit l’ombre des oreilles de Schimel qui s’agitait contre le mur, comme les ailes d’un papillon de nuit.

Les servantes de l’auberge des Trois-Roses mettaient la barre et riaient dans le vestibule: ce furent ses dernières impressions.

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