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VII

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Table des matières

Cette nuit-là Frantz Mathéus ne put fermer l’œil; il se retournait sans cesse avec un noble enthousiasme dans son lit de plume, et poussait des exclamations de triomphe; sa fuite héroïque du Graufthal, la conversion miraculeuse de Coucou Peter, l’accueil hospitalier de la mère Windling lui trottaient dans la tête; il n’éprouvait pas le besoin de dormir, au contraire, jamais son esprit n’avait été plus vif, plus lucide, plus pénétrant; mais la chaleur excessive de son lit le faisait suer à grosses gouttes; c’est pourquoi, vers le matin, il s’habilla et descendit tout doucement dans la cour pour respirer.

Tout était silencieux, le soleil éclairait à peine la cime des plus hauts peupliers; un calme profond régnait dans l’air; Mathéus, assis sur la margelle de la cave; contemplait dans un muet recueillement l’ensemble de cette demeure rustique et le repos de la nature.

Ces grands toits moussus, ces longues poutres croisées par l’industrie de l’homme, ces hauts pignons, ces lucarnes sombres; au fond, la petite porte du jardin ouverte sur la campagne, où commençaient à pâlir les ténèbres; les formes vagues, indécises des arbres dans le crépuscule, tout portait l’illustre philosophe aux plus agréables rêveries.

Peu à peu le jour descendit des toits, et les ombres s’allongèrent dans la cour; puis au loin, bien loin, Mathéus entendit une alouette qui chantait; puis un coq passa la tête par la lucarne du poulailler, fit un pas, déploya ses ailes brillantes pour y laisser pénétrer l’air frais du matin: un frisson de bonheur souleva toutes ses plumes; il enfla sa poitrine et lança dans l’espace un cri perçant, aigu, prolongé, qui s’étendit jusque dans les forêts environnantes. Les poulettes frileuses s’avançaient timidement au bord de l’échelle, s’appelant l’une l’autre, sautant d’échelon en échelon, se peignant du bec, caquetant et riant à leur manière; elles se répandirent le long des murs et saisirent à la hâte les vermisseaux qui humaient la rosée; les pigeons ne tardèrent pas à décrire un large circuit sur la cour; enfin les vifs rayons du soleil se glissèrent dans les étables; une brebis bêla lentement, toutes les autres lui répondirent, et Mathéus ouvrit un volet pour donner de l’air à ces pauvres animaux. Un spectacle ravissant épanouit alors le cœur du bonhomme: le jour pénétrait en longues traînées d’or au milieu des ombres tremblotantes, effleurant les poutres noires, les harnais suspendus à la muraille, les crèches hérissées de fourrage. Rien de paisible comme ce tableau: les grands bœufs, la paupière à demi close, la tête appesantie, les genoux ployés sous le poitrail, sommeillaient encore; mais la belle génisse blanche était déjà tout éveillée; elle posait son museau bleuâtre, où perlait une brillante moiteur, sur la croupe de la vache laitière, et regardait Mathéus de ses grands yeux surpris comme pour dire: «Que nous veut donc celui-là ? je ne l’ai jamais vu.»

Il y avait aussi le cheval de labour, qui semblait bien las, bien abattu, ce qui ne l’empêchait pas de tirer de temps en temps une longue mèche de trèfle, qu’il mâchait pour l’amour de Dieu; la petite chevrette noire se dressait sur le râtelier pour atteindre une touffe d’herbe encore fraîche. Mais ce qui frappa surtout l’illustre docteur, ce fut le magnifique taureau du Glaan, l’orgueil et la gloire de la mère Windling.

Il ne pouvait se lasser d’admirer cette tête large et crépue comme la souche d’un vieux chêne, ces cornes luisantes et courtes comme des coins de fer, ce fanon souple et moelleux, qui de la lèvre inférieure flottait jusqu’aux genoux.

«O noble et sublime animal, se disait-il d’un accent attendri, tu ne saurais t’imaginer combien ta vue m’inspire de pensées profondes et judicieuses! Non, tu n’as pas encore atteint le développement intellectuel et moral qui pourrait t’élever à la hauteur d’un sentiment psychologico-anthropo-zoologique, mais tes formes n’en sont pas moins merveilleuses; elles attestent, par leur ensemble harmonieux, la grandeur de la nature; car, quoi qu’en disent les matérialistes, êtres dépourvus de toute saine logique et de raisonnement suivi, cela ne s’est pas fait dans un seul jour; il a fallu des milliers de siècles pour t’amener à ce degré de perfection esthétique. Oui, le passage de la forme minérale à la forme végétale, de la forme végétale à la forme animale, est incommensurable, sans parler des intermédiaires; car de l’état de chardon à celui de chêne, et de l’état d’huître à celui de taureau, la distance est prodigieuse. Aussi Frantz Mathéus admire en toi cette force intérieure que l’on appelle Dieu, âme, vie ou de tout autre nom, et qui travaille sans cesse au perfectionnement des types et au développement de l’individualité dans la matière.»

Alors il se tut et resta plongé dans une muette extase.

Or, tandis que Mathéus s’adressait à haute voix ces réflexions, la planche du soupirail par où l’on jette le fourrage aux bestiaux glissait tout doucement dans sa rainure, et la tête joufflue de Coucou Peter s’inclinait au dehors. Il est facile de concevoir la surprise du ménétrier lorsqu’il vit son illustre maître haranguer un taureau.

«Tiens! tiens! se dit-il, je crois qu’il veut le convertir!»

En même temps une idée singulière lui passa par l’esprit:

«Ah! ah! ce sera drôle, fit-il. Attends, attends, le taureau va te répondre!»

Puis il joignit les mains devant sa bouche et s’écria:

«Oh! oh! oh! grand docteur Mathéus... je suis bien... bien malheureux!»

A ces mots l’illustre philosophe recula tout épouvanté.

«Qu’est-ce? balbutia-t-il en promenant des yeux ébahis autour de lui. Quoi!... Qu’est-ce que j’entends?»

Mais il ne put rien voir; la tête de Coucou Peter était cachée par une botte de paille dans la crèche, et cet excellent disciple riait, riait à s’en tordre les côtes.

Enfin il reprit en mugissant:

«Oh! oh! oh! je suis bien malheureux... J’étais le grand Nabuchodonosor; je ne pensais qu’à boire, à manger, et voilà que j’ai perdu ma place dans l’échelle des êtres! Oh! oh! oh! je suis bien malheureux!»

Mais l’illustre docteur, d’abord tout interdit, reconnut la voix du ménétrier.

«Coucou Peter, s’écria-t-il, oses-tu bien profaner la plus sublime philosophie? Me crois-tu donc assez simple pour ajouter foi à de vaines illusions?».

Coucou Peter sortit alors de la grange en poussant de grands éclats de rire:

«Ah! ah! ah! docteur Frantz, s’écria-t-il, quelle farce! quelle bonne farce! Que voulez-vous? quand je vous ai vu parler à ce bœuf, ça m’a donné l’idée de rire un peu.»

Mathéus lui-même ne put s’empêcher de rire, car il avait été d’abord tout saisi.

«Je savais bien, dit-il, que les âmes ne peuvent pas rétrograder d’un règne dans l’autre, c’est impossible, c’est contraire au système; aussi ma surprise était grande, c’est même ce qui m’a fait découvrir ta supercherie; l’âme humaine ne peut exister dans le corps d’un animal, elle ne trouverait pas une place suffisante au cerveau.»

Alors le bonhomme s’égaya longtemps de sa première surprise, et Coucou Peter se tenait le ventre, n’en pouvant plus.

Ils riaient encore lorsque la mère Windling, en petite jupe de laine rayée de rouge, les bras nus jusqu’aux coudes, toujours fraîche et pleine de grâce, ouvrit la porte de la cour et descendit le petit escalier.

Elle venait donner à manger aux poules; son tablier était rempli de pois, de millet et de toutes sortes de grains.

«Eh! bonjour, monsieur le docteur, fit-elle en apercevant Mathéus; déjà levé de si bonne heure! Avez-vous bien passé la nuit?

—Très-bien, ma chère dame, très-bien, répondit le bonhomme avec empressement.

—Eh! dites donc, dame Catherina, interrompit le ménétrier, je vais allumer le feu dans la cuisine.

—Oui, va, Coucou Peter, je reviens tout de suite. Vous allez voir, monsieur le docteur les belles poules; c’est une vraie bénédiction... Pi pi! pi pi! J’en ai trois qui pondent tous les jours, et des œufs!. Pi pi! pi pi! des œufs gros comme le poing... Pi pi pi! pi pi pi!»

Et lés poules de s’élancer, les canards d’accourir, les oies d’étendre leurs ailes, et toute la volaille de caqueter, de crier, de glousser; il en sortait de partout: des huppées, des pattues, des grandes et des petites, des noires et des blanches, des jaunes et des rousses; et tout cela se poussait, sautait, voletait à faire plaisir.

«Oh! que c’est beau! murmurait l’illustre philosophe. Oh! nature, nature, mère féconde, déesse aux riches mamelles, animation, souffle divin; ta richesse et ta variété n’ont point de bornes!»

La mère Windling piaffait, se rengorgeait et souriait, s’attribuant la meilleure part de ces éloges.

«N’est-ce pas, disait-elle, que mes poules sont grasses et bien nourries? Je leur donne tout ce qu’il y a de mieux. Voyez la grande blanche, depuis trois semaines elle pond tous les jours. Et la grise, là-bas, avec des plumes jaunes près des yeux, c’est un trésor pour le ménage; figurez-vous que je l’ai vue pondre deux fois dans un jour, un œuf le matin, l’autre le soir... encore elle en cache! Et ce petit coq noir, un vrai diable; il a déjà plumé le grand avant-hier, à cause de la petite rousse que voilà, une vraie pie-grièche qui les agace! Je parie qu’ils vont s’empoigner aux cheveux... Eh! eh! je le disais bien! Ah! les gueux! voulez-vous, voulez-vous bien finir? Ah! les vauriens! Canailles d’homme, ils n’en font pas d’autres! A t-on jamais vu...»

Mais elle avait beau crier, les deux rivaux étaient aux prises, bec contre bec, la crinière hérissée, sautant l’un par-dessus l’autre, cherchant à se saisir au vif, tournoyant, voltigeant, se poursuivant avec une fureur incroyable; heureusement une nouvelle poignée de grains leur fit suspendre la bataille.

«C’est étrange, murmurait Mathéus, cette espèce des gallinacées, si timide, est parfois animée des instincts les plus féroces! Ce que peut la jalousie, passion furibonde et sanguinaire! »

La mère Windling le regardait du coin de l’œil et se disait: «Pauvre cher homme, tu penses à Tapihans, mais tu n’as rien à craindre... non! non! c’est un trop vilain coq pour entrer à la maison.»

Enfin elle vida son tablier, et regardant Mathéus avec un tendre sourire:

«Est-ce que monsieur le docteur aime les œufs? demanda-t-elle.

—Beaucoup, ma chère dame, surtout à la coque, c’est une nourriture saine et délicate.

—Eh bien! nous allons lever les œufs tout de suite; il doit y en avoir assez pour votre déjeuner.»

Alors elle grimpa à l’échelle sans façon, et quoique l’illustre philosophe eût détourné la tête rapidement, il entrevit les bas bleus de la grosse mère, qui dessinaient ses mollets d’une manière très-vigoureuse.

Dame Catherina se glissa dans le poulailler par la porte du hangar, et reparut toute rayonnante, avec une douzaine d’œufs qu’elle montrait d’un air de triomphe.

«Eh! regardez-moi ça, fit-elle debout sur la poutre. Eh bien, j’en ai tous les jours autant... Quels œufs! Pas une poule du village n’en pond d’aussi beaux. Aidez-moi, monsieur le docteur... aidez-moi, je n’ose pas descendre. »

Il fallut que le bonhomme tînt le pied de l’échelle et prêtât les mains à dame Catherina qui riait, faisait l’effrayée et paraissait tout à son aise. Mathéus était rouge comme une framboise.

«Merci, monsieur le docteur, dit-elle. Je suis sûre que la blanche a pondu derrière le bûcher; j’ai vu l’œuf de là-haut sur quelques brins de paille. Nous allons envoyer Nickel pour le lever.»

Elle prit alors le bras de l’illustre docteur, et ils entrèrent ainsi dans la maison.

Lorsque dame Catherina et Mathéus parurent dans la cuisine, Coucou Peter, assis sur un escabeau devant l’âtre, soufflait de toutes ses forces dans un long tube de fer pour animer le feu; les charbons flambaient, les sarments pétillaient, l’eau bouillonnait dans la marmite, une magnifique côtelette rôtissait sur le gril et répandait une odeur très-agréable.

La mère Windling s’arrêta sur le seuil en s’écriant:

«Ah! gueux de Coucou Peter, je voudrais bien savoir où tu as pris cette côtelette?»

Coucou Peter, sans se déranger, indiqua la grande armoire de chêne.

«Il est comme un chat, il voit tout. Mais je croyais avoir mis la clef dans ma poche.

—Gardez votre clef, dame Catherina, dit le ménétrier d’un air grave, moi je n’en ai pas besoin; avec un brin de paille j’ouvre tous les crochets du monde.

—Ah! le coquin, il finira par les galères,» dit la bonne femme en riant.

Mathéus voulut faire des remontrances à son disciple, mais Coucou Peter l’interrompit:

«Maître Frantz, dit-il, j’aime les côtelettes. Ça n’est pas contraire au système, d’aimer les côtelettes. Tout ce qui n’est pas défendu doit être permis, n’est-ce pas, dame Catherina?

—Mais oui... Tu as toujours le dernier mot, c’est connu. Allons, ôte-toi de là que je fasse bouillir les œufs. Si monsieur le docteur veut entrer dans la salle, je viens tout de suite; le temps de réciter un Pater, et tout sera prêt... Et toi, Coucou Peter, tu peux aller abreuver le cheval de monsieur le docteur; Nickel est sorti ce matin, pour détourner l’eau sur le grand pré.

—Avec plaisir, la mère, avec plaisir.»

Le ménétrier sortit, et l’illustre philosophe entra dans la salle.

Jamais Frantz Mathéus ne s’était senti plus calme, plus heureux, plus content de lui-même et de la nature; le grand air avait développé son appétit; il entendait le feu pétiller sur l’âtre, le chat miauler sous la table, et dame Catherina balayer le devant de sa porte, en fredonnant le vieux refrain de Karl Ritter:

«Aimez-moi, je vous aimerai!

«Je vous aimerai!

«Je vous aimerai!»

Tantôt il contemplait l’antique horloge de Nuremberg, toute jaune, toute vermoulue, avec son cadran de faïence peint de fleurs brillantes, et son coucou de bois qui chantait l’heure, et l’illustre philosophe ne se lassait pas d’admirer cet ingénieux mécanisme; tantôt il s’arrêtait devant une fenêtre et promenait ses regards éblouis sur la petite place d’Oberbronn.

Là, tout autour de l’auge verdâtre, où tombait un filet d’eau limpide à travers une longue poutre rongée par la mousse, étaient réunies les jeunes filles du village, en manches de chemises, en petites jupes, les jambes et les pieds nus. Elles battaient leur linge, elles criaient, elles s’appelaient l’une l’autre, elles causaient bruyamment, et le bonhomme souriait de leurs manières naïves et de leurs attitudes pleines de grâce.

Bruno buvait dans l’auge, et de temps en temps tournait la tête comme pour saluer Mathéus; Coucou Peter faisait claquer son fouet et contait des douceurs aux fraîches lavandières, qui se moquaient bien de ses belles paroles; mais lorsqu’il voulut, sans doute par vengeance, embrasser la plus jolie de la bande, alors ce furent des cris perçants, des éclats de rire, un tumulte incroyable; toutes fondirent sur lui en l’éclaboussant à grands coups de battoir et de linge humide.

Malgré cette attaque violente, le gaillard ne lâchait pas la petite; il l’embrassait sur le cou, sur la nuque, sur les joues, et criait d’un air joyeux:

«Oh! que c’est bon! oh! tapez, tapez toujours, je m’en moque! Oh! que j’aime ça!»

Et tout le monde se mettait aux fenêtres... et l’on riait... et les vieilles femmes criaient... et les chiens aboyaient... et Coucou Peter, tout rouge, tout mouillé, tout essoufflé, répétait:

Il examina le mélange avec une attention vraiment psychologique. ( Page 14.)


«Encore un petit baiser pour l’amour de la pérégrination des âmes!

—Ah! le coquin! disait Mathéus, quel drôle de disciple j’ai là !»

Enfin, voyant tous les paysans accourir avec leurs bâtons, il enfourcha Bruno, sauta par-dessus l’auge, et entra dans l’écurie en criant:

«Elles sont jolies, les filles d’Oberbronn! oh! Dieu! c’est doux à la bouche comme des cerises, c’est croquant comme des noisettes!»

Puis il voulut tirer le verrou, car les garçons étaient furieux.

Par malheur, le fils du garde-champêtre, Ludwig Spengler, dont il avait embrassé la maîtresse, arriva presque aussitôt que lui et mit son bâton entre le mur et la porte.

Alors tous les autres se précipitèrent dans l’écurie, et mon Coucou Peter, qui criait comme un beau diable, disant:

«Mes amis, mes chers amis, c’était une farce, une petite farce pour rire!» fut étrillé de la bonne manière.

On l’entraîna dehors et les coups de bâton pleuvaient dru comme grêle.

«C’est doux comme des cerises! disait l’un

—C’est croquant comme des noisettes! disait l’autre.

—Oh! que j’aime ça!» criait Ludwig Spengler en frappant à tour de bras.

Mathéus, témoin de l’affaire, criait du haut de la fenêtre.

«Courage, courage, Coucou Peter! accepte cette épreuve anthropo-zoologique avec la résignation d’un philosophe; remercie même ces jeunes gens de ce qu’ils travaillent à ton perfectionnement moral! Depuis longtemps j’ai remarqué que tu appartenais à la famille des bouvreuils, espèce voluptueuse qui se nourrit du bourgeon des fleurs et des fruits les plus délicats. Mais encore quelques leçons comme celle-ci, et j’espère te voir renoncer à ces principes sensuels.»

O noble et sublime animal! (Page 21.)


Le pauvre Coucou Peter courbait les reins et regardait son maître d’un air piteux, comme pour dire: «Je voudrais bien te voir à ma place avec tes principes anthropo-zoologiques! »

Cependant ce petit discours produisit une heureuse diversion en sa faveur: les bons campagnards, frappés de la physionomie auguste et des gestes de l’illustre philosophe, se rapprochèrent de la fenêtre, et le ménétrier profita de ce moment pour s’enfuir et se retrancher dans l’écurie.

La moitié du village se trouvait alors sous les yeux de Mathéus; on formait cercle, on le regardait par-dessus la tête, par-dessus les épaules, chacun était curieux de l’entendre.

Figurez-vous l’enthousiasme du bonhomme; il aurait voulu les embrasser tous, il ne se possédait plus de joie.

«Frantz, se disait-il, voici l’heure de tes prédications; il est clair que l’Être des êtres, le grand Démiourgos, réunit ce nombreux auditoire afin que tu puisses le convertir; il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître ici le doigt de Dieu.»

Son émotion était telle, que pendant quelques secondes il ne put articuler un mot; il se mouchait, il étendait les mains, il ouvrait la bouche; les arguments se présentaient en si grand nombre à son esprit, qu’il ne savait par où commencer; il aurait voulu tout dire à la fois;

Mais enfin le calme descendit au fond de son âme, et d’une voix retentissante il s’écria:

«O nobles habitants d’Oberbronn, êtres privilégiés de la nature, humbles et respectables campagnards, vous ne savez pas combien votre aspect me touche; vous ne savez pas la gloire qui vous attend et les trésors que je vous apporte.»

A ce mot de trésors il se fit une profonde agitation dans la foule; on s’attendait à le voir plonger la main dans un sac et jeter de l’argent par les fenêtres. Les plus éloignés se rapprochèrent bien vite, et Katel la boiteuse, qui se trouvait au premier rang, se mit à jeter des cris aigus; la pauvre femme, voyant les autres passer devant elle, crut qu’on voulait lui prendre sa part.

Cet empressement fit un sensible plaisir à l’illustre philosophe.

«Oui, mes amis, reprit-il d’un accent pathétique, je vous apporte des trésors de sagesse, des trésors de philosophie et de vertu!»

Mais alors ce fut une déception générale.

«Que le diable t’emporte avec tes trésors de sagesse! s’écria Ludwig Spengler; tu m’as l’air d’en avoir plus besoin que nous.»

Mathéus, indigné, s’arrêta court, afin de foudroyer ce malhonnête par une apostrophe grandiose; mais le petit meunier Tapihans s’approcha de la fenêtre, ôta son bonnet de coton et dit:

«Hé ! bonjour, Abraham! que viens-tu donc faire ici? Est-ce que tu veux nous rendre juifs?

—Je ne m’appelle pas Abraham, s’écria l’illustre philosophe. Je suis Frantz Mathéus, docteur en médecine de la faculté de Strasbourg, membre correspondant de...

—Eh! je te connais bien, interrompit le meunier d’un air moqueur, tu t’appelles Abraham Speizer, et, pas plus tard que l’an passé, tu m’as vendu un cheval borgne dont je ne peux plus me défaire... Et même, si je ne me trompe, tu dois être le rabbin de Marmoutier! »

A peine eut-il lâché ces mots, qu’une grande rumeur s’éleva dans la foule:

«Tombons sur le rabbin!—Assommons le rabbin.—Hue! hue sur le juif!

—Mes enfants, vous vous trompez, s’écriait le bonhomme, vos instincts animaux vous aveuglent, écoutez-moi!

Mais personne ne voulait l’entendre, les vieilles commères levaient leurs manches à balais, les hommes leurs triques, quelques-uns cherchaient des pierres; et Mathéus, pâle, interdit, balbutiait des paroles inintelligibles.

Tout à coup, par une inspiration lumineuse, il tourna les talons et s’enfuit dans la cuisine.

Alors les cris et le tumulte redoublèrent au dehors; dame Catherina elle-même en était épouvantée:

«Mon Dieu! s’écria-t-elle, qu’avez-vous donc fait, monsieur le docteur?

—Rien, ma chère dame... rien! bégayait le bonhomme; c’est le meunier... c’est...

—Tapihans?... Ah! le misérable! le misérable! il veut nous séparer, il soulève le village contre nous! Mais sauvez-vous! s’écria-t-elle en lui fourrant une andouille dans la poche, sauvez-vous... nous nous reverrons... vous reviendrez une autre fois!»

L’illustre philosophe n’avait pas besoin de ce conseil, il traversait déjà la cour en balbutiant: «Oui! oui! nous nous reverrons dans les sphères supérieures!»

Puis il s’élança dans l’écurie par la porte de derrière, et vit son disciple qui bouclait les sangles du cheval.

Coucou Peter avait observé la scène par une lucarne qui donnait sur la place, et prévoyant l’issue des prédications, il venait de seller Bruno.

«Eh! eh! maître Frantz, dit-il, vous arrivez bien, j’allais partir sans vous. Il paraît que notre pérégrination des âmes ne prend pas dans ce village!

—Sauvons-nous! dit Mathéus, qui ne savait plus où donner de la tête.

—Oui, je crois que c’est le plus simple; ces gueux de paysans ne sont pas à notre hauteur; montez en croupe, car notre affaire se gâte.»

En même temps il se mit à cheval, et l’illustre docteur grimpa derrière lui avec une dextérité merveilleuse.

Aussitôt Coucou Peter fit sauter la barre, ouvrit la porte et se rua sur la place comme un perdu.

Des clameurs terribles s’élevèrent autour d’eux et Mathéus reçut aussitôt trois coups de trique épouvantables. A chaque coup son disciple criait:

«Aïe! aïe! encore une leçon psychologique! »

Mais l’illustre philosophe ne disait plus rien; il fermait les yeux et se tenait avec tant de force, que le ménétrier pouvait à peine respirer.

Dame Catherina, debout sur le seuil, ses œufs dans une petite écuelle, considérait ce spectacle en poussant des cris plaintifs: elle désespérait du salut de son cher docteur. Mais quand elle vit le cheval s’éloigner au triple galop à travers les cris et les huées de la foule, alors la bonne femme s’essuya les yeux avec le bord de son tablier, et rentra dans la cuisine en exhalant un profond soupir.

«Pauvre cher homme, murmurait-elle, que le ciel te conduise!»

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