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XVII
ОглавлениеLe lendemain, Frantz Mathéus s’éveilla de très-bonne heure; une abondante rosée tombait du ciel et pénétrait lentement sa grande capote brune; l’air était calme, la vallée brumeuse.
Les zigeiners, déjà levés, s’apprêtaient à partir avant le jour; ils chargeaient leur marmite, leurs trombones, leurs cors de chasse et leur grosse caisse; les femmes arrangeaient leur sac d’un mouvement d’épaule, les enfants se blottissaient sur le dos de leur mère. Le vague murmure dé la pluie, qui tombait sur les feuilles, troublait seul le silence de la forêt.
Coucou Peter, trempé comme un canard, n’avait pas quitté sa place auprès du feu, il retournait quelques pommes de terre sous la cendre et paraissait mélancolique.
«Eh bien, lui dit Pfifer-Karl, si tu veux partir avec nous, décide-toi!
—Non, il faut que j’aille prêcher à Saverne.
—Alors, bonne chance, camarade, bonne chance!»
Nachtigall vint aussi lui serrer la main, puis toute la bande se mit en marche. Elle s’éloigna lentement à travers les hautes herbes; de pâles lueurs éclairaient l’horizon, la pluie rayait l’air, mais les bohémiens n’en étaient pas plus tristes: tout en marchant, on les entendait rire et causer entre eux.
«Bon voyage!» leur criait Coucou Peter.
Plusieurs se retournaient et agitaient leurs chapeaux.
Ils disparurent bientôt dans le bois.
Coucou Peter aperçut alors l’illustre philosophe, qui s’abritait sous les bords rabattus de son large feutre.
«Hé ! maître Frantz, s’écria-t-il, la bénédiction de l’Être des êtres va nous faire croître en force, en sagesse et en beauté.
—Oui, mon garçon, répondit Mathéus, chaque jour ajoute de nouvelles épreuves et de nouveaux mérites à notre glorieuse entreprise. »
Il dit ces paroles d’un accent si doux, si résigné, que Coucou Peter en fut ému.
«Monsieur le docteur, dit-il, venez goûter de mes pommes de terre; elles sont farineuses comme des châtaignes.
—Je veux bien, répondit le bonhomme, je veux bien.»
Il vint s’asseoir près de son disciple.
«Les bohémiens sont de braves gens, dit-il en prenant une pomme de terre, ils ne songent pas à ramasser de vaines richesses et vivent au jour le jour, comme les oiseaux du ciel, préférant leur indépendance à tous les faux biens du monde. N’as-tu pas remarqué, mon ami, avec quelle gaieté philosophique ils mangeaient leur soupe aux carottes? Vraiment leur existence n’est pas aussi désagréable qu’on pourrait le croire!
—Vous avez raison, maître Frantz, dit Coucou Peter, pas plus tard que l’année dernière, j’ai voyagé trois mois avec cette bande de zigeiners; nous allions jouer des valses à toutes les foires d’Alsace; nous couchions tantôt dans une grange, tantôt sous un rocher en plein air, et je vous réponds que nous ne vivions pas de faînes et de pommes de pin comme les écureuils. Nous avions tous les jours des œufs, des saucisses et du lard en abondance!
—Et qui vous donnait toutes ces choses?
—Eh! dit Coucou Peter en riant, pendant que nous faisions de la musique à l’un des bouts du village, et que toutes les femmes accouraient à la danse, Nachtigall, la Pie-Noire et deux ou trois autres filaient derrière les jardins. Elles se glissaient dans les maisons; s’il y avait du monde, elles disaient la bonne aventure; mais s’il n’y avait personne, elles décrochaient bien vite le chanvre de dessus le fourneau, le lard de la cheminée; elles prenaient le beurre, les œufs, le pain et vidaient généralement toutes les armoires. Elles en remplissaient leurs grandes poches, car elles ont toujours plusieurs poches sous leurs jupes, et gagnaient le bois... Ah! maître Frantz, s’écria le bon apôtre tout réjoui, il fallait voir la mine des paysans en rentrant chez eux... Ah! ah! ah! quelle mine!... quelle mine!... Et quelles raclées recevaient les femmes!... Ah! ah! ah!
—Tu ris, malheureux! mais sais-tu bien que vous meniez une existence fort criminelle?
—Eh! tout cela ne me regardait pas, monsieur le docteur; je faisais de la musique. Si l’on avait pris ces bohémiennes, qu’est-ce qu’on aurait pu me dire?
—Mais tu vivais du fruit de leurs rapines. Tu n’as donc aucun sentiment du juste et de l’injuste?
—Au contraire, j’ai quitté la bande parce que la conscience me faisait des reproches; chaque fois que j’avais mangé de ces choses, j’entendais une voix intérieure qui me disait: «Prends garde, Coucou Peter, prends garde, on pourrait bien t’arrêter comme un voleur et te mettre en prison.» A force d’entendre cette voix, je devenais triste et je croyais toujours voir des gendarmes derrière moi. Le temps des foires était fini, l’hiver approchait. Un jour qu’il était tombé de la neige, je pris mon violon sous le bras, et malgré les cris de Nachtigall, de Pfifer-Karl et de toute la bande, qui voulait me retenir, je retournai à Saverne. »
Mathéus ne dit plus rien, mais il retira son estime aux zigeiners; il se repentait même d’avoir mangé de leurs pommes de terre.
Cependant le soleil venait de paraître et jetait entre les montagnes un éclair immobile; il était temps de partir, Mathéus remonta sur Bruno.
Coucou Peter prit la bride et se dirigea vers le sommet de la côte, pour sortir des brouillards qui s’étendaient à perte de vue dans la vallée.
Les oiseaux faisaient entendre leur ramage si joyeux du matin; à mesure que la nuit pâlissait, l’air devenait plus vif, plus pénétrant; le sentier de Saverne se retrouva sous les bruyères, et maître Frantz, plus content, félicita son disciple d’avoir quitté les zigeiners.
«Vois-tu, mon ami, dit-il, à quoi peuvent nous entraîner nos passions! Pour quelques saucisses, tu risquais de perdre ton âme immortelle! Souviens-toi que l’homme a trois mobiles dans sa vie: ses instincts sensuels, son égoïsme et la conscience de ses devoirs. Attache-toi toujours à remplir tes devoirs, et tu deviendras un modèle de vertu.
—Eh! s’écria Coucou Peter, avec les leçons psychologiques d’Oberbronn et l’abstinence de la chair, comment diable voulez-vous qu’on ne devienne pas vertueux? S’il ne faut que le jeûne et des coups de bâton pour cela, Dieu merci, nous ne pouvons pas nous plaindre: ces deux choses ne nous ont pas encore manqué. »
Mathéus rit de bon cœur à cette réponse.
«C’est clair, Coucou Peter, dit-il, c’est clair.. nous aurions tort de nous plaindre, car toutes les contrariétés qui nous arrivent ont pour but notre perfectionnement moral.
—Oui, maître Frantz; mais à force de se perfectionner par le jeûne, on se délabre l’estomac et l’on ne rit plus que d’un œil.»
En causant ainsi, ils s’avançaient dans le bois; le soleil plus chaud pénétrait sous le feuillage, et pendant que Bruno suivait au petit pas le sentier bordé de mousse, Coucou Peter cueillait des mûres dont les ronces étaient pleines. Il en avait la bouche toute noire et sifflait gaiement pour répondre aux oiseaux. Les geais passaient par bandes dans les taillis, et plus d’une fois le joyeux ménétrier leur lança son bâton, tant ils étaient proches.
Jusqu’à neuf heures tout alla bien; mais quand les grandes chaleurs du jour arrivèrent et qu’il fallut gravir les pentes rapides du Dagsberg, une tristesse invincible se glissa dans le cœur de Mathéus. On ne rencontrait pas une âme, c’était toujours le murmure des sapins, les vastes pâturages des vallées, où tinte au loin la clochette des génisses, le chant des jeunes pâtres, tour à tour grave ou aigu, qui se prolonge à travers les échos: tout lui rappelait le Graufthal, sa vieille Martha, ses amis absents, et de profonds soupirs soulevaient sa poitrine. Coucou Peter lui-même était rêveur, contre son habitude, et Bruno penchait la tête d’un air mélancolique, comme s’il eût regretté des temps plus heureux.
Bien des fois il fallut reprendre haleine, et seulement vers cinq heures du soir ils atteignirent la vallée de la Zorn, au pied du Haut-Bârr. Alors le ciel se découvrit: au-dessus d’eux serpentait la route de Lorraine; de longues files de voitures, de paysans, de paysannes, avec leurs grandes hottes remplies de légumes, gravissaient la côte; les coups de fouet, le bruit des grelots égayaient le paysage et semblaient annoncer Zabern, la ville des petits pains blancs, des saucisses et de la bière mousseuse. En effet, ils l’aperçurent à l’issue du vallon, et Bruno, sentant l’approche d’un gîte, se mit à galoper avec ardeur. Aux premières maisons Mathéus ralentit sa marche:
«Enfin, dit-il, voici le terme de nos fatigues... les destins vont s’accomplir!»
Là-dessus, maître Frantz et son disciple entrèrent fièrement dans l’ancienne rue des Tanneurs, et, pour dire la vérité, une animation extraordinaire se manifesta sur leur passage. Toutes les fenêtres se garnissaient de figures jeunes et vieilles, en cornettes, en tricornes, en bonnets de coton, tout le monde était curieux de les voir; les habitués du casino s’avançaient sur le balcon, leur queue de billard ou leur journal à la main; les enfants, qui sortaient de l’école, couraient derrière eux le sac au dos; les oies elles-mêmes, qui se promenaient dans la rue, causant entre elles de choses indifférentes, poussèrent tout à coup un cri de triomphe et prirent leur volée jusque sur la place de la Licorne.
«Tu vois, Coucou Peter, dit l’illustre philosophe, quelle sensation produit notre arrivée; en chaque lieu nous sommes reçus avec un nouvel enthousiasme. Pour peu que M. le pasteur nous prête son temple un jour ou deux, nous sommes sûrs de convertir toute la ville. Le plus simple alors sera d’établir des controverses et d’engager le monde à nous faire des objections. Moi, du haut de la chaire, je gronderai comme la foudre, je gémirai sur les égarements du siècle, je frapperai d’une terreur salutaire les incrédules, les sophistes et surtout les indifférents, cette lèpre de la société, ces êtres sans foi ni loi, qui ne pensent à rien, qui ne croient à rien et qui doutent de leur propre existence. O race impure! race de vipères abandonnée aux jouissances sensuelles, vous frémirez! Oui, vous frémirez à la voix de Frantz Mathéus, pleine d’un enthousiasme véritable; vous serez frappés de terreur et vous tomberez à ses genoux. Mais Frantz Mathéus n’est pas cruel, et pourvu que vous reconnaissiez la transformation des corps et la pérégrination des âmes, pourvu que la foi descende dans vos cœurs flétris, tout vous sera pardonné. »
Malgré son exaltation, maître Frantz remarquait fort bien ce qui se passait autour de lui; la vue des gens de loi, qui se promenaient en robe noire devant le tribunal, le rendit tout pensif, et quand, sur la place de la Licorne, une espèce de sergent de ville, coiffé d’un grand chapeau à claque et le bâton sous le bras, se mit à les suivre du regard, sa nature de lièvre se réveillant, l’illustre philosophe se souvint qu’il n’avait pas de passe-port. Heureusement ils venaient d’atteindre la rue des Capucins et se trouvaient en face du presbytère.
«Halte! s’écria Coucou Peter, voici notre auberge.
—Dieu soit loué ! dit Mathéus, nous avons fait une bonne trotte aujourd’hui.»
Il mit pied à terre, et Coucou Peter, toujours sans gêne, s’empressa de conduire le cheval à l’écurie.
En ce moment la voix du pasteur Schweitzer se fit entendre dans la maison.
«Douze louis! s’écriait-il, douze louis! tu perds la tête, Salomon; une vache maigre qui n’est pas même fraîche à lait!
—On me les offre, monsieur Schweitzer.
—Eh bien, donne-la, ta vache, donne-la, mon garçon, je te remercie de la préférence.
—Est-ce que M. le pasteur s’occupe du commerce du bétail? demanda Mathéus.
—Il trafique un peu de tout, répondit Coucou Peter en souriant, c’est un si brave homme! vous allez voir.»
Ils traversaient alors le vestibule, et la discussion s’animait entre le pasteur et le juif.
«Partageons la différence, disait l’un.
—Tu veux te moquer de moi, s’écriait l’autre, dix louis, pas un centime de plus.»
Coucou Peter s’arrêta sur le seuil, et Mathéus, regardant par-dessus l’épaule de son disciple, vit une de ces hautes salles de l’ancien temps, ornée de grands meubles de chêne, de boiseries de chêne, de vastes armoires, de tables massives dont la vue seule vous réjouit le cœur. Au premier abord, il fallait se dire: «Ici on mange bien, on boit bien, on dort bien! La bénédiction du Seigneur repose sur les gens de bonne volonté. Ainsi soit-il!»
Un petit homme gros et gras était assis dans un fauteuil de cuir, son ventre ne faisait qu’un saut du menton jusqu’aux cuisses, et la bonne humeur épanouissait sa figure vermeille. Près de lui se tenait debout un grand gaillard, la blouse serrée autour des reins, le nez crochu et les cheveux d’un roux vif comme le feu.
«Salut, monsieur le pasteur,» s’écria le ménétrier.
Le petit homme se retourna et partit d’un immense éclat de rire.
«Coucou Peter! s’écria-t-il. Ah! ah! ah! d’où vient-il? je vous le demande un peu... d’où sort-il, ce gueux-là ?»
Et repoussant le fauteuil, il étendit ses larges mains comme pour attirer Coucou Peter sur son gros ventre.
Ce fut quelque chose d’attendrissant: on aurait dit deux œufs de Pâques qui voulaient s’embrasser, et Mathéus, témoin de leurs efforts, en avait les larmes aux yeux. Enfin ils y renoncèrent, et Coucou Peter, se tournant vers Mathéus, s’écria:
«Monsieur le pasteur, je vous amène l’illustre docteur Mathéus, le meilleur homme du monde et le plus grand philosophe de l’univers!
—Soyez le bienvenu, soyez le bienvenu, Monsieur, dit le pasteur Schweitzer en secouant la main de maître Frantz; prenez place... Je suis charmé de faire votre connaissance. »
Puis il congédia le juif et courut à la cuisine en criant:
«Grédel! Grédel! voici Coucou Peter!»
Grédel, qui préparait le souper, accourut à l’entrée de la salle; trois ou quatre marmots trébuchaient derrière elle, criant, caquetant, demandant des tartines.
«Bonjour, Grédel, dit Coucou Peter en embrassant sa femme sur les deux joues; ça va bien, ma petite Grédel?
—Oui, mauvais sujet, oui, ça va bien, répondit-elle, moitié riant, moitié sérieuse; tu reviens parce que tu n’as plus le sou, n’est-ce pas?
—Allons, Grédel, allons, sois raisonnable, je ne fais que passer ici, ça ne vaudrait pas la peine de me rendre la vie dure.»
Bruno! mon pauvre Bruno! (Page 46.)
Les enfants s’attachaient à la camisole du ménétrier et l’appelaient nonon Coucou Peter, pour avoir quelque chose, et le pasteur se frottait les mains d’un air joyeux.
Quand Coucou Peter eut bien cajolé sa petite femme, qui n’était déjà pas si maigre; quand il eut pris les enfants dans ses bras, en les embrassant l’un après l’autre, et en leur disant à l’oreille que sa malle allait venir avec toutes sortes de bonnes choses, Grédel rentra dans la cuisine, et Coucou Peter, ainsi que le pasteur et Mathéus, s’installèrent en face d’une vieille bouteille de wolxheim.
Toute la maison avait un air de fête: les enfants chantaient, sifflaient, et couraient dans la rue pour voir arriver la malle; les poules, dont Grédel tordait le cou, jetaient des cris perçants; Coucou Peter racontait ses pérégrinations lointaines, son titre de grand rabbin et ses projets futurs; l’illustre philosophé s’admirait lui-même au milieu de ces histoires merveilleuses, les verres se remplissaient et se vidaient comme d’eux-mêmes, et le gros ventre du pasteur Schweitzer se balançait joyeusement au récit des aventures sans nombre de son ancien camarade.
«Ah! ah! ah! la bonne farce! s’écriait-il; tu ne changeras jamais, Coucou Peter, tu ne changeras jamais, il n’y a que toi pour me faire du bon sang!»
La nuit était venue et l’ombre des maisons voisines s’étendait dans la grande salle, lorsque Grédel apporta de la lumière. Elle venait servir le souper; en un tour de main, elle déploya sur la table une nappe blanche, elle arrangea les couverts et distribua les assiettes dans un ordre convenable. Coucou Peter la regardait avec complaisance; jamais il ne l’avait vue si fraîche, si grasse, si appétissante; il s’étonnait lui-même de n’avoir pas encore découvert tous les agréments de sa femme, et, se levant tout à coup comme transporté d’enthousiasme, il lui passa la main autour de la taille et se mit à valser avec elle en s’écriant:
C’était quelque chose d’admirable! (Page 51.)
«Houpsa! Grédel!... houpsa... houpsasa!...
—Ne fais donc pas le fou! disait-elle, ne fais donc pas le fou!»
Mais il ne l’écoutait pas et tournait toujours en répétant:
«Houpsa! Grédel!... houpsa... houpsasa!... »
Finalement, il lui donna un gros baiser sur le cou et lui dit:
«Tu es pourtant toujours ma petite Grédel, ma bonne petite Grédel, la plus jolie petite Grédel que j’aie rencontrée de ma vie!»
Puis il vint reprendre sa place gravement, se croisa les jambes et parut tout heureux de ce qu’il venait de faire.
Les enfants rentraient alors en criant:
«Nonon Coucou Peter... la malle ne vient pas!...
—Tiens, tiens, dit-il, ça m’étonne... ça m’étonne... Soyez tranquilles... elle viendra... elle viendra!...»
Ces belles paroles ne les arrangeaient pas; la vue des beignets aux pommes, des petits pâtés et de la galette chaude au lard que Grédel venait de servir les remit de bonne humeur. Avant que Mathéus et Coucou Peter eussent pris place, ils étaient assis autour de la table, la serviette au cou, et quand les convives furent rangés et que le ministre, d’une voix solennelle, remercia le Seigneur de tant d’excellentes choses qu’il avait mises au monde pour ses enfants, ce fut un plaisir de les entendre crier tous à la fois: «Amen!»
Le souper se passa gaiement. Tout le monde avait bon appétit; Grédel servait les enfants, Coucou Peter remplissait les verres et portait la santé tantôt de maître Frantz, tantôt de maître Schweitzer. L’illustre philosophe célébrait la pérégrination des âmes, et M. le pasteur faisait l’éloge de sa progéniture avec une tendre bienveillance: Fritz devait être ministre, il n’aimait que la Bible, c’était un enfant plein d’intelligence; Wilhelm avait les plus heureuses dispositions pour le commerce, et Ludwig ne pouvait manquer de devenir général, car il jouait du fifre du matin au soir. Mathéus ne voulait pas contredire les opinions philosophiques de son hôte; mais il pensait que tous indistinctement appartenaient à la famille des pingouins, remarquables par leurs ailes courtes, leur gros ventre et leur gourmandise.
Ce fut une bien douce satisfaction pour l’illustre philosophe de voir se confirmer ses prévisions quand arriva le dessert; ces petits êtres se mirent alors à manger de la crème, des gâteaux et de la tarte avec une avidité surprenante: Fritz croquait des noisettes, Wilhelm fourrait des raisins dans sa poche, et le petit Ludwig buvait le vin de Grédel, chaque fois qu’elle tournait la tête pour sourire à Coucou Peter.
A la fin du repas, M. le pasteur se fit apporter sa pipe d’écume, et, tout en prêtant l’oreille aux discours de maître Frantz, qui lui demandait le temple pour annoncer sa doctrine, il l’alluma; puis, reculant son fauteuil, il lança quelques bouffées en l’air dans une douce quiétude et répondit:
«Illustre philosophe, vous êtes possédé d’une ardeur philosophique vraiment touchante, et je me ferais un véritable plaisir de vous rendre service. Quant au temple, il n’y faut pas songer; je ne puis me susciter à moi-même pour adversaire un foudre d’éloquence tel que vous; ce serait trop exiger de la faiblesse humaine; mais, grâce au ciel, nous avons à Saverne un casino, c’est-à-dire un lieu de réunion pour l’élite de la société. On y trouve des avocats, des juges, des procureurs, tous gens instruits, qui ne demanderont pas mieux que de vous entendre et de profiter de vos lumières. Si vous le désirez...
—Monsieur le pasteur, interrompit Mathéus en se levant, c’est l’Etre des êtres lui-même qui vous inspire la pensée de me conduire en ce lieu. Il n’y a pas une minute à perdre; depuis trop longtemps l’univers gémit dans le doute et l’incertitude.
—Un peu de calme, illustre philosophe, reprit le pasteur. D’abord, il serait bon de cirer vos bottes; je sais bien qu’un esprit supérieur n’entre pas dans ces détails vulgaires, mais des bottes cirées ne peuvent pas nuire à votre éloquence. En outre, Grédel va donner un coup de brosse à votre habit, afin de vous conformer aux bienséances oratoires que recommande Cicéron; alors j’espère avoir fumé ma pipe, et nous partirons à la grâce de Dieu!»
Ces considérations judicieuses décidèrent Mathéus à modérer son impatience. Coucou Peter lui mit la robe de chambre et les pantoufles du pasteur; Grédel courut cirer ses bottes et brosser sa grande capote brune; maître Frantz lui-même se plaça devant le miroir et se fit la barbe, comme il en avait l’habitude au Graufthal; enfin, ayant mis dans la chambre voisine une chemise blanche et terminé tous ses préparatifs, l’illustre philosophe et M. le pasteur s’acheminèrent ensemble vers le casino.
Coucou Peter, qui restait près de Grédel, les suivit jusqu’à la porte une chandelle à la main, et leur souhaita toutes sortes de prospérités.