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IV

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Table des matières

On peut se figurer la joie de Mathéus, quand il se vit sauvé de Jean-Claude et de tous les autres. Les cris lointains du village expirèrent bientôt à son oreille et firent place au vaste silence des forêts.

Alors le bonhomme, louant Dieu de toutes choses, laissa tomber la bride sur le cou de Bruno et remonta tranquillement la côte de Saverne.

Les basques de sa grande capote flottaient en l’air. ( Page 8.)


Le soleil était haut lorsqu’il atteignit la route, et quoique la chaleur donnât d’aplomb sur sa nuque; quoique son échine ruisselât de sueur, et que Bruno s’arrêtât de temps en temps pour brouter quelques touffes d’herbe au bord du sentier, l’illustre philosophe ne s’apercevait de rien. Il se voyait déjà sur le théâtre de ses triomphes, allant de ville en ville, de village en village, foudroyant les sophistes et semant dans le monde les germes bienfaisants de l’anthropo-zoologie.

«Frantz. Mathéus, s’écriait-il, tu es vraiment prédestiné ! A toi seul était réservée la gloire de faire le bonheur du genre humain et de répandre la lumière éternelle! Regarde ces vastes pays, ces villes, ces fermes, ces hameaux, ces chaumières: ils attendent ta venue! Partout se fait sentir le besoin d’une doctrine nouvelle, fondée sur les trois règnes de la nature; partout les hommes gémissent dans le doute et l’incertitude! Frantz, je te la dis sans vanité, mais sans fausse modestie, l’Être des êtres a les yeux fixés sur toi... Marche! marche! et ton nom, comme ceux de Pythagore, de Moïse, de Confucius et des plus sublimes législateurs, retentira d’écho en écho jusqu’à la consommation des siècles!»

L’illustre docteur raisonnait ainsi dans toute la sincérité de son âme, et descendait la côte du Falberg à l’ombre des sapins, quand des cris de joie, des éclats de rire et les sons nasillards d’un violon le tirèrent de ses profondes rêveries.

Il se trouvait alors à deux lieues du Graufthal, en face du cabaret de la Lèchefrite, où les paroissiens de Saint-Jean-des-Choux vont manger des omelettes au lard et faire danser leurs amoureuses. Il y avait justement beaucoup de monde au cabaret: les faucheurs en manches de chemises et les paysannes du voisinage en jupons courts tourbillonnaient comme le vent autour de la tonnelle; ils levaient la jambe, frappaient du pied, faisaient des passes, des doubles passes, des triples passes, et poussaient des cris à fendre les nuages.

Coucou Peter, le ménétrier, le fameux Coucou Peter, fils de Yokel Peter, de Lutzelstein, fêté dans tous les bouchons, dans toutes les brasseries, dans toutes les tavernes de l’Alsace; le bon, le jovial Coucou Peter était assis sur une tonne de bière, au milieu de la gloriette, avec sa grosse camisole de bure, garnie de boutons d’acier larges comme des écus de six livres, avec ses joues fraîches et bien nourries et son feutre surmonté d’une plume de coq; il râclait à tour de bras une vieille valse du pays, et formait à lui seul tout l’orchestre de la Lèchefrite. Le vin, la bière, le kirschen-wasser ruisselaient sur les tables, et de vigoureux baisers, appliqués sans mystère, excitaient la joie universelle.

Malgré tous les soucis que lui donnait l’avenir du monde et de la civilisation, Frantz Mathéus ne put s’empêcher d’admirer ce joyeux spectacle; il fit halte derrière la tonnelle, et rit de bon cœur des embrassades et des scènes amoureuses qu’il découvrait à travers la charmille. Mais tandis que le bonhomme se livrait à ces curieuses observations, tout à coup le ménétrier sauta de son tonneau, et se mit à crier d’une voix retentissante:

«Ah! ah! ah! le docteur, le bon docteur Frantz! c’est vous, monsieur le docteur? Hé donc! laissez-moi passer, vous autres, que je vous amène l’inventeur de la pérégrination des âmes et de la transformation des hommes en pommes de terre!»

Il faut savoir que l’illustre philosophe avait commis l’imprudence de communiquer à Coucou Peter ses méditations psycologico-anthropo-zoologiques, et que celui-ci ne craignait pas de compromettre le système par des allusions inconvenantes.

«Ah! docteur Mathéus, s’écria-t-il en sortant de la tonnelle, vous tombez bien; vive la joie!»

Et, lançant son feutre en l’air, il sauta le fossé, enjamba le treillage, et saisit Bruno par la bride.

Ce fut un hourra général, car toutes ces bonnes gens connaissaient Mathéus

«Vous allez entrer, docteur! prendre un verre de vin, docteur!—Non, un verre de kirschen-wasser.—Par ici, docteur!...»

L’un le prenait au collet, l’autre par le bras, un troisième par la basque de son habit; et l’on criait, et les femmes riaient, et le pauvre Frantz ne savait où donner de la tête.

On conduisit son cheval à l’ombre, on lui fit donner un picotin d’avoine, et deux minutes après l’illustre philosophe se trouvait assis entre Pétrus Bentz le garde-chasse, et Tobie Muller le cabaretier. Devant lui dansait Coucou Peter, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, en jouant le fameux hopser de Lutzelstein avec un entrain vraiment incroyable.

«Prenez donc ma cruche! criait Tobie.

—Monsieur le docteur, disait la petite Suzel, vous boirez bien dans mon verre, n’est-ce pas?»

Et ses lèvres, se relevant par un doux sourire, laissaient voir ses petites dents blanches comme la neige.

«Oui, mon enfant, balbutiait le bonhomme, dont les yeux pétillaient de bonheur, oui, avec plaisir!»

On lui frappait sur l’épaule:

«Monsieur le docteur, avez-vous déjeuné ?

—Non, mon ami.

—Hé ! maître Tobie, une omelette au lard pour le docteur!»

Enfin, au bout de quelques minutes, tout le monde avait repris sa place: les jeunes filles, leurs bras dodus sur la table, les mains entrelacées dans les mains de leurs amoureux; les vieux papas en face de leur canette, les grosses mères contre la charmille.

Coucou Peter fit entendre de nouveau le signal de la danse, et les valses recommencèrent de plus belle.

L’illustre philosophe aurait bien voulu prêcher tout de suite, mais il comprit que cette jeunesse abandonnée aux plaisirs n’était pas en état d’écouter sa parole avec tout le recueillement désirable.

Dans l’intervalle de deux galops, Coucou Peter revint pour vider son verre, et s’écria:

«Eh bien, docteur Frantz, vos jambes doivent s’engourdir; prenez-moi donc une de ces jolies poulettes, et en avant deux! Voyez cette petite Grédel, là-bas, comme c’est tourné, comme c’est appétissant! Quelle taille! quels yeux! quels jolis pieds! Grédel! viens donc par ici. Est-ce que le cœur ne vous en dit pas?»

La jeune paysanne s’était approchée en souriant; elle était délicieuse avec son béguin noir et son corset de velours tout parsemé de paillettes scintillantes.

«Que voulez-vous donc, Coucou Peter? fit-elle d’un air malin.

—Ce que je veux, dit le ménétrier en la prenant par son petit menton bien arrondi, rose et frais comme une pêche; ce que je veux?... Ah! si j’avais mes vingt ans... si nous avions nos vingt ans, papa Mathéus!»

Il appliqua la main sur son estomac avec expression, et poussa un soupir à fendre l’âme.

La petite baissait les yeux et murmurait d’une voix timide:

«Vous voulez rire, Coucou Peter... bien sûr... vous voulez rire.

—Rire! rire! dis plutôt, ma jolie Grédel, que je voudrais pleurer... Ah! si j’avais mes vingt ans, comme je rirais, Grédel, comme je rirais!»

Il se tut un instant d’un air mélancolique, puis se tournant vers Mathéus, qui rougissait jusqu’aux oreilles:

«A propos, docteur Frantz, s’écria-t-il, où diable allez-vous de si grand matin? Il a fallu partir au petit jour, pour être sur la côte avant midi.

—Je vais prêcher ma doctrine, répondit Mathéus d’un ton simple et naturel.

—Votre doctrine! fit Coucou Peter en ouvrant de grands yeux, votre doctrine!»

Il resta quelques secondes tout ébahi; mais bientôt, partant d’un éclat de rire:

«Ah! ah! ah! la bonne farce, s’écria-t-il, la bonne farce! Ah! ah! ah! docteur Frantz, je ne vous aurais jamais cru si farceur!

—Que trouves-tu donc là de si comique? Ne t’ai-je pas dit cent fois au Graufthal que je partirais tôt ou tard? Il me semble que c’est tout simple.

—Ah bah! vous allez prêcher comme ça?

—Sans doute.

—Vous allez annoncer votre pérégrination des âmes, votre transformation des plantes en animaux et des animaux en hommes?

—Oui, mon garçon, avec beaucoup d’autres choses non moins remarquables, et que je n’ai pas eu le temps de te faire connaître.

—Mais dites donc, vous avez garni votre ceinture, au moins? C’est un article très-important pour les prédications.

—Moi! s’écria Mathéus transporté d’un noble orgueil, je n’ai pas emporté un liard! pas un kreutzer! Quand on possède la vérité, on est toujours assez riche.

—On est toujours assez riche... répéta le ménétrier; tiens, tiens, tiens! c’est drôle... c’est tout à fait drôle!»

Les paysans venaient de se réunir autour d’eux; et, sans comprendre cette scène, ils voyaient bien, à la figure de Coucou Peter, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Tout à coup le ménétrier se prit à danser, il agita son feutre d’un air joyeux et s’écria:

«Eh! eh! j’en suis... ça me va!»

Puis se tournant vers la foule, étonnée de ses manières étranges:

«Regardez-moi bien, vous autres, s’écria-t-il, je suis le prophète Coucou Peter!... ah! ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça, ni moi non plus! Voici mon maître... Nous allons prêcher dans l’univers!... Moi, je marche en avant: crin-crin! crin-crin! crin-crin! Le monde arrive, nous annonçons la pérégrination des âmes; ça flatte le public, et houpsasa! on mange bien, on boit bien, on roule sa bosse, et houpsasa! on couche par ici, on se promène par là, et houp et houp et houpsasa!»

Il sautait, il riait, il se démenait, enfin on aurait dit un véritable fou.

«Papa Mathéus, criait-il, je vous suis, je ne vous quitte plus!»

L’illustre docteur n’osait prendre ses paroles au sérieux; mais il ne conserva plus aucun doute, lorsqu’il le vit se dresser sur son tonneau et s’écrier avec force:

«Nous vous faisons savoir qu’au lieu de s’envoler au ciel comme dans les anciens temps, l’âme des hommes et des femmes rentre dans le corps des animaux, et celle des animaux dans les plantes, arbres ou légumes, ça dépend de leur conduite; et qu’au lieu d’être venus dans ce monde par le moyen d’Adam et d’Ève, ainsi que plusieurs le disent, nous avons été d’abord choux, raves, carottes, poissons ou autres animaux à deux ou quatre pattes, ce qui est beaucoup plus simple et plus facile à croire. C’est l’illustre docteur Frantz Mathéus, mon maître, qui a découvert ces choses, et vous nous ferez plaisir de les raconter à vos amis et connaissances.»

Sur ce, Coucou Peter descendit de son tonneau, agita son feutre et vint se placer gravement à côté de Mathéus en s’écriant:

«Maître, j’abandonne tout pour vous suivre! »

Mathéus, attendri par le vin blanc, se mit à verser de douces larmes.

«Coucou Peter, s’écria-t-il, je te proclame à la face du ciel mon premier disciple! Tu seras la première pierre du nouvel édifice fondé sur les trois règnes de la nature. Tes paroles ont retenti dans mon cœur; je te reconnais digne de consacrer ta vie à cette noble cause.»

Et il l’embrassa sur les deux joues.

Tous les paysans étaient émerveillés de ce spectacle; cependant, quand ils virent le ménétrier remettre son violon dans sa gibecière, un vague murmure s’éleva de toutes parts, et, sans leur respect pour Frantz Mathéus, ils se seraient emportés. Mais l’illustre philosophe se leva et leur dit:

«Mes enfants, nous avons passé bien des années ensemble; la plupart d’entre vous, je les ai vus grandir sous mes yeux, d’autres ont été mes amis. Vous le savez, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu; je n’ai jamais épargné mes peines pour vous rendre service, ni mes soins, ni ma petite fortune, fruit des pénibles travaux de mon père!Aujourd’hui l’univers me réclame, je me dois à l’humanité ; quittons-nous bons amis et pensez quelquefois à Frantz Mathéus, qui vous a tant aimés!»

En prononçant ces derniers mots, les larmes étouffèrent sa voix, et il fallut le conduire jusqu’auprès de son cheval en le soutenant, tant il était ému.

Tous pleuraient et regrettaient cet excellent médecin, le père des pauvres, le consolateur des malheureux.

On le vit s’éloigner au petit pas, la tête inclinée dans ses mains; personne ne disait une parole, ne poussait un cri, de crainte d’augmenter sa douleur, et tous sentaient bien qu’ils faisaient une perte irréparable.

Coucou Peter, son chapeau sur l’oreille, sa gibecière en sautoir, le suivait, fier comme un coq; il se tournait de temps en temps et semblait dire: «Maintenant je me moque de vous, je suis prophète! le prophète Coucou Peter, et houp et houp et houpsasa!»

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