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Table des matières

Les cris des marchands de légumes éveillèrent Frantz Mathéus de grand matin. Déjà les brouillards du Rhin couvraient la ville, de lourdes voitures ébranlaient le pavé.

Quelle différence avec son petit hameau du Graufthal, si calme, si paisible dans sa vallée de sapins! A peine le vague murmure du feuillage, le gazouillement des oiseaux, les causeries joyeuses des commères sur le seuil de leurs maisonnettes troublaient-ils son repos matinal! Comme les moindres soupirs, le plus léger bruit s’entendaient bien là-bas au milieu du silence! Qu’il était doux de rêver au grand Démiourgos, en attendant que la bonne vieille Martha vint vous apporter vos pantoufles!

Longtemps l’illustre philosophe, le coude sur l’oreiller, se représenta ce bonheur domestique, ces paysages si calmes de la montagne, les petits sentiers fuyant sous les bruyères, le doux murmure de la Zinsel dans son lit sablonneux; puis le pêcheur remontant le cours de la rivière, sa grande perche et son large filet sur l’épaule; le braconnier trempé de rosée, rentrant au petit jour, sa carabine sous le bras; le bûcheron dans sa hutte fumeuse, sa hachette à la ceinture. Jean Claude Wachtmann lui-même, avec son petit tricorne et son grand nez, lui paraissait alors un être privilégié de la nature, jouissant d’un bonheur immense, incalculable. Tandis que lui, pauvre exilé, sans feu ni lieu, repoussé de toutes parts, n’ayant pas même une pierre pour reposer sa tête, il se considérait comme le plus malheureux, le plus abandonné des êtres de ce monde! Ah! s’il n’avait pas eu cette haute mission à remplir! s’il n’avait pas été prédestiné, dès l’origine des siècles, à la destruction du sophisme et des préjuges! Mais cette haute mission elle-même, que d’amertume, que de malheurs, que de déceptions elle lui avait suscités! Hélas!, pauvre Mathéus! comment pourrait-il l’accomplir? où irait-il en sortant de la brasserie? que ferait-il le soir du même jour?

Au milieu de ces pensées désolantes, le bonhomme s’habilla; il descendit lentement l’escalier et se trouva dans la grande salle.

Lorsqu’il entra, les fenêtres étaient ouvertes; les servantes arrosaient et balayaient le plancher; madame Müller remplissait de fruits et de tartines les petits paniers de ses enfants pour les envoyer à l’école; c’était une scène d’animation qui lui fit oublier un peu ses réflexions sur la difficulté de convertir l’univers. D’ailleurs Kasper Müller et Coucou Peter, assis près de l’une des petites tables de la salle, l’accueillirent par de si joyeuses exclamations, qu’il reprit un peu courage.

«Hé ! bonjour, mon cher monsieur! comment avez-vous passé la nuit?

—Vous arrivez au bon moment, maître Frantz, on va servir le déjeuner.

—Prenez donc place, monsieur le docteur; Catherine, voici le monsieur dont je t’ai parlé.

—Ah! monsieur, soyez le bienvenu, je suis heureuse de vous connaître... on m’a dit tant de bien de vous!»

C’est ainsi que fut reçu le bon docteur; on s’empressa de lui faire place à table, et mademoiselle Charlotte apparut aussitôt avec deux cafetières pour servir le café à la crème.

Dans cette circonstance, l’illustre philosophe eut encore l’occasion de remarquer l’esprit sensuel de son disciple.

En effet, comme Charlotte lui versait le café, il s’écria:

«Donnez-moi beaucoup de café, je vous dirai pourquoi.»

Mathéus avait beau lui faire signe de modérer sa gourmandise, cela ne l’empêcha point de dire encore:

«Donnez-moi beaucoup de crème, je vous dirai pourquoi.

—Très-bien, monsieur, dit Charlotte en remplissant sa tasse jusqu’au bord, très-bien!»

Puis elle déposa ses cafetières sur la table pour attendre l’explication de Coucou Peter.

«Eh bien! qu’attendez-vous, ma petite commère? demanda le joyeux ménétrier.

—Que vous me disiez pourquoi vous m’avez demandé beaucoup de crème et beaucoup de café.

—Ah! c’est parce que je mets beaucoup de sucre, fit-il tranquillement.»

Alors tout le monde se mit à rire de sa réponse, et Mathéus n’osa point lui faire de reproches.

Pendant le déjeuner, qui se passa gaiement, l’illustre philosophe n’eut pas le temps de réfléchir à ses projets futurs; mais, vers la fin, en songeant qu’il faudrait bientôt partir, et ne sachant encore où aller, la figure du bonhomme reprit tout son sérieux.

Kasper Müller semblait lire au fond de son âme.

«Monsieur le docteur, dit-il tout à coup, il faut que vous me fassiez une promesse.

—Ah! mon cher ami, tout ce qu’il me sera possible de faire pour vous, je le ferai de bon cœur.

—Eh bien! c’est convenu, écoutez-moi donc. Si votre séjour doit se prolonger ici, je désire que vous profitiez de ma table et de mon logement.»

Maître Frantz fit un geste comme pour se lever, mais Kasper Müller lui posant la main sur le bras:

«Écoutez-moi jusqu’au bout, vous me répondrez ensuite. Une personne de plus ou de moins dans ma maison ne signifie rien...

—Ni deux non plus, ajouta Coucou Peter; quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre.»

Mais Kasper Müller ne fit pas attention à cette remarque et poursuivit:

«J’ai votre promesse! Maintenant, si vous me consultiez sur vos projets grandioses, je vous dirais franchement qu’à votre place je retournerais au Graufthal!»

Maître Frantz regarda son hôte d’un œil attendri, et cependant sans répondre; on voyait qu’une grande résolution se débattait dans son cœur.

«J’irais au Graufthal, reprit Kasper Müller avec force, d’abord parce que je pourrais y faire plus de bien que partout ailleurs, ensuite parce que les hommes ne valent pas la peine qu’on se dévoue pour eux; qu’ils ne vous comprennent pas ou ne veulent pas vous comprendre, et que Dieu saura toujours éclairer ses enfants quand il le voudra; parce qu’enfin, à votre place, je croirais avoir acquis le droit de me reposer!»

Kasper Müller parlait d’une voix fermé ; chacune de ses paroles partait du cœur.

Maître Frantz pâlissait et rougissait tour à tour; il se cacha le visage des deux mains et s’écria:

Il s’assit tout rêveur en face de l’âtre. (Page 63.)


«Croyez-vous que j’ai assez fait pour le genre humain? que la postérité ne me fera point de reproches? que j’ai rempli mon devoir?

—Si vous avez assez fait! Quel philosophe peut se vanter d’en avoir fait autant que vous? d’avoir rempli ses devoirs comme vous? d’avoir tout sacrifié pour sa doctrine? Allons, mon cher et respectable ami, ne versez point de larmes; quand on s’est comporté comme vous, il ne faut point en répandre. Le témoignage de votre propre conscience doit vous suffire!»

Ces paroles bienveillantes adoucissaient l’angoisse de maître Frantz; ses larmes coulaient sans effort et comme d’une source; il se sentait vaincu par la fortune, et par les conseils judicieux d’un honnête homme. Mais Coucou Peter, voyant qu’il allait perdre sa place de grand rabbin, frappa sur la table et s’écria:

«Eh bien! moi, je dis que nous sommes sûrs de convertir l’univers! Ce n’est pas au plus beau moment qu’il faut quitter la partie, que diable! Et cette place de grand rabbin qu’on m’a promise! car vous me l’avez promise, maître Frantz, vous ne direz pas le contraire! »

Mathéus ne répondit pas, il n’en avait ni la force ni le courage; mais Kasper Müller, posant la main sur l’épaule du bon apôtre, lui dit:

«J’ai une place pour toi, camarade, une place qui te conviendra mieux que celle de grand rabbin. J’ai une place de garçon brasseur vacante dans ma cave: trente francs par mois, le logement, la nourriture et la générosité des pratiques... Hein? qu’en dis-tu?»

On ne pouvait rien voir de plus triste que ce bon docteur. (Page 68.)


Alors la grosse face de Coucou Peter s’épanouit de satisfaction.

«Hé ! maître Kasper, s’écria-t-il, vous avez une manière de prendre les gens par leur faible...

—Tu renonces donc à la dignité de grand rabbin? fit le brasseur.

—Parbleu! puisque maître Frantz...

—Non, non, c’est à toi qu’il appartient de décider la question.

—Ma foi! dit Coucou Peter en se levant, vive la cave! ma véritable place est dans la cave!»

Dès que son disciple eut déserté la doctrine, l’illustre philosophe respira, et levant les mains:

«L’Être des êtres a décidé, dit-il, que sa volonté soit faite!»

Ce furent ses seules paroles de regret; car songeant qu’il retournerait au Graufthal, une joie si grande, si complète descendit au fond de son âme, que nulle expression ne saurait la rendre. Autant il avait eu d’ardeur à quitter le hameau, autant il en éprouvait alors à le revoir. La femme du brasseur se joignit à son mari, et lui représenta qu’il avait besoin de se reposer un ou deux jours; mais ce fut impossible.

«Il faut que je parte, disait-il en parcourant la grande salle, il faut que je parte...; ne me retenez pas, ma chère dame, je serais désolé de vous refuser. Les destins sont accomplis! Coucou Peter, va seller Bruno! va, Coucou Peter, le plus tôt sera le mieux! Ah! mes chers amis, si vous saviez quel poids vous avez soulevé de mon cœur! Depuis deux jours je ne respirais plus; chaque pas qui m’éloignait du Graufthal m’accablait de tristesse; mais je vais partir... grâce au ciel, je m’en retourne!»

Maître Kasper, le voyant si décidé, n’insista plus; il sortit avec Coucou Peter et l’aida lui-même à seller le cheval. Maître Frantz les avait suivis et tournait autour d’eux, sans pouvoir déguiser son impatience. Enfin, voyant que tout était prêt, le bonhomme jeta ses bras avec effusion au cou de maître Kasper, en s’écriant:

«O noble cœur, digne fils de Georges Müller, je n’oublierai jamais les services que vous m’avez rendus! puisse l’Être des êtres répandre ses bénédictions sur vous et sur toute votre famille!»

Il embrassa de même dame Catherine, puis Coucou Peter qui sanglotait.

Enfin il mettait le pied à l’étrier avec une vivacité singulière, quand il se sentit retenu par la grande basque de sa capote; en même temps Coucou Peter lui glissa quelque chose dans la poche.

«Que fais-tu là, mon ami? demanda maître Frantz.

—Rien, monsieur le docteur, rien... ce sont les arrhes que m’a données mon nouveau maître... Maintenant que vous n’êtes plus prophète, vous aurez besoin d’argent. Mais souvenez-vous que votre route est par Wasselonne, Marmoutier et Saverne Vous vous arrêterez à la Corne d’abondance, ne vous laissez pas étriller par les aubergistes, monsieur le docteur, vous êtes trop bon!»

Pendant ce discours, Mathéus considérait son disciple avec un attendrissement inexprimable.

«O Coucou Peter, Coucou Peter, s’écria-t-il, quel homme tu serais, si les funestes instincts de la chair n’avaient pas tant d’empire sur toi! Quel bon cœur! quelle simplicité naturelle! quel esprit de justice! Tu serais parfait!»

Et ils s’embrassèrent de nouveau en pleurant.

«Ah! bah! maître Frantz, murmurait le disciple, ne parlez pas de tout ça, je serais capable de vous suivre et de ne boire que de l’eau pour rester avec vous!»

Enfin le bon docteur réussit à se mettre en selle et s’éloigna en répétant:

«Puisse l’Être des êtres vous récompenser tous; puisse-t-il répandre ses bienfaits sur vous!—Adieu, je vous aime bien!...»

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