Читать книгу Contes et romans populaires - Erckmann-Chatrian - Страница 45

XIII

Оглавление

Table des matières

Sperver venait de partir, emportant Lieverlé dans son manteau. J’avais refusé de le suivre; mon devoir, à moi, me retenait près de la vieille, je ne pouvais abandonner cette malheureuse sans manquer à ma conscience.

D’ailleurs, il faut bien le dire, j’étais curieux de voir de près cet être bizarre; aussi le piqueur avait à peine disparu dans les ténèbres du défilé, que je gravissais déjà le sentier de la caverne.

Là m’attendait un spectacle étrange.

Sur un grand manteau de fourrure blanche était étendue la vieille dans sa longue robe pourpre, les mains crispées sur sa poitrine, une flèche d’or dans ses cheveux gris.

Je vivrais mille ans que l’image de cette femme ne s’effacerait pas de mon esprit; cette tête de vautour agitée par les derniers tressaillements de la vie, l’œil fixe et la bouche entr’ ouverte, était formidable à voir. Telle devait être à sa dernière heure la terrible reine Frédégonde.

Le baron, à genoux près d’elle, essayait de la ranimer; mais au premier coup d’œil, je vis que la malheureuse était perdue, et ce n’est pas sans un sentiment de pitié profonde, que je me baissai pour lui prendre le bras.

«Ne touchez pas à madame, s’écria le jeune homme d’un accent irrité ; je vous le défends!

—Je suis médecin, Monseigneur.»

Il m’observa quelques secondes en silence, puis se relevant:

«Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il à voix basse, pardonnez-moi!»

Il était devenu tout pâle, ses lèvres tremblaient.

Au bout d’un instant il reprit:

«Que pensez-vous?

—C’est fini... Elle est morte!»

Alors, sans répondre un mot, il s’assit sur une large pierre, le front dans sa main, le coude sur le genou, l’œil fixe, comme anéanti.

Moi je m’accroupis près du feu, regardant la flamme grimper à la voûte de la caverne et projeter des lueurs de cuivre rouge sur la face rigide de la vieille.

Nous étions là depuis une heure, immobiles comme deux statues, quand, relevant tout à coup la tête, le baron me dit:

«Monsieur, tout ceci me confond!... Voici ma mère... depuis vingt-six ans je croyais la connaître... et voilà que tout un monde de mystères et d’horreur s’ouvre devant mes yeux!... Vous êtes médecin... avez-vous jamais rien vu d’aussi épouvantable?

—Monseigneur, lui répondis-je, le comte de Nideck est atteint d’une maladie qui offre un singulier caractère de ressemblance avec celle de madame votre mère. Si vous avez assez de confiance en moi pour me communiquer les faits dont vous avez dû être témoin, je vous confierai volontiers ceux qui sont à ma connaissance, car cet échange pourrait peut-être m’offrir un moyen de sauver mon malade.

—Volontiers, Monsieur,» fit-il.

Et sans autre transition il me raconta que la baronne de Blouderic, appartenant à l’une des plus grandes familles de la Saxe, faisait chaque année, vers l’automne, un voyage en Italie, accompagnée d’un vieux serviteur qui possédait seul toute sa confiance; que cet homme, étant sur le point de mourir, avait désiré voir en particulier le fils de son ancien maître, et qu’à cette heure suprême, tourmenté sans doute par quelques remords, il avait dit au jeune homme que le voyage de sa mère en Italie n’était qu’un prétexte pour se livrer à des excursions dans le Schwartz-Wald, dont lui-même ne connaissait pas le but, mais qui devaient avoir quelque chose d’épouvantable, car la baronne en revenait exténuée, déguenillée, presque mourante, et qu’il lui fallait plusieurs semaines de repos pour se remettre des fatigues horribles de ces quelques jours.

Voilà ce que le vieux domestique avait raconté simplement au jeune baron, croyant accomplir en cela son devoir.

Le fils, voulant à tout prix savoir à quoi s’en tenir, avait vérifié l’année même ce fait incompréhensible en suivant sa mère d’abord jusqu’à Baden. Il l’avait vue ensuite s’enfoncer dans les gorges du Schwartz-Wald et l’avait suivie pour ainsi dire pas à pas. Ces traces que Sébalt avait remarquées dans la montagne, c’étaient les siennes.

Quand le baron m’eut fait cette confidence, je ne crus pas devoir lui cacher l’influence bizarre que l’apparition de la vieille exerçait sur l’état de santé du comte, ni les autres circonstances de ce drame.

Nous demeurâmes tous deux confondus de la coïncidence de ces faits, de l’attraction mystérieuse que ces êtres exerçaient l’un sur l’autre sans se connaître, de l’action tragique qu’ils représentaient à leur insu, de la connaissance que la vieille avait du château, de ses issues les plus secrètes, sans l’avoir jamais vu précédemment, du costume qu’elle avait découvert pour cette représentation, et qui ne pouvait avoir été pris qu’au fond de quelque retraite mystérieuse, que la lucidité magnétique seule lui avait révélée. Enfin, nous demeurâmes d’accord que tout est épouvantement dans notre existence, et que le mystère de la mort est peut-être le moindre des secrets que Dieu se réserve, quoiqu’il nous paraisse le plus important.

Cependant la nuit commençait à pâlir. Au loin, bien loin, une chouette sonnait la retraite des ténèbres, de cette voix étrange qui semble sortir d’un goulot de bouteille. Bientôt se fit entendre un hennissement dans les profondeurs du défilé ; puis, aux premières lueurs du jour, nous vîmes apparaître un traîneau conduit par le domestique du baron. Il était couvert de paille et de literies. On y chargea la vieille.

Moi, je remontai sur mon cheval, qui ne paraissait pas fâché de se dégourdir les jambes, étant resté la moitié de la nuit les pieds sur la glace. J’accompagnai le traîneau jusqu’à la sortie du défilé, et nous étant salués gravement, comme cela se pratique entre seigneurs et bourgeois, ils prirent à gauche vers Hirschland, et moi je me dirigeai vers les tours du Nideck.

A neuf heures, j’étais en présence de mademoiselle Odile et je l’instruisais des événements qui venaient de s’accomplir.

M’étant rendu ensuite près du comte, je le trouvai dans un état fort satisfaisant. Il éprouvait une grande faiblesse, bien naturelle après les crises terribles qu’il venait de traverser; mais il avait repris possession de lui-même et la fièvre avait complétement disparu depuis la veille au soir.

Tout marchait vers une guérison prochaine.

Quelques jours plus tard, voyant le vieux seigneur en pleine convalescence, je voulus retourner à Fribourg, mais il me pria si instamment de fixer mon séjour au Nideck et me fit des conditions tellement honnêtes à tous égards, qu’il me fut impossible de me refuser à son désir.

Je me souviendrai longtemps de la première chasse au sanglier que j’eus l’honneur de faire avec le comte, et surtout de la magnifique rentrée aux flambeaux, après avoir battu les neiges du Schwartz-Wald douze heures de suite sans quitter l’étrier.

Je venais de souper et je montais à la tour de Hugues brisé de fatigue, quand passant devant la chambre de Sperver, dont la porte se trouvait entr’ouverte, des cris joyeux frappérent mes oreilles. Je m’arrêtai, et le plus agréable spectacle s’offrit à mes regards: autour de la table en chêne massif, se pressaient vingt figures épanouies. Deux lampes de fer, suspendues à la voûte, éclairaient toutes ces faces larges, carrées, bien portantes.

Les verres s’entre-choquaient!...

Là se trouvait Sperver avec son front osseux, ses moustaches humides, ses yeux étincelants et sa chevelure grise ébouriffée; il avait à sa droite Marie Lagoutte, à sa gauche Knapwurst; une teinte rose colorait ses joues brunies au grand air, il levait l’antique hanap d’argent ciselé, noirci par les siècles, et sur sa poitrine brillait la plaque du baudrier, car, selon son habitude, il portait le costume de chasse.

C’était une belle figure simple et joyeuse. Les joues de Marie Lagoutte avaient de petites flammes rouges, et son grand bonnet de tulle semblait prendre la volée; elle riait, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Quant à Knapwurst, accroupi dans son fauteuil, la tête à la hauteur du coude de Sperver, vous eussiez dit une gourde énorme. Puis venait Tobie Offenloch, comme barbouillé de lie de vin, tant il était rouge, sa perruque au bâton de sa chaise, sa jambe de bois en affût sous la table. Et, plus loin, la longue figure mélancolique de Sébalt, qui riait tout bas en regardant au fond de son verre.

Il y avait aussi les gens de service, les domestiques et les servantes; enfin tout ce petit monde qui vit et prospère autour des grandes familles, comme la mousse, le lierre et le volubilis au pied du chêne.

Les yeux étaient voilés de douces larmes: la vigne du Seigneur pleurait d’attendrissement!

Sur la table, un énorme jambon, à cercles pourpres concentriques, attirait d’abord les regards. Puis venaient les longues bouteilles de vin du Rhin, éparses au milieu des plats fleuronnés, des pipes d’Ulm à chaînette d’argent et des grands couteaux à lame luisante.

La lumière de la lampe répandait sur tout cela sa belle teinte couleur d’ambre, et laissait dans l’ombre les vieilles murailles grises, où se roulaient en cercles d’or les trompes, les cors et les cornets de chasse du piqueur.

Rien de plus original que ce tableau.

La voûte chantait.

Sperver, comme je l’ai dit, levait le hanap; il entonnait l’air du burgrave Hatto-le-Noir:

Je suis le roi de ces montagnes!

tandis que la rosée vermeille de l’affenthâl tremblotait à chaque poil de ses moustaches. A mon aspect, il s’interrompit, et me tendant la main:

«Fritz, dit-il, tu nous manquais. Il y a longtemps que je ne me suis senti aussi heureux que ce soir. Sois le bienvenu!»

Comme je le regardais avec étonnement, car depuis la mort de Lieverlé je ne me rappelais pas l’avoir vu sourire, il ajouta d’un air grave:

«Nous célébrons le rétablissement de monseigneur, et Knapwurst nous raconte des histoires! »

Tout le monde s’était retourné.

Les plus joyeuses acclamations me saluèrent.

Je fus entraîné par Sébalt, installé près de Marie Lagoutte, et mis en possession d’un grand verre de Bohême, avant d’être revenu de mon ébahissement.

La vieille salle bourdonnait d’éclats de rire, et Sperver, m’entourant le cou de son bras gauche, la coupe haute, la figure sévère comme tout brave cœur qui a un peu trop bu, s’écriait:

«Voilà mon fils!... Lui et moi... moi et lui... jusqu’à la mort!... A la santé du docteur Fritz!...»

Knapwurst, debout sur la traverse de son fauteuil, comme une rave fendue en deux, se penchait vers moi et me tendait son verre. Marie Lagoutte faisait voler les grandes ailes de son bavolet, et Sébalt, droit devant sa chaise, grand et maigre comme l’ombre du Wildjaëger debout dans les hautes bruyères, répétait: «A la santé du docteur Fritz!» pendant que des flocons de mousse ruisselaient de sa coupe, et s’éparpillaient sur les dalles.

Il y eut un moment de silence. Tout le monde buvait, puis un seul choc: tous les verres touchaient la table à la fois.

«Bravo!» s’écria Sperver.

Puis se tournant vers moi:

«Fritz, dit-il, nous avons déjà porté la santé du comte et celle de mademoiselle Odile. Tu vas en faire autant!»

Il me fallut par deux fois vider le hanap, sous les yeux de la salle attentive. Alors, je devins grave à mon tour, et je trouvai tous les objets lumineux; les figures sortaient de l’ombre pour me regarder de plus près: il y en avait de jeunes et de vieilles, de belles et de laides; mais toutes me parurent bonnes, bienveillantes et tendres. Les plus jeunes pourtant, mes yeux les attiraient du bout de la salle, et nous échangions ensemble de longs regards pleins de sympathie.

Sperver fredonnait et riait toujours. Tout à coup, posant la main sur la bosse du nain:

«Silence! dit-il, voici Knapwurst, notre archiviste, qui va parler!... Cette bosse, voyez-vous, c’est l’écho de l’antique manoir du Nideck!»

Le petit bossu, bien loin de se fâcher d’un tel compliment, regarda le piqueur avec attendrissement et dit:

«Et toi, Sperver, tu es un de ces vieux reiters dont je vous ai raconté l’histoire!... Oui, tu as le bras, la moustache et le cœur d’un vieux reiter! Si cette fenêtre s’ouvrait et que l’un d’eux, allongeant le bras du milieu des ombres, te tendît la main, que dirais-tu?

—Je lui serrerais la main et je lui dirais: «Camarade, viens t’asseoir avec nous. Le vin est aussi bon et les filles aussi jolies que du temps de Hugues. Regarde!»

Et Sperver montrait la brillante jeunesse qui riait autour de la table.

Elles étaient bien jolies, les filles du Nideck: les unes rougissaient de joie, d’autres levaient lentement leurs cils blonds voilant un regard d’azur, et je m’étonnais de n’avoir pas encore remarqué ces roses blanches, épanouies sur les tourelles du vieux manoir.

«Silence!... s’écria Sperver pour la seconde fois. Notre ami Knapwurst va nous répéter la légende qu’il nous racontait tout à l’heure.

—Pourquoi pas une autre? dit le bossu.

—Celle-là me plaît!

—J’en sais de plus belles.

—Knapwurst! fit le piqueur en levant le doigt d’un air grave, j’ai des raisons pour entendre la même; fais-la courte si tu veux. Elle dit bien des choses. Et toi, Fritz, écoute!»

Le nain, à moitié gris, posa ses deux coudes sur la table, et les joues relevées sur les poings, les yeux à fleur de tête, il s’écria d’une voix perçante:

«Eh bien donc! Bernard Hertzog rapporte

«que le burgrave Hugues, surnommé le Loup,

«étant devenu vieux, se couvrit du chaperon:

«c’était un bonnet de mailles, qui emboîtait

«tout le haume quand le chevalier combat-

«tait. Quand il voulait prendre l’air, il ôtait

«son casque, et se couvrait du bonnet. Alors

«les lambrequins retombaient sur ses épaules.

«Jusqu’à quatre-vingt-deux ans, Hugues

«n’avait pas quitté son armure, mais, à cet

«âge, il respirait avec peine.

«Il fit venir Otto de Burlach, son chapelain,

«Hugues, son fils aîné, son second fils Bar-

«thold, et sa fille, Berthe-la-Rousse, femme d’un

«chef saxon nommé Blouderic, et leur dit:

—«Votre mère la Louve m’a prêté sa

«griffe...son sang s’est mêlé au mien..... Il

«va renaître par vous de siècle en siècle, et

«pleurer dans les neiges du Schwartz-Wald!

«Les uns diront: c’est la bise qui pleure! Les

«autres: c’est la chouette!... Mais ce sera

«votre sang, le mien, le sang de la Louve, qui

«m’a fait étrangler Edwige, ma première

«femme devant Dieu et la sainte Église...

«Oui... elle est morte par mes mains... Que la

«Louve soit maudite! car il est écrit: «JE

«POURSUIVRAI LE CRIME DU PÈRE DANS SES

«DESCENDANTS, JUSQU’A CE QUE JUSTICE SOIT

«FAITE!»—

«Et le vieux Hugues mourut.

«Or, depuis ce temps-là, la bise pleure,

«la chouette crie, et les voyageurs errant la

«nuit ne savent pas que c’est le sang de la

«Louve qui pleure... lequel renaît, dit Hert-

«zog, et renaîtra de siècle en siècle, jusqu’au

«jour où la première femme de Hugues, Ed-

«wige-la-Blonde, apparaîtra sous la forme

«d’un ange au Nideck, pour consoler et par-

«donner!...»

Sperver, se levant alors, détacha l’une des lampes de la torchère, et demanda les clefs de la bibliothèque à Knapwurst stupéfait.

Il me fit signe de le suivre.

Nous traversâmes rapidement la grande galerie sombre, puis la salle d’armes, et bientôt la salle des archives apparut au bout de l’immense corridor.

Tous les bruits avaient cessé, on eût dit un château désert.

Parfois je tournais la tête, et je voyais alors nos deux ombres, se prolongeant à l’infini, glisser comme des fantômes sur les hautes tentures, et se tordre en contorsions bizarres.

J’étais ému, j’avais peur!

Sperver ouvrit brusquement la vieille porte de chêne, et, la torche haute, les cheveux ébouriffés, la face pâle, il entra le premier. Arrivé devant le portrait d’Edwige, dont la ressemblance avec la jeune comtesse m’avait frappé lors de notre première visite à la bibliothèque, il s’arrêta et me dit d’un air solennel:

«Voici celle qui doit revenir pour consoler et pardonner!....Eh bien! elle est revenue!... Dans ce moment, elle est en bas, près du vieux. Regarde, Fritz, la reconnais-tu?... c’est Odile!...»

Puis, se tournant vers le portrait de la seconde femme de Hugues:

«Quant à celle-là, reprit-il, c’est Huldine-la-Louve. Pendant mille ans, elle a pleuré dans les gorges du Schwartz-Wald, et c’est elle qui est cause de la mort de mon pauvre Lieverlé ; mais désormais les comtes du Nideck peuvent dormir tranquilles, car justice est faite, et le bon ange de la famille est de retour!»

FIN DE HUGUES-LE-LOUP.

Contes et romans populaires

Подняться наверх