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Mon père voulait faire de moi un soldat, me dit le juge Lebigre; mais le brave homme étant mort jeune, en 1835, et ma mère n’ayant pas tardé à le suivre, le conseil de famille décida que je serais avocat et que je ferais mes études au collège de Sainte-Suzanne, où l’on me conduisit immédiatement.

Mon grand-père, Étienne Lebigre, était libraire dans cette petite ville; j’allais le voir tous les dimanches.

J’avais alors neuf ans; je savais lire, écrire, un peu chiffrer; je marchais à la tête des promenades, en uniforme de collégien, et les bonnes gens de la ville, me voyant passer si petit, s’intéressaient à moi.

Du reste, tout allait bien; je grandissais, j’apprenais mon rudiment, les fables de La Fontaine, quelque peu d’histoire et de géographie, l’arithmétique et le cornet à piston, pour lequel j’avais un goût particulier.

La discipline n’était pas trop sévère: M. Brigolant, notre principal, homme du monde, tenait avant tout à ce que ses élèves prissent de bonnes manières, du savoir-vivre, dans son établissement; aussi tous les arts d’agrément y étaient cultivés avec soin: nous avions maître de danse, maître d’escrime, professeurs de dessin et de musique.

Bref, la vie était assez douce au collège de Sainte-Suzanne, et vers les dernières années, en terminant mes études sous M. Poirier, notre digne professeur de rhétorique et de philosophie, j’avais tellement pris l’habitude de vivre dans cet ancien cloître, que le plaisir seul d’embrasser de temps en temps le bon vieux grand-père me donnait l’idée de sortir.

Pourtant l’existence au dehors ne laissait pas d’être fort agréable, et, quand je m’y trouvais mêlé, la gaieté de mon caractère reprenait le dessus. MM. les officiers de la garnison offraient en ce temps des bals à la bourgeoisie pendant la saison d’hiver; on répondait à leurs politesses par d’autres invitations; il y avait redoute, soirée dansante chez M. le maire, chez M. le commandant de place; fêtes au carnaval, enterrement du mardi-gras en musique, etc. Puis les prédications du carême, et tous les soirs, de huit à neuf heures, la bénédiction, où les messieurs et les dames se rendaient de compagnie, au clair de lune, ou sous la capuche en temps de neige.

L’été venu, c’étaient des promenades au bois, des pique-nique à la petite auberge forestière des Mésanges, des pèlerinages à la fontaine Sainte-Claire.

En ma qualité de cornet à piston de la musique du collège, j’étais de tout cela; je faisais ma partie à l’orchestre, au buffet, à la buvette.

La Gazette de Sainte-Suzanne, journal rédigé par M. Stecken, professeur de troisième, rendait compte de toutes les cérémonies en style fleuri, distribuant des éloges à qui les méritait; et plus d’une fois je vis citer mon nom parmi les exécutants les plus distingués, ce qui me causait une douce émotion, je vous prie de le croire.

Ah! le beau temps! Ces beaux jours de la vie de province ne reviendront plus... C’est fini... bien fini!...

La débâcle commença vers la fin de 1843, lorsque parurent les Mystères de Paris, d’Eugène Sue.

Non seulement toute la population, mais tout le collège se mit à lire cet ouvrage.

Ce fut une véritable fureur; on n’avait jamais connu à Sainte-Suzanne les magnificences du monde, les horreurs de la capitale, toutes ces choses d’amour, de joies secrètes, de terreur, qui vous donnent la chair de poule et qui vous bercent en même temps, — selon l’expression de M. Petit-Didier, notre professeur de quatrième, — qui vous bercent d’ineffables voluptés.

C’était du nouveau; le cabinet littéraire de mon grand-père Étienne, sur la place des Acacias, se vit tout à coup envahi par l’élite de la société.

Le grand-père louait les Mystères de Paris cinq sous le volume; on se les arrachait; les jeunes, dames et les messieurs ne parlaient plus que du Chourineur, du Maître d’école, de la Chouette, de Tortillard... et puis du vicomte de Saint-Remy... que sais-je?

Tout était bouleversé de fond en comble; et c’est alors que notre maître de dessin, M. Brusquet, jusqu’à ce jour assez modeste et raisonnable, eut l’idée extraordinaire de faire le Cabrion à Sainte-Suzanne et de chercher des Pipelets dans tous les coins.

C’était pourtant un bon garçon, élève du vieux professeur de dessin M. Pichaud, mort quelques années avant, et qu’il remplaçait avantageusement, non seulement par son talent naturel, mais encore par un fond de bonne humeur intarissable.

Pendant sa classe, il ne faisait que siffloter, allant d’une table à l’autre, vous regardant dessiner une seconde, penché sur votre épaule; puis, sans rien dire, vous prenant le crayon de la main et rectifiant le nez de votre Horace, l’œil de votre Cléopâtre, en murmurant par forme de commentaire:

«Il est fichu comme un emplâtre, votre Romain!» Ou bien: «Vous dessinez comme une savate! Vous ne serez jamais un Raphaël... c’est moi qui vous le dis et vous pouvez me croire.»

Qui jamais se serait imaginé que ce brave M. Brusquet était capable de folies pareilles?

Il avait pris le grand chapeau pointu de Cabrion, son modèle, sa veste de rapin, ses larges pantalons à la hussarde, et poussait par les rues des «Allez donc!» comme Anastasie Pipelet lorsqu’elle lâche son pot de soupe, du haut de l’escalier, sur Malicorne; il ne vous répondait plus qu’en argot, et se mettait à braire, à jeter des cris de coq en vous parlant nez à nez.

C’était absurbe, et toute la ville s’en faisait du bon sang: les dames le trouvaient charmant; les officiers de la garnison l’invitaient à leur pension, chez Tripotin; il leur donnait des représentations de ventriloquie, où figuraient toujours mon grand-père Étienne et sa sœur, ma tante Clarisse.

Le gueux avait remarqué que ces vieilles gens, qui vivaient ensemble depuis quarante ans, prêtaient un peu à rire par les petites manies de la vieillesse; il imitait leur façon de parler, leur accent, leurs gestes avec une perfection incroyable; rien que de l’entendre appeler: «Clâa-risse!... Clâa-risse!...» comme mon excellent grand-père, la salle était enlevée:

«Bravo! bravo!... C’est ça! c’est bien ça!... Bis! Bis!...»

Les vitres en tremblaient; et dehors, sous les fenêtres, la moitié de la ville écoutait dans le silence, pouffant de rire.

La conversation de mon grand-père Étienne et de la tante Clarisse continuait jusque vers huit heures, avec des coq-à-l’âne et des calembours à se tordre les côtes. Puis toute la société partait, bras dessus, bras dessous, et se rendait au café Lequêne, riant comme des fous et criant: «Et allez donc!»

Oui, c’est alors que la débâcle commença!

Mon grand-père, homme d’esprit, riait tout le premier des plaisanteries de ce Cabrion de province; mais la tante Clarisse, d’humeur assez revêche, s’en faisait de la bile, et s’emportait jusqu’à dire que notre professeur de dessin n’était qu’un polisson.

Bientôt, M. Brusquet, se croyant devenu Cabrion en personne, ne mit plus de bornes à sa licence, et, chaque malin, les plus honnêtes bourgeois furent exposés à voir, dessinés au charbon sur leurs portes, des emblèmes qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête.

Le grand-père Lebigre

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