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II

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Ainsi commençait à se mouvementer l’existence dans notre bonne petite ville de Sainte-Suzanne. C’est un de mes souvenirs les plus vivants et que l’âge ne saurait effacer.

Je me souviens surtout des jours de congé que je passais chez mon grand-père Lebigre. Jamais il ne m’est arrivé de rencontrer d’homme plus intelligent, plus instruit et de meilleure compagnie que cet excellent grand-père. Il avait alors soixante et douze ans; sa tête était toute grise, mais ses yeux bruns, presque noirs, brillaient encore du feu de la jeunesse; son front large, son nez fortement aquilin et son menton saillant annonçaient une grande décision de caractère.

Sa librairie, la seule de Sainte-Suzanne, formait l’angle entre la rue du Collège et la place des Acacias.

C’était une vieille maison fort basse, n’ayant qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée; la devanture et les fenêtres garnies d’almanachs, de livres de piété pour les campagnards, de livres classiques pour les élèves, de grandes affiches vivement coloriées à la mode d’Épinal; du reste, bien située, bien en vue, à l’ombre des arbres de la place.

De son arrière-boutique, la porte étant ouverte, on découvrait toute la grand’rue.

C’est dans l’arrière-boutique, qui prenait jour par une seule fenêtre sur la rue du Collège, que se trouvait le cabinet littéraire: — quatre à cinq mille volumes, dont les uns dataient d’avant la Révolution, les autres de la République, d’autres de la Restauration: — Voltaire, Rousseau, Montesquieu, en haut, contre le plafond; Walter Scott, Cooper, Dinaucourt, les Œuvres de Mmes Cottin, de Genlis, de Saint-Venant, du vicomte d’Arlincourt, etc., au-dessous; Pigault-Lebrun, Rabou, Lamotte-Langon, Paul de Kock, en bas, sous la main, usés, presque en lambeaux, quoique le grand-père fût toujours à les réparer, à les relier, à renouveler leurs couvertures.

Toute la ville défilait par ce cabinet littéraire, depuis le colonel jusqu’au caporal, depuis la dame de M. le maire jusqu’à celles des droits réunis.

Chacun y trouvait ce qui lui convenait; tous les temps, tous les régimes ayant laissé là un spécimen de leur esprit et de leur goût.

L’Empire seul y brillait par son absence, car sous le grand homme on n’écrivait rien, attendu qu’il s’était réservé le monopole de l’esprit public.

Nous prenions nos repas dans la bibliothèque. La tante Clarisse, ses deux boucles de cheveux gris en papillotes sur les tempes, les joues rondes et rebondies, le grand bonnet de tulle noué en marmotte, l’air avenant, veillait à tout; elle se levait au tintement de la sonnette, pour servir les clients qui se présentaient au magasin, puis revenait s’asseoir.

Le grand-père me racontait son établissement comme libraire-relieur à Sainte-Suzanne, la fondation de son cabinet littéraire après la rupture du traité d’Amiens, l’année même où le duc d’Enghien avait été fusillé dans les fossés de Vincennes.

«Les Bourbons, disait-il, faisaient courir le bruit que le premier Consul travaillait pour eux, qu’il allait les remettre sur le trône; la nation s’en étant émue, Bonaparte leur rappela brusquement qu’il était Corse!»

Et cette même année, où Moreau avait été banni, Pichegru trouvé étranglé dans sa prison et Napoléon couronné par le pape à Notre-Dame, il s’était établi, lui, à Sainte-Suzanne, préférant le travail aux enivrements de la gloire.

Il me racontait ses premières années de labeur, et s’il se présentait un abonné, c’est moi qui le servais.

Pendant l’après-midi, la tante Clarisse expédiait les acheteurs au magasin; le grand-père reliait les brochures qui demandaient quelque réparation, et se levait chaque fois que se présentaient plusieurs clients, pour donner un coup de main à sa sœur.

Ces allées et venues me plaisaient.

Que de bons moments j’ai passés dans cette petite chambre tapissée de livres, avec l’excellent homme, toujours à brocher, à coudre, à coller, à redresser les oreilles de ses volumes, en me racontant mille anecdotes et faisant ses observations sur les pratiques qui défilaient; le tout sans méchanceté, par simple bonne humeur et par esprit philosophique.

«Tiens, disait-il, voici deux sergents de la deuxième du premier qui viennent ici changer leurs volumes... tu vas les entendre causer agréablement en présence de Clarisse; elle n’est plus de la première jeunesse, mais ces jeunes gens ont besoin de montrer leur esprit. Je suis sûr que le petit brun est reçu bachelier, car il fait des citations latines, et l’autre rit pour avoir l’air de les comprendre... Tu vas voir, c’est du Paul de Kock tout pur.»

Jamais il ne se trompait; on aurait dit que les gens jouaient la comédie pour lui; son sourire plein de bonhomie les encourageait, et j’avais quelquefois de la peine à m’empêcher de rire.

Les sergents partis, un instant après, tout en poursuivant son travail et jetant un coup d’œil sur la place, il reprenait:

a Voici ma plus vieille pratique, le lieutenant Alate, un Corse. Depuis trente-cinq ans je lui loue le même ouvrage, à trente sous par mois, c’est l’Histoire philosophique des établissements et du commerce des deux Indes, par l’abbé Raynal, qu’il n’a jamais lue, parce qu’il ne sait pas lire; mais il met ses lunettes et s’endort sur le volume. — Tous les quinze jours, il vient régulièrement changer ses livres; je lui donne les deux premiers volumes, puis les deux autres, ainsi de suite. Avec ses trente sous d’abonnement par mois, il aurait pu m’acheter toute ma bibliothèque; mais il veut qu’on le voie passer avec des livres sous le bras, il veut qu’on le prenne pour un savant. — Le voici.»

Et se levant:

«Bonjour, monsieur Alate, vous venez me demander des livres?

Oui, monsieur.

— Comment trouvez-vous ceux-ci?

— Très bien... très bien!

— Alors, vous voulez du sérieux; vous ave3 le goût des ouvrages sérieux, monsieur Alate, des choses profondes. Tenez, il n’y a que cela qui vous convienne: — c’est l’Histoire du commerce des deux Indes: — quelque chose de tout nouveau. Voici le tome premier et le tome deuxième; et quand vous les aurez lus, je vous donnerai les deux autres.»

Il inscrivait gravement les deux volumes, tandis que M. Alate, content d’être considéré comme un savant, s’en allait en hochant la tête.

«L’affaire est faite, disait le grand-père en s’asseyant à son établi. Tu viens d’entendre à son accent que M. Alate est Italien; c’est un compatriote de Napoléon; il est d’Ajaccio même et doit avoir maintenant près de quatre-vingt-dix ans. — Il avait été mis à la retraite, en 1807, comme sous-lieutenant: six cents francs! Le grand homme a doublé sa pension... Je crois encore assister à l’événement.

«L’Empereur revenait d’Erfurt; il avait fait halte pour déjeuner à l’hôtel de la Cigogne, et dans les milliers de cris de «Vive l’Empereur!» qui s’élevaient sur la place, une voix, celle d’Alate, attirait son attention: Alate, avec son accent corse, criait: «Vive Buonaparté ! Vive Napolio!»

«L’Empereur, entendant cette voix, qui lui rappelait son île rocheuse, sa vraie patrie, en était plus touché que de tout le reste; il envoya sur-le-champ un de ses officiers déterrer Alate dans la foule, et celui-ci, trouvant la chose toute naturelle, suivit l’officier jusqu’en présence du héros, qui lui demanda, tout réjoui de voir un compatriote, ce qu’il était et ce qu’il faisait à Sainte-Suzanne.

«Alate lui répondit qu’il appartenait à la famille des Alate, laquelle était logée dans la même rue, à quelques maisons plus loin que celle des Bonaparte, à Ajaccio; qu’il avait bien connu son père, le juge Charles, et la belle Létizia; qu’il avait eu même l’honneur de le bercer lui-même tout enfant dans ses mains, et que sa mère, la vieille Jacobina, avait bien des fois mouché la petite Élisa et la petite Pauline, dans son tablier, comme il arrive entre bons voisins; enfin qu’ils pouvaient se considérer comme de bons amis.

«Il paraît que ces détails réjouirent Bonaparte, qui se trouvait en ce moment de bonne humeur.

— C’est bien, mon brave, lui dit-il. Je ne t’oublierai pas.

«Et dès le retour de l’Empereur aux Tuileries, Alate recevait 1,200 francs de pension au lieu de 600. Il ne s’en étonna pas.

«Voilà comment, pour avoir eu la voix criarde et l’accent corse, il touche depuis trente-sept ans la retraite de capitaine, que des milliers d’autres n’ont pu obtenir en sacrifiant bras et jambes pour la France; il est agréable d’avoir des compatriotes pareils.»

Et tandis que je rêvais à ce qu’il venait de me dire, le grand-père, voyant entrer quelques clients au magasin, sortait:

«Bonjour, monsieur Péjoine. Bonjour, mademoiselle Pointel... Qu’y a-t-il pour votre service?

— Je voudrais des plumes, de l’encre, de la cire à cacheter.

— Voici, monsieur Péjoine.

— Et vous, mademoiselle?

— Un livre d’heures, monsieur Lebigre.

— A quel prix? Nous en avons de tous prix! dorés sur tranches, avec ou sans fermoirs d’argent; voyez, mademoiselle Pointel.»

Je regardais à la petite porte vitrée; et le grand-père, après avoir servi ses clients, me disait en rentrant:

«Tu viens de voir ce gros homme, avec son nez rouge et son grand chapeau de paille? Tu dois te demander ce qu’il a fait pour être décoré, car il n’a pas la physionomie d’un soldat, ni celle d’un savant.

«C’est M. Péjoine, l’ancien maître de la poste aux chevaux; il a reçu la croix de Louis-Philippe, lors de son passage à Sainte-Suzanne, en 1832, parce qu’il avait dans ses écuries un grand cheval blanc, bien paisible et la croupe luisante, qui lui servait à visiter les ouvriers aux champs pendant les récoltes, à rentrer ses foins et ses pommes de terre.

«Quand M. Péjoine se promenait à cheval, il était sûr de ne pas tomber, car jamais la bonne bête n’avait fait un pas plus vite que l’autre.

«Eh bien, il fallait un cheval pareil à Sa Majesté, pour circuler en ville et passer la revue du 24e de ligne, alors en garnison chez nous, et M. Péjoine, informé de la chose, offrit son coursier, qui fut accepté.

«Après la revue, le maître de poste n’ayant voulu recevoir aucune récompense pour ce service, on lui donna la croix, qu’il porte à la place de son cheval. Et c’est pourquoi la sentinelle du commandant va saluer militairement M. Péjoine... Regarde, là-bas... elle l’a vu de loin, elle est déjà au port d’arme... une... deusse!... c’est très bien.»

Il riait; puis, se rappelant la vieille:

«Quant à Mlle Salomé Pointel, disait-il, c’était la plus belle fille de Sainte-Suzanne, en l’an II. Elle aurait converti tous les capucins du pays à la République, s’ils avaient pu la voir en déesse de la Liberté, sur son char de triomphe, à la fête de l’Être suprême: grande, brune, la tunique pourpre, les bras nus jusqu’aux épaules, le sein découvert, la jambe blanche comme un marbre; malheureusement, les capucins avaient rejoint le cardinal de Rohan à Trèves.

«Depuis, la pauvre fille s’est bien repentie, elle a bien pleuré sur ses égarements.

«Maintenant elle ne fréquente plus que l’église et la maison de cure; elle repasse les rabats de M. le curé et les surplis de l’autel; elle voudrait se confesser tous les huit jours; M. Blanchard est forcé de modérer sa dévotion et son repentir.

«Espérons qu’elle aura trouvé grâce devant l’Éternel et qu’il lui sera beaucoup pardonné, car l’excellente créature a beaucoup aimé.

— Ah! que vous avez mauvaise langue! s’écriait la tante Clarisse. Ah! vraiment, c’est trop fort!

— Comment! faisait-il en la regardant d’un air goguenard; voyons... voyons, Clarisse, est-ce vrai?

— Mais oui... mon Dieu, oui, c’est vrai... mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, vous le savez bien.. et si nous voulions tous compter nos péchés...

— Nos péchés! faisait-il; vous avez donc des péchés, Clarisse?... Allons dites-les moi... Je vous promets l’absolution.

— Oh! que non, vous ne les saurez pas.

— Pourquoi?

— Parce que...

— Vous aimez mieux les dire à M. le curé Blanchard!

— Hé ! sans doute!... Vous n’êtes pas mon confesseur...

— Ah! Clarisse, ce que vous me dites là n’est pas précisément bien, mais je n’en suis pas étonné. J’ai peut-être tort de vous rappeler que vous me connaissez depuis cinquante ans et que je devrais vous inspirer pleine confiance. Qui donc, Clarisse, vous a retirée de notre pauvre village? Qui vous a servi de père? Du vivant même de ma pauvre femme défunte, n’avez-vous pas toujours eu part à mon amitié, à ma confiance? Ne vous ai-je pas toujours confié mes plus intimes secrets?... N’avez-vous pas eu communication de toutes mes affaires?... J’aurais donc droit, en bonne justice, d’être payé de réciprocité. Mais non, ce n’est pas en moi, votre frère aîné, que vous avez confiance, c’est en M. le curé Blanchard, qui vous est étranger!... Encore pour M. Blanchard, passe!... Je n’ai rien à redire, c’est un brave homme, un vieux curé gallican que nous connaissons l’un et l’autre depuis bien des années... Mais qu’il en vienne un autre: un de ces jeunes gens pleins de zèle, dont parle Paul-Louis, il en sera de même, n’est-ce pas, Clarisse? Vous irez tout lui raconter de préférence à moi?...»

La tante, les lèvres serrées, ne répondait pas, car le grand-père disait vrai, et la bonne femme ne voulait pas mentir.

Alors, me lançant un de ses regards perçants, le digne homme me disait avec un sourire à la fois caustique et amer:

«Tu vois, Lucien, tu vois où nous en sommes. Toi, qui fais ta philosophie, profite de la leçon, médite sur ce chapitre!... Voici ma sœur qui m’aime, et qui m’estime aussi, j’en suis sûr, elle ne peut faire autrement; la voilà qui met sa confiance dans un étranger, et qui, s’il arrivait un de ces fameux jésuites, un de ces rusés compères, qui n’ont ni famille, ni patrie, ni religion véritable, qui n’ont que leur froide ambition et leur âpre soif de domination pour tout mobile, s’il en venait un par ici, ma sœur, ma propre sœur irait se jeter à ses genoux, lui demander pardon de ses peccadilles et croirait à son absolution, tandis qu’elle ne me dit pas un mot de ses scrupules. Juge de la puissance de cette race!... Jamais je ne connaîtrai le fond du cœur de ma sœur, et ce jésuite-là, s’il arrive un jour à Sainte-Suzanne, le connaîtra du premier coup... Oui, ce que la jeune fille cache à son père, ce que la sœur cache à son frère, ce que la femme cache à son mari, elles vont le dire en secret à un célibataire en robe noire!... Quelle misère! faisait-il, quelle misère!... Mais parlons d’autre chose, c’est vraiment trop triste.»

Il y avait dans l’accent du grand-père une sourde colère contenue, un profond sentiment de douleur et de pitié, et puis cet esprit caustique qui ne le quittait jamais et qui donnait du mordant à ses moindres réflexions.

Le grand-père Lebigre

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