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III
ОглавлениеNous étions alors à la fin de juin 1844, l’époque des examens du baccalauréat approchait, et M. Poirier, tenant à voir tous ses élèves reçus, comme les années précédentes, nous faisait traduire les auteurs grecs et latins du programme jusqu’à dix heures du soir.
Nous n’avions plus de jeudi ni de dimanche, et les conversations philosophiques avec le grand-père restaient suspendues.
En ville, M. Brusquet poursuivait le cours de ses exploits. Les bourgeois, effrayés de voir les caricatures se multiplier sur leurs murs, commençaient à se lasser furieusement des Mystères de Paris; mais les fous, une fois lancés dans une direction, ne s’arrêtent jamais, et l’on ne sait comment les ramener au sens commun.
Les applaudissements que recevait chaque jour M. Brusquet à la pension des officiers exaltaient son amour-propre, et puis il avait pour approbateur son ami Petit-Didier, le professeur de quatrième, qui trouvait tous les gens de la province parfaitement ridicules.
Brusquet et Petit-Didier ne se quittaient pas; on les voyait passer ensemble matin et soir, l’un, sa grande tignasse jaune retombant sur le dos, le chapeau sur l’oreille, le carton sous le bras, riant d’un air goguenard et poussant des «cocoricos» à tout bout de chemin; l’autre, la crinière brune ébouriffée, les yeux sombres, le sourire amer, se considérant comme un être incompris, et ruminant de petits vers, qu’il trouvait aussi beaux que ceux de Hugo et de Musset, pour le moins.
Voilà les deux enragés qui voulaient faire la loi à Sainte-Suzanne. Le conseil municipal délibérait pour savoir comment se débarasser de pareils intrigants, lorsque la tante Clarisse, fort ennuyée d’être ridiculisée tous les soirs avec son frère, chez le gargotier Tripotin, par deux individus qu’elle considérait au fond comme des imbéciles, trouva le moyen de les faire déguerpir d’une façon vraiment réjouissante.
Un matin, en ouvrant sa boutique, mon grand-père aperçut M. Brusquet qui sortait du collège en face, allongeant le pas, gesticulant et riant comme un fou.
«Allons, se dit-il, le braque vient encore d’imaginer quelque mauvaise farce pour égayer les sots aux dépens des bonnes gens de la ville. Cela devient ennuyeux, à la longue.»
Il se sentait vexé, et, voyant M. Brusquet passer à grands pas devant sa porte, sans l’apercevoir:
«Hé ! monsieur Brusquet, lui dit-il, vous êtes bien gai ce matin. Où donc courez-vous si vite?
— Ah! la bonne plaisanterie! s’écria l’autre en s’arrêtant. Ah! ce pauvre Petit-Didier me fait-il rire... J’en attraperai la colique, c’est sûr.
— De quoi s’agit-il, mon cher monsieur Brusquet? Entrez donc un instant; à vous voir si gai, j’ai bien envie de rire aussi.»
Il pouvait être six heures du matin, la place des Acacias était déserte, et M. Brusquet, voyant le café Lequêne encore fermé, enjamba les marches de la petite librairie et s’élança dans l’arrière-boutique, en s’écriant avec une explosion de fou rire:
«Vous connaissez le cantinier Poitevin, qui loge dans le pavillon de la caserne d’infanterie, derrière le collège, monsieur Lebigre, vous devez le connaître?
— Je l’ai vu passer quelquefois, répondit mon grand-père, en prenant une bonne prise pour s’éveiller les idées. Oui, je l’ai vu regarder à ma devanture, mais je ne le connais pas autrement.
— Ah! dit M. Brusquet, c’est un terrible homme que ce Poitevin: grand, mince, les moustaches en paraphe, et qui manie un fleuret... Prrrr! Il faut le voir les dimanches, à la salle d’armes; c’est la plus forte lame du régiment; il rendrait des points à feu Lapointe, de la 32e demi-brigade.
— Diable! diable! fit le grand-père; j’espère que vous n’êtes pas en délicatesse avec lui? Vous n’avez rien à démêler ensemble?
— Dieu m’en préserve! Je n’aurais plus qu’à faire mon testament.»
Il se promenait de long en large dans la bibliothèque; puis, s’arrêtant tout à coup:
«Eh bien, vous saurez, dit-il, que ce brave homme a la plus jolie fille du monde: une petite brune, les yeux noirs, les lèvres roses, et une taille... des mains... des pieds!... Ah! je ne vous dis que cela, fit-il en se baisant le bout des doigts: un vrai bouquet de violettes!
— Je vous crois, dit le grand-père en souriant. En seriez-vous amoureux, monsieur Brusquet?
— Amoureux? Allons donc! J’en parle comme artiste, quoique... après ça... si les circonstances... Mais non! je ne suis pas en jeu; il s’agit de mon ami Petit-Didier; nous arrivons à l’histoire. Vous allez vous en faire du bon sang! Figurez-vous qu’avant-hier j’entre chez Petit-Didier, vers huit heures du matin, avant les classes. — Nous demeurons sur le même palier, au collège; nos fenêtres donnent sur le jardin, juste en face du pavillon de la caserne. — Petit-Didier ne se doutait de rien. Et qu’est-ce que je vois? Mon gaillard à sa fenêtre, qui faisait des signes du côté du pavillon, à Mlle Rosalie, la fille du maître d’armes. Elle était à sa lucarne, en train de rapetasser modestement une paire de chaussettes. Et mon Petit-Didier s’agitait, mettait la main sur son cœur, etc., etc. Ce télégraphe l’absorbait tellement, qu’il ne m’avait pas entendu.
«Moi, voyant tout cela, tout doucement je referme la porte et je rentre dans ma chambre sur la pointe des pieds.
«Une idée venait de me venir... une idée mirobolante, quelque chose à renverser les murs... Vous allez voir, monsieur Lebigre... Mais ne m’interrompez pas, ne riez pas d’avance, ça me gagnerait, je ne pourrais plus finir.
— Allons, continuez, lui disait le grand-père, fort intrigué par ce début; nous rirons ensemble après l’histoire, ce sera plus agréable.
— Oui, reprit M. Brusquet, une idée magnifique, un trait de génie; on ferait avec cela une pièce pour le Vaudeville, un premier rôle pour Arnal; il faudra que j’y pense.
— S’il vient du monde au magasin, je n’aurai pas le temps de vous entendre, dit le grand-père avec impatience.
— J’y arrive, monsieur Lebigre; en deux mots, voici l’affaire:
«Rentré dans ma chambre, je m’assieds à mon bureau et j’écris ce que je vais vous lire:
«Monsieur le professeur Petit-Didier,
«Depuis quelques jours je m’aperçois que vous êtes embusqué derrière les rideaux de votre fenêtre, pour essayer de séduire ma fille, par des signes qu’un polisson seul peut se permettre à l’égard d’une personne vertueuse. J’ai patienté, pensant que cela finirait; mais comme cela continue, je vous intime l’ordre de cesser d’abord... ou j’entre dans votre établissement, pour vous corriger en présence de vos élèves.
«Ensuite, comme l’affaire a duré trop longtemps et que votre figure me déplaît, je ne veux plus vous rencontrer sur mon chemin, ni dans les rues, ni sur la place d’Armes, ni partout ailleurs où j’ai l’habitude de me promener avec ma fille.
«En conséquence, si je vous rencontre, nous aurons tout de suite une petite explication en - semble, dont vous vous souviendrez longtemps.
«Vous comprenez ce que je veux dire; ainsi tachez de faire attention.
«POITEVIN,
«Maître de pointe, de contre-pointe et d’élégance française.»
Le grand-père ne put s’empêcher de sourire, mais la tante Clarisse, qui venait d’entrer, ayant tout entendu, fut transportée d’enthousiasme et se mit à rire comme une bienheureuse. Elle détestait Petit-Didier presque autant que Brusquet lui-même!
«Ah! que c’est bien! s’écria-t-elle; ah! la bonne idée que vous avez eue!
Brusquet, charmé de son succès, poussait des «cocoricos» et criait: «Allez donc!»
«Mais, lui dit le grand-père au bout d’un instant, vous avez vu depuis M. Petit-Didier?
— Si je l’ai vu!... Aussitôt le facteur passé, j’ai couru à sa chambre, vous pensez bien! Il avait une mine... une mine... tenez, longue comme mon bras!
«Qu’avez-vous donc, Petit-Didier? lui dis-je; vous ne paraissez pas bien.
— Oh! ce n’est rien, faisait-il, en toussant tout bas dans sa main; je n’ai pas trop bien dormi, je suis un peu fatigué.
— Vous aurez pris une chope de trop hier soir.
— Non... je ne crois pas... c’est une fausse digestion.
— Oui, je comprends... des crampes d’estomac... des gargouillements dans le ventre... Mais ce ne sera rien. Voyons, le temps est magnifique, vous n’avez pas classe ce soir... passez votre redingote et allons faire un tour sur la place d’Armes; la musique du régiment est là-bas; les dames se promènent avec leurs petites ombrelles. Vous leur décocherez des œillades... Hé !... hé !... hé !... ça vous fera du bien... ça vous remettra, farceur!... Voyons, riez donc; vous étiez de si bonne humeur ces jours-ci.
— Non!... non!... laissez-moi, faisait-il; décidément je ne suis pas bien du tout.»
Brusquet, en racontant la déconfiture de son camarade, prenait des tons si comiques, que la tante Clarisse se serait assise à terre à force de rire, si le grand-père ne s’était dépêché de lui présenter une chaise.
«Voilà pourtant comment le gueux nous représente, mon frère et moi, pensait-elle. Ah! s’il pouvait lui en arriver autant qu’à l’autre, ce serait pain bénit!»
Quelques clients, entrant alors dans la boutique, le grand-père sortit pour les servir.
«Ah! çà, dit le maître de dessin à la tante Clarisse, tout ceci est entre nous... N’allez pas en parler ailleurs.
— Soyez tranquille, monsieur Brusquet, mon frère et moi nous n’en soufflerons mot.»
Elle pensait:
«Tu n’auras rien de plus pressé que d’aller le raconter toi-même au café ; ce soir toute la ville le saura.»
Et reconduisant M. Brusquet jusque sur la porte, elle le suivit quelques instants des yeux, pour s’assurer qu’il se dirigeait bien du côté du café Lequêne; puis elle monta dans sa chambre, s’assit à son petit bureau et écrivit la lettre suivante:
«A M. Brusquet, maître de dessin au collège.
«Monsieur,
«J’apprends à l’instant que, pour faire rire à mes dépens les habitués du café Lequêne, vous n’avez pas craint de compromettre la réputation de ma fille.
«Je suis un vieux soldat, monsieur le professeur de dessin; personne jusqu’à présent ne s’était permis de me marcher sur les pieds; j’espère donc que vous allez me rendre raison de cette insulte, par les armes.
«Vous verrez mes témoins aujourd’hui même; vous leur ferez connaître les vôtres et nous viderons cette affaire comme il convient entre gens d’honneur; sinon, je vous souffletterai partout où j’aurai le plaisir de vous rencontrer.
«POITEVIN.»
Cette lettre écrite, pliée, cachetée, la tante Clarisse courut la mettre à la poste et revint toute rayonnante, en pensant:
«Elle y est!»
Le plaisir de se venger l’avait rajeunie.
A partir de ce moment, elle ne finissait plus d’épier les entrées et les sorties du collège.
Vers quatre heures, ayant vu le facteur Latouche entrer au collège, elle se dit:
«Maintenant M. Brusquet lit la lettre; il doit avoir une drôle de mine!»
En effet, M. Brusquet, en jetant les yeux sur la missive, faillit se trouver mal; il sortait de sa classe, et se mit à bégayer, en s’appuyant au mur:
«Ah!... ah!... Soutenez-moi... Ah! mon Dieu!...
— Qu’avez-vous» lui demanda son ami Petit-Didier, qui sortait en même temps de la salle voisine.
«Moi?... Ah! rien... Ce n’est rien... un éblouissement.»
Et, fourrant la lettre dans sa poche, il murmurait à part lui:
«Moi... me battre!... Il va m’envoyer ses témoins... un bretteur... un spadassin de profession... Ah! le plus souvent que j’irais m’aligner avec un amateur de cette espèce.»
Petit-Didier, en l’écoutant, se demandait:
«Est-ce qu’il aurait fait des signes à la petite par sa fenêtre? Ça ne m’étonnerait pas, il en est bien capable... Allons... tant mieux, je ne serai plus seul, nous pourrons faire notre partie de besigue ensemble dans ma chambre jusqu’aux vacances!»
Pour comble de malice, la tante Clarisse, voyant deux troupiers arrêtés à la devanture de la boutique, les pria poliment de vouloir bien aller demander au concierge du collège «si l’on pouvait parler à M. Brusquet, professeur de dessin.»
Les deux soldats se chargèrent de la commission et revinrent lui dire, quelques instants après, que le concierge leur avait répondu que M. Brusquet n’était pas visible, qu’il était malade.
«Bon! je connais sa maladie,» pensa la tante. Ah! le gueux, m’en a-t-il fait du mauvais sang!... Chacun son tour... Il n’aura pas besoin de se purger de longtemps.»
Ce qu’elle pensait était vrai: le pauvre M. Brusquet, après avoir lu la lettre, avait couru prévenir le concierge «qu’il n’y était pour personne! » Aussi, jugez de sa consternation, en apprenant que deux militaires étaient venus s’informer de lui. Il ne douta pas un instant que ce ne fussent les témoins du féroce Poitevin; et pensant qu’ils pourraient revenir et peut-être même forcer la consigne, cette idée lui produisit l’effet d’une bouteille d’eau de Sedlitz.
Jamais la tante Clarisse n’avait été plus gaie que ce jour-là, et le grand-père, la voyant à chaque instant éclater de rire tout bas, en faisant ses paquets de livres sur le comptoir, finit par lui dire:
«Je voudrais bien savoir, ma sœur, ce qui vous rend de si joyeuse humeur; il doit se passer quelque chose d’extraordinaire: me direz-vous ce que c’est?»
Alors, ne se contenant plus de satisfaction, la bonne femme lui raconta le tour qu’elle venait de jouer à M. Brusquet, en lui montrant le brouillon de sa lettre.
Il en fut bien étonné.
«La riposte est bonne, Clarisse, dit-il... Oui... mais voilà bien l’esprit de nos dévotes; voilà cette indulgence, ce pardon des offenses, ces sentiments chrétiens dont on nous fait étalage.
— Hé ! mon Dieu, disait la tante, il est bien permis de rire un peu de ceux qui se moquent toujours des autres. Et puisque vous m’en faites la remarque, mon frère, vous avez raison: je m’en confesserai, et...
— Tout sera bien, très bien, dit le grand-père de son accent mordant. Mais cela n’empêchera pas, ma sœur, qu’il s’agit d’une lettre anonyme, et que si l’affaire transpirait, votre malice vous attirerait de vrais désagréments. Vous empruntez le nom et la signature d’un M. Poitevin, que vous ne connaissez pas, et...
— Il les avait bien empruntés, lui, M. Brusquet, s’écria la tante, et je n’ai fait que suivre son exemple...
— On ne doit jamais suivre le mauvais exemple...
— Mais c’est pour rire... pour plaisanter...
— Une lettre anonyme, la plus innocente de toutes, est toujours, pour le moins, une très mauvaise plaisanterie... et j’espère bien, ma sœur, que vous ne prolongerez pas celle-ci... que vous préviendrez M. Brusquet...
— Ah! Lebigre, à quoi pensez-vous!...»
Bref, la discussion continua entre le frère et la sœur jusqu’au souper, car le grand-père détestait les lettres anonymes, et puis il ne laissait jamais échapper l’occasion d’éplucher la conduite de la sainte confrérie, de ceux qui veulent servir de modèle aux autres, et il n’épargnait guère la pauvre tante, qui se défendait, comme disaient les anciens, «unguibus et rostro.»
Le même soir, vers huit heures, les deux bons vieux finissaient de souper dans l’arrière-boutique, bataillant encore sur ce chapitre, quand ils entendirent tinter la sonnette du magasin. En même temps, derrière la petite porte vitrée, apparaissait dans l’ombre une longue figure pâle. C’était M. Brusquet, mais sans son grand chapeau pointu, sans sa veste de rapin, en simple camisole grise...
Il s’était déguisé, pour n’être pas reconnu au clair de lune par le terrible Poitevin.
Le grand-père avait l’intention de prévenir le maître de dessin que tout cela n’était qu’une plaisanterie; mais en apercevant cette longue figure pâle, la bouche ouverte et les yeux arrondis par la peur, il se dit: «Ce n’est pas un homme, c’est Pierrot qui sort de son sac à farine.» Et l’idée de rire un peu de celui qui s’était permis de le tourner en ridicule, lui vint tout naturellement.
Et comme M. Brusquet poussait timidement la porte, le grand-père, feignant de ne pas le reconnaître, ouvrait de grands yeux; puis il s’écria:
«Comment! c’est vous, monsieur Brusquet? Mon Dieu, que se passe-t-il donc?... Que vous êtes pâle!»
M. Brusquet toussa trois fois avant de répondre, puis tirant la lettre de sa poche, il dit:
«Lisez, monsieur Lebigre... lisez-moi ça!»
Le grand-père lut tout haut, d’un accent consterné, s’interrompant à chaque mot pour s’écrier:
«Mais vous avez donc parlé de cela au café Lequêne? Vous qui nous recommandiez tant de nous taire... quelle imprudence! quelle imprudence, ô mon Dieu!
— Que voulez-vous... que voulez-vous?...» faisait le pauvre garçon. Une farce! une plaisanterie... histoire de rire! Que voulez-vous?... je ne pensais pas qu’on irait raconter ça à la caserne.
— Oh! la jeunesse... la jeunesse!...» murmurait le grand-père en hochant la tête. Dans quelle position vous vous êtes mis, mon cher monsieur Brusquet! car, au ton de cette lettre, il est clair que M. Poitevin ne vous ménagera pas; il est bien résolu à vous embrocher d’outre en outre... Êtes-vous fort à l’épée, au moins?
— J’ai bien quelques petites notions de l’escrime... mais...
— Ne vous battez pas, monsieur Brusquet,» s’écria la tante Clarisse en joignant les mains, ne vous battez pas!
Et lui, se redressant tout indigné de la supposition qu’on osait faire qu’il avait l’intention de se battre:
«Moi, me battre! fit-il en haussant les épaules, allons donc!... contre un bretteur pareil... un homme qui vous a déjà mis sur le flanc une demi-douzaine de prévôts!... Me battre... ah! je n’y pense pas.
— Cependant, dit le grand-père, qui ne pouvait presque plus tenir son sérieux, cependant les torts sont de votre côté, et vous serez bien forcé d’aller sur le terrain, ou de recevoir ce qu’il dit là.
— Ah! ça m’est bien égal... j’appellerai, dit M. Brusquet; on ne laissera pas maltraiter un professeur du collège, un homme qui ne demande qu’à reconnaître ses torts... Oui! j’ai de grands torts, je l’avoue; je le reconnaîtrai tout haut... au café, devant autant de monde que l’on voudra.
— Sans doute... sans doute, dit le grand-père d’un accent attendri; c’est bien, monsieur Brusquet, c’est très bien ce que vous dites là ; cela prouve un grand fonds d’humilité de votre part, je vous approuve... mais d’autres gens...
— Je me moque des gens, moi! s’écria M. Brusquet. Je suis un bon enfant... j’aime à rire de temps en temps, mais je n’ai pas de fiel... Je n’ai pas plus de fiel qu’un poulet, et l’opinion des autres m’est indifférente. Je me fais honneur de reconnaître mes torts.
— Oui, mais peut-être que cela ne suffira pas à ce M. Poitevin; il aimera peut-être mieux vous donner des soufflets... vous comprenez... il y a des caractères si bizarres.
— Moi, dit la tante Clarisse, à la place de M. Brusquet, j’accepterais tout, plutôt que de me battre.
— Oh! c’est aussi mon intention, dit le maître de dessin; j’ai toujours eu des convictions arrêtées sur le duel... c’est une horreur!»
Il y eut un instant de silence.
«Et votre camarade Petit-Didier, reprit le grand-père, qu’est-ce qu’il dit de tout cela?
— Il ne se doute encore de rien.
— Mais savez-vous, monsieur Brusquet, qu’en apprenant le mauvais tour que vous lui avez joué, il sera capable de vous en demander raison?
— Lui! il est dans les mêmes principes que moi; cette idée ne lui viendra jamais. Ah! s’il ne s’agissait que de lui, je serais bien tranquille. Mais comment faire maintenant? comment faire pour aller au café Lequêne... et respirer un peu l’air sur les glacis?... car on ne peut pas rester enfermé des semaines, il faut respirer.
— Hé ! dit le grand-père, vous sortirez la nuit, après la retraite; vous savez bien qu’aussitôt la retraite sonnée, toutes les troupes sont enfermées dans leurs casernes, et vous pourrez encore, à partir de huit heures jusqu’à dix, jouir de quelques bons instants chez Tripotin, à la pension des officiers, faire rire ces jeunes gens par votre talent de ventriloque.
— Ah! dit-il, l’envie de rire m’est passée; entre nous, cette aventure abominable m’a coupé le sifflet; j’en ai bien assez, de bravos; je vais demander mon changement.
— Et votre ami Petit-Didier?
— Il est dans les mêmes intentions que moi; il m’en a déjà parlé hier soir, sans se douter de ma position; nous sommes d’accord... Oui, nous filons tous les deux... Voici bientôt les vacances... Eh bien, quand il faudrait attendre six mois, un an, pour être replacés... on attendra! Toutes ces villes de garnison sont assez agréables, mais on s’en lasse. Mon parti est pris.
— Comment! dit la tante Clarisse, vous voulez nous priver de vos talents? Vous serez bien regretté, monsieur Brusquet, après votre départ, on ne rira plus.
— Qu’est-ce que cela me fait? Si les vacances étaient seulement venues!... Mais rester encore enfermé six semaines, ne pas oser mettre les pieds dehors...
— Oh! c’est bien ennuyeux! dit la bonne vieille, bien dur pour des jeunes gens. Vous ferez bien de ne pas vous hasarder dehors, car ce M. Poitevin n’aurait qu’à survenir, et...
— Oui, je pars, interrompit M. Brusquet, qui devinait bien, à la mine sournoise de Mlle Clarisse, la joie secrète qu’elle éprouvait de le voir pris à la patte. Je m’en vais... c’est décidé !»
A chaque instant il jetait les yeux sur le vitrage du magasin, vaguement éclairé par le réverbère de la rue; cette lumière l’inquiétait.
«Il ne vient guère de monde à cette heure?» dit-il.
— Quelques fois.
— Ah! il est temps que je m’en aille. Vous me permettrez, monsieur Lebigre, de venir le soir causer une minute avec vous... pour me distraire. Vous n’êtes pas loin du collège, le danger des mauvaises rencontres est moins grand... vous comprenez?
— Oui! oui! venez... venez avec M. Petit-Didier; je vous invite même à prendre tous les soirs le café chez moi, après souper.
— Vous n’avez pas de rancune, monsieur Lebigre.
— De la rancune! et pourquoi?
— Ah! je croyais... à cause de mes petites plaisanteries chez Tripotin, vous auriez pu...
— Ha! ha! ha! mon cher monsieur Brusquet, soyez tranquille! Vous avez bien fait de rire; c’est l’histoire de la jeunesse. Non! non! je n’ai pas de rancune, croyez-le bien.»
Il reconduisit alors le pauvre garçon par le magasin, et l’accompagna jusque dans la rue sombre, regardant à droite et à gauche et murmurant d’un air inquiet:
«Personne... personne!... Vous pouvez sortir... Allons! courage, et bonne chance!»
M. Brusquet prit sa course jusqu’à la porte du collège, dont il arracha presque le cordon de sonnette, tant il avait hâte d’entrer.
«A-t-il peur!» se disait le grand-père en le regardant de loin; quelle venette!
Enfin, le père Éliot, ayant allumé sa lanterne, pour voir à son guichet qui pouvait sonner de la sorte, ouvrit, et M. Brusquet, d’un bond, disparut dans le vestibule.
La tante Clarisse, derrière le grand-père, riait aux larmes.
Dix heures sonnaient alors à la mairie. On alla se coucher.
Les jours suivants, toute la petite ville de Sainte-Suzanne, ne voyant plus paraître nulle part M. Brusquet et son ami Petit-Didier, se demandait ce qu’ils étaient devenus. Bientôt on apprit par M. Brigolant, le principal, qu’ils sollicitaient leur changement, et l’on ne se rendait pas compte de ce qui les poussait à cette résolution, eux que l’on fêtait partout et qui devaient se considérer comme indispensables à toutes les parties de plaisir.
Dans l’intervalle, la tante Clarisse ne put s’empêcher de confier à trois ou quatre voisins le bon tour qu’elle venait de jouer au Cabrion du pays; la nouvelle s’en répandit aussitôt, et tous les caricaturistes de la ville respirèrent.
«Ah! la bonne farce, se disaient-ils en s’abordant dans les promenades. Eh! eh! voilà nos braves d’aujourd’hui! Qu’ils y reviennent... qu’ils y reviennent... on les attend!»
Les inséparables, renfermés au collège comme des lapins dans leur terrier, ne sortant que la nuit pour courir à la librairie, ne se doutaient encore de rien, quand un soir, quelque temps avant les vacances, MM. Brusquet et Petit-Didier étant venus comme à l’ordinaire prendre le café chez le grand-père, lui dirent qu’ils avaient reçu la nouvelle de leur changement, et l’excellent homme, tout attendri, leur demanda:
«Combien de jours vous reste-t-il encore à passer au milieu de nous avant les vacances?
— Encore une quinzaine,» lui répondit Petit-Didier.
— Eh bien, mes pauvres amis, leur dit-il, j’éprouverais un véritable remords de vous tenir plus longtemps enfermés dans vos chambres; il est temps de lever les arrêts; sortez sans crainte, reprenez vos habitudes, je vous y autorise.
— Mais, fit Brusquet stupéfait, et le maître d’armes... le cantinier?... Vous n’y pensez pas, monsieur Lebigre!
— Allons... allons, rassurez-vous.»
Et, se tournant vers sa sœur:
«Clarisse, dit-il, allez prendre le brouillon de votre lettre, là... dans la troisième case du bureau... Vous l’avez?
— Oui, la voici.
— Bon! — Faut-il vous la lire, monsieur Brusquet?»
Il riait; et, comme le maître de dessin commençait à pressentir qu’il avait été mystifié :
«Tenez, lui dit-il, lisez vous-même; c’est Clarisse qui s’est un peu vengée.»
La figure de M. Brusquet s’allongeait en parcourant la missive.
«Alors, M. Poitevin ne sait pas?... balbutia-t-il.
— Il ne sait rien du tout; c’est Clarisse toute seule qui vous a porté cette botte... Avouez qu’elle est dans les règles.
— Ah! s’écria le bon garçon, j’aime encore mieux ça qu’une botte de l’autre. Mais, c’est égal, elle est raide tout de même!... C’est un peu fort.»
Petit-Didier, ne comprenant encore rien à la chose, regardait, écoutait, lorsque le grand-père, en quatre mots, le mit au fait de la mauvaise plaisanterie dont il avait été victime.
A cette nouvelle, il voulut se fâcher; mais M. Brusquet, se redressant comme un coq de combat, s’écria que c’était une farce, et qu’il était son homme, s’il la trouvait mauvaise.
Petit-Didier, à sa mine belliqueuse, s’apaisa tout de suite, et même il en prit gaiement son parti.
«Ne parlons plus de cela, fit-il: vous m’avez joué, mademoiselle Clarisse m’a vengé... c’est un chassé-croisé des plus réjouissants. L’essentiel, dans toute cette affaire, c’est que nous pouvons sortir... Vous nous l’affirmez, monsieur Lebigre? Ce n’est plus une farce, cette fois? Elle serait détestable.
— Non! non... ne craignez rien.. Allez au café... allez où vous voudrez... M. Poitevin ne s’est jamais inquiété de vous.. je vous en donne ma parole d’honneur.
— Allons, dit Petit-Didier, se rappelant un mot de Shakespeare, embrassons-nous: «Tout est bien qui finit bien.»
Et l’on s’embrassa!
Le grand-père et la tante Clarisse elle-même reçurent l’accolade fraternelle. Puis les deux braves sortirent tout joyeux.
Le lendemain ils essayèrent de se remettre en pied à la pension des officiers; mais ils s’aperçurent qu’on ne riait plus des autres et qu’on riait d’eux; c’est pourquoi les vacances leur parurent assez lentes à venir.
Ils allèrent enfin promener leurs talents ailleurs, à la grande satisfaction des braves gens de Sainte-Suzanne, et tout rentra dans l’ordre habituel.