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Nicodème

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Un jour, de très bonne heure, un ami auquel j’avais servi de témoin lors de son mariage, un an auparavant, fait bruyamment irruption chez moi. Du plus loin qu’il m’aperçoit il me tend des bras fraternellement ouverts. C’est un Méridional. Il a l’air ravi et un tant soit peu hagard d’un homme éperonné par une heureuse nouvelle à la fin d’une longue et accablante nuit blanche.

Je cède à l’invitation de ses grands diables de bras. Je m’y précipite, surpris, inquiet même; nous échangeons gauchement, du meilleur cœur du monde, une sorte d’embrassade de théâtre. Puis, libéré de l’étreinte, je l’interroge du regard. Il essuie ses yeux où évidemment c’est le bonheur seul qui larmoie; il se mouche, et s’écrie:

— C’est un garçon, mon ami, c’est un garçon!

— Un garçon?... Ah! j’y suis! Oui, oui, oui, je comprends: Vous avez un héritier!... ah bah! — Un garçon!

— Depuis ce matin; énorme, mon cher, énorme.

— Naturellement. C’est le mot de tous les papas, le premier jour. Mais, tous mes compliments! Et, à la maison, on va bien, j’espère?

— La mère et l’enfant se portent comme...

— Comme des charmes, c’est entendu... C’est un cliché, mais il est toujours agréable de l’entendre sortir de la bouche des gens qu’on aime.

— Je suis au comble du bonheur.

Cela dit, mon ami s’assied, éponge et maîtrise de nouveau ses larmes et son émotion, et repart:

— Vous savez, nous ne voulons pas d’autre parrain que vous? Je viens vous en prévenir. Il n’y a pas à dire mon bel ami...

— Je ne vous dirai pas mon bel ami; mais, en vérité, réfléchissez..., vous connaissez... mes sentiments... Je ne pratique nullement... Il me semble assez difficile de faire un chrétien.

— Ta, ta, ta, ta, il n’y a ni sentiment ni opinion qui tienne... C’est un véritable service d’ami que je vous demande de me rendre. car enfin si...

Ici mon ami édita quelques nouveaux pleurs, soupira, puis continua:

— Car si je venais à mourir, mon fils trouverait en vous...

— En moi? — Ah, sacristi!... un fichu parrain! Quel beau cadeau vous lui faites! Aucun foin dans les bottes! La paille de Job tout au plus. — C’est égal, puisque ça vous fait plaisir.... monsieur votre fils sera tenu par moi sur les fonts... Mais, sacrebleu, ne mourez pas!

— Et puis, la commère est charmante! reprend avec gaieté mon ami, absolument rasséréné.

— Il fallait donc le dire tout de suite! — Eh bien, c’est convenu; en avant les dragées.

— Que je vous suis obligé, merci bien!

— Il n’y a pas de quoi. — Ah..., à propos, voilà le moment venu, mon cher papa, voilà l’instant précis pour vous de mettre en pratique votre fameuse théorie.

— Qu’est-ce à dire? — Ma théorie...

— Oui, votre chère théorie! — Vous soutenez depuis longtemps que le choix d’un nom et d’un prénom n’exerce aucune influence sur la destinée de l’homme qui les porte...


— Sans doute! Qu’on s’appelle Pierre ou Paul, cela est sans importance. On est surtout le fils de ses œuvres, et le nom le plus commun peut un jour...

— Ne développez rien. Je n’ai pas l’intention de discuter. J’abonde dans votre bon sens, au contraire. Nous faisons un essai. Votre fils, âgé d’à peu près deux cent cinquante minutes à l’heure qu’il est, n’a pas encore de prénom. Voilà l’instant de se livrer à une expérience. Vous me choisissez pour parrain. Très bien. J’accepte et je demande à doter votre fils du prénom de Nicodème.

— Nicodème?

— Eh bien, oui, Nicodème. Cela doit vous être parfaitement égal.

— Nicodème?... mon Dieu! je ne dis pas... Les prénoms sont faits pour distinguer entre eux les enfants d’une même famille... et sur les actes, comme prénoms, à la suite... Certainement... je suis tout prêt.... personnellement;... mais on l’appellera, tous les jours, par exemple, d’un petit nom plus... moins... Enfin... nous en reparlerons;... ma femme donnera son avis...

— Ah! mais non! — Je réclame comme parrain, et d’accord avec votre théorie, le droit de nommer l’enfant, et de l’entendre appeler du nom que je choisis, au hasard du calendrier.

— Mais c’est que réellement Nicodème?... Enfin, voyons, réfléchissez, mon bien bon; voyez-vous d’ici l’enfant à la pension, au collège, avec ce nom de Nicodème qui fera pouffer de rire ses camarades et dont souriront les professeurs.

— Et pourquoi?

— Pourquoi?... Que sais-je!... Mais parce que Nicodème est Nicodème... Nicodème! Quel nom! Nicodème! Encore si vous aviez la fantaisie de lui donner l’un de ces noms de ces pauvres saints qu’on dédaigne toujours: Lô, Maur ou Mandé... Mais Nicodème!

— Oui, ça rime avec tarte à la crème, assez mal du reste, mais enfin qu’est-ce que cela peut vous faire, à vous?

— A moi, rien; c’est évident. — Mais à l’enfant! Ce nom-là sera pour lui partout, à tout âge, une source de mauvaises plaisanteries, de vexations, de crève-cœur même... Quand il sera grand, beau! Quel nom pour un amoureux, pour un fiancé !

— Mais pourquoi le trouvez-vous si singulier.

— Ce n’est pas singulier que je le trouve, c’est ridicule. Nicodème! — C’est le nom d’un sot, d’un niais... et, je crois, d’un acteur de parade de foire!... que voulez-vous que je vous dise de plus?...

— Rien, mon ami, seulement que vous désertez vos principes, que vous piétinez votre théorie, que vous êtes un philosophe renégat sans courage et sans foi.

— Soit! mais, cap de biou, ce que je suis surtout aujourd’hui, c’est père, et je ne consentirai jamais à laisser appeler mon fils Nicodème, non, mille fois non!

Après cette explosion, mon ami usa de son mouchoir avec emportement et frotta son visage en sueur.

— Ami, remettez-vous d’une alarme si chaude, lui dis-je alors du ton de l’exempt de Molière. Non. nous n’appellerons pas mon filleul de ce nom qui vous déplaît. Et pourtant il fut celui d’un homme de grand cœur..., une âme d’élite.

— Un homme de grand cœur? — Quoi! ce personnage de théâtre?.... cet imbécile..., ce grotesque..., ce nicodème?

— Un instant! — Nous parlerons de celui-ci, auquel vous faites allusion, tout à l’heure; et d’abord ce n’était pas du tout un imbécile, tant s’en faut..., mais poursuivons. — Oui, le premier Nicodème, le seul dont l’histoire fasse mention, fut un héros, un homme à vénérer, qui ne craignit pas de rester fidèle à ses convictions; au contraire, il les proclamait au moment où il y allait de la vie à le faire.

— Et quand cela? Où donc?

— Le lendemain d’une exécution et fort loin d’ici, il y a très longtemps.

— Bah?

— Oui, il se déclara publiquement le partisan, le disciple d’un vaincu, d’un condamné, mort d’un supplice infâme, et cela devant les juges qui avaient envoyé cet ami et ce vaincu à la mort.

— Mais où donc?

— A Jérusalem, il y aura bientôt deux mille ans, quand Jésus fut crucifié.

— A Jérusalem? Pourtant ce n’est pas de saint Pierre qu’il s’agit?

— Ah! mais non! Mon héros n’a pas été béatifié, c’est vrai, mais il n’a pas non plus renié son maître au chant du coq, ce qui vaut mieux peut-être.

— Et cet homme alors, vous dites, c’est...

— C’est ce Nicodème dont vous trouvez le nom si ridicule et si inadmissible.

— Mais, enfin, mon cher, l’employé de la mairie lui-même hésiterait peut-être en souriant à inscrire le nom de

Nicodème sur son registre.

— Je ne vous dis pas le contraire. Mais le dédain de l’employé de la mairie ne saurait empêcher que Nicodème, sénateur juif, pharisien, homme considérable, riche, ait eu la bravoure (voyez l’Évangile de saint Jean) d’aller déclarer qu’il était l’admirateur et l’ami de Jésus, le misérable exécuté. Il aida ensuite Joseph d’Arimathie à ensevelir le corps, qu’il parfuma avec cent livres de myrrhe et d’aloès fournies par lui.


— Certes, je confesse que voilà un bel exemple de fidélité et de foi; celui qui l’a donné au monde était digne du parfait et inaltérable respect de la postérité. Comment se fait-il donc que son nom ait pris, dans la mémoire populaire, une si étrange signification? Car, il n’y a pas à dire, c’est un nom ridicule de nos jours, Nicodème, en France surtout.

— Eh! oui, c’est vrai. Et c’est encore là un de ces phénomènes mystérieux qu’on cherche le plus souvent en vain à s’expliquer et à expliquer aux autres que cette métamorphose bizarre d’un homme ou d’un nom opérée dans l’esprit public, après un certain nombre de siècles.

— A qui la faute?

— A personne et à tout le monde; mais les faits sont là. Ainsi le roi Dagobert, qui fut en somme un Don Juan barbare, viveur et chasseur, et fort cruel parfois, passe dans la mémoire de la foule pour une sorte de joyeux bonhomme très conciliant, tandis que le nom de Nicodème, bien avant la fin du XVIIIe siècle (où il devint le nom du célèbre héros des comédies du cousin Jacques), était déjà transformé en synonyme de niais et de diseur d’âneries rustiques.

— Mais pourquoi cela, encore une fois?

— Ah! j’ai beaucoup cherché, et on l’a cherché beaucoup sans doute avant moi, le pourquoi de cette transformation étrange, et je crois qu’il faut accepter en définitive l’opinion de quelques philosophes, à savoir que les deux premières syllabes du nom de Nicodème, prononcées plus ou moins nettement, ont offert à nos aïeux une assonance et ensuite une ressemblance avec le mot nigaud: — nigaud, nigaudême, nicodème. Et ils ont fini par voir dans Nicodème un excellent sobriquet qu’ils ont répété sans s’enquérir de sa source.

— C’est possible.

— Possible ou non, la chose s’est produite assurément, et comme je vous l’ai dit. Bien avant le cousin Jacques, qui fut le créateur, en 1791, du personnage de Nicodème dans la fameuse comédie de Nicodème dans la lune, le surnom de Nicodème était donné ironiquement aux pauvres gens arrivant de la campagne ou à des citadins naïfs, et on les traitait de grands «Nicodèmes» en oubliant parfaitement le noble Nicodème de l’Évangile.


— C’est malheureux! Mais on ne peut nier que le nom soit absolument discrédité de nos jours. Il serait extrêmement difficile de remonter ce courant. Nicodème, c’est pour toujours peut-être, à Paris, un niais, et c’est tout dire, un niais!

— D’accord, et pourtant la mémoire populaire est encore prise ici en flagrant délit d’erreur. Le Nicodème dont elle se souvient encore à présent, c’est le Nicodème inventé par Beffroy de Reigny dit le cousin Jacques, homme de beaucoup d’esprit et musicien charmant, dont beaucoup d’ariettes ont fait le tour du monde. Or ce Nicodème, ce personnage de foire, comme vous le disiez à tort tout à l’heure, est un charmant Nicodème, d’infiniment de bon sens naïvement exprimé. Il est loin d’être un imbécile et son éloquence est très vive. Le cousin Jacques n’a pris du Nicodème alors connu que le nom et lui a donné la gaieté et la finesse.

— En somme, cher ami, selon vous, et je vous l’accorde volontiers, le nom de Nicodème devrait signifier soit héroïsme et fidélité, si l’on se souvient de l’Évangile, soit esprit et bon sens, si l’on se reporte aux différents Nicodèmes du cousin Jacques, —et jamais stupidité grotesque, comme le croit l’opinion générale.

— Parfaitement.

— Hélas! le monde l’ignore, mon bien bon, mais je souhaite que votre petite protestation le lui fasse connaître. Quant à moi, quelque convaincu que je sois maintenant de l’honorabilité, de l’intelligence, de la beauté même que devrait avoir le nom de Nicodème pour l’esprit public, je ne le ferai point porter à mon fils, je le jure.

— Tant pis, mon cher, car voici comment le cousin Jacques le fait s’exprimer, en son patois, dans la Lune où il est arrivé par ballon, cet honnête Nicodème, digne descendant de Jacques Bonhomme. Comme il vient de parler franchement et librement à un archevêque lunaire, quelqu’un lui dit de respecter au moins l’habit du puissant personnage, Nicodème répond:

«Oh! dit Nicodème, l’usage était aussi dans mon pays de s’ mett’ à genoux d’vant des habits; mais d’puis que l’ peuple a voulu faire usage du sens commun que l’ bon Dieu li a donné comme à vous autres, i’n’se met p’us à genoux que d’vant son créateur, et i’n’estim’ les gens qu’autant qu’i’sont dans leux état... Par exemple moi, je n’sis qu’un pauvre campagnard, eh ben, je n’me fais pas valoir p’us qu’je n’sis. J’travaille parc’ qu’on n’est pas v’nu au monde pour ne rian faire, et si l’bon Dieu m’avait fait pour êt’ ministre, ou archevêque, j’regard’rais ça comme une charge d’plus; — j’port’rais l’habit d’ordonnance; et je n’m’amus’rais pas à courir les lièvres, ou à quêter des pensions à la cour pour n’avoir rien fait... On n’a jamais d’temps d’reste quand on veut faire son d’voir.»

— Ce sont les paroles d’un brave homme et d’un patriote, mais, c’est égal, mon enfant ne s’appellera pas Nicodème.

— Mais je le sais bien! — Et je n’attends pas cette récompense de mes efforts. Il n’en aura pas moins été intéressant pour moi, —et pour vous, peut-être, — d’avoir essayé d’aider la Vérité à sortir de son puits. On n’y réussit pas souvent; mais de l’avoir tenté, cela soulage la conscience.

Mon ami, ces mots ouïs, se leva, serra chaleureusement mes mains entre les siennes, m’invita à dîner, et s’en fut chez lui gai comme un pinson.

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