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CHAPITRE V
Notre généalogie.
ОглавлениеÉtudes monistes sur l'origine et la descendance de l'homme, tendant a montrer qu'il descend des Vertébrés et directement des Primates.
L'esquisse générale de l'arbre généalogique des Primates, depuis les plus anciens Prosimiens de l'éocène jusqu'à l'homme, est renfermée tout entière dans la période tertiaire: il n'y a plus là de «membre manquant» important. La descendance de l'homme d'une lignée de Primates de la période tertiaire, formes aujourd'hui disparues, n'est plus une vague hypothèse mais un fait historique. L'importance incommensurable qu'offre cette connaissance certaine de l'origine de l'homme s'impose à tout penseur impartial et conséquent.
(Conférence faite à Cambridge sur l'état actuel de nos connaissances relativement à l'origine de l'homme, 1898.)
SOMMAIRE DU CINQUIÈME CHAPITRE
Origine de l'homme.—Histoire mythique de la création. Moïse et Linné.—Création des espèces constantes.—Théorie des cataclysmes, Cuvier.—Transformisme, Gœthe (1790).—Théorie de la descendance, Lamarck (1809).—Théorie de la sélection, Darwin (1859).—Histoire généalogique (phylogénie) (1866).—Arbres généalogiques.—Morphologie générale.—Histoire de la création naturelle.—Phylogénie systématique.—Grande loi fondamentale biogénétique.—Anthropogénie.—L'homme descendant du singe.—Théorie «pithécoïde».—Le pithécanthrope fossile de Dubois (1894).
LITTÉRATURE
Ch. Darwin.—L'origine de l'homme et la sélection sexuelle.
Th. Huxley.—Des faits qui témoignent de la place de l'homme dans la nature.
E. Haeckel.—Anthropogénie. (2 ter Theil Stammesgeschichte oder Phylogenie) IVe Aufl. 1891.
C. Gegenbaur.—Vergleichende Anatomie der Wirbelthiere mit Berücksichtigung der Wirbellosen (2 Bde, Leipzig, 1898).
C. Zittel.—Grundzüge der Palaeontologie (1895).
E. Haeckel.—Systematische Stammesgeschichte des Menschen (7. Kapitel der Systematischen Phylogenie der Wirbelthiere), Berlin 1895.
L. Buchner.—Der Mensch und eine Stellung in der Natur, in Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft (3e Aufl. 1889).
J.-G. Vogt.—Die Menschwerdung. Die Entwickelung des Menschen aus der Hauptreihe der Primaten (Leipzig, 1892).
E. Haeckel.—Ueber unsere gegenwaertige Kenntniss vom Ursprung des Menschen (Vertrag in Cambridge), trad. fr. du Dr Laloy. 2e tirage 1900.
La plus jeune, parmi les grandes branches de l'arbre vivant de la biologie, c'est cette science naturelle que nous appelons Généalogie ou Phylogénie. Elle s'est développée bien plus tard encore et malgré des difficultés bien plus grandes, que sa sœur naturelle, l'embryogénie ou ontogénie. Celle-ci avait pour objet la connaissance des processus mystérieux par suite desquels les individus organisés, animaux ou plantes, se développent aux dépens de l'œuf. La généalogie, par contre, doit répondre à cette question beaucoup plus difficile et obscure: «Comment sont apparues les espèces organiques, les différents phylums d'animaux ou de plantes?»
L'ontogénie (aussi bien l'embryologie, que l'étude des métamorphoses), pouvait adopter, pour résoudre sa tâche, sise tout proche, la voie immédiate de l'observation empirique; elle n'avait qu'à suivre jour par jour et heure par heure les transformations visibles que l'embryon organisé, dans l'espace de peu de temps, subit à mesure qu'il se développe aux dépens de l'œuf. Bien plus difficile était, dès l'origine, la tâche lointaine de la phylogénie; car les lents processus de transformation graduelle qui déterminent l'apparition des espèces végétales et animales, s'accomplissent insensiblement au cours de milliers et de millions de siècles; leur observation immédiate n'est possible que dans des limites très restreintes et la plus grande partie de ces processus historiques ne peut être connue qu'indirectement: par la réflexion critique, en utilisant pour les comparer des données empiriques appartenant aux domaines très différents de la paléontologie, de l'ontogénie et de la morphologie. A cela se joignait l'important obstacle que constituait pour la généalogie naturelle, en général, son rapport intime avec l'«histoire de la création», avec les mythes surnaturels et les dogmes religieux; on conçoit dès lors aisément que ce ne soit qu'au cours de ces quarante dernières années que l'existence, en tant que science, de la véritable phylogénie ait pu être conquise et assurée, après de difficiles combats.
Histoire mythique de la création.—Tous les essais sérieux entrepris jusqu'au commencement de notre XIXe siècle pour résoudre le problème de l'apparition des organismes, sont venus échouer dans le labyrinthe des légendes surnaturelles de la création. Les efforts individuels de quelques penseurs éminents pour s'émanciper, atteindre à une explication naturelle, demeurèrent infructueux. Les mythes divers, relatifs à la création se sont développés, chez tous les peuples civilisés de l'antiquité, en même temps que la religion; et pendant le moyen âge, ce fut naturellement le christianisme, parvenu à la toute-puissance, qui revendiqua le droit de résoudre le problème de la création. Or comme la Bible était la base inébranlable de l'édifice religieux chrétien, on emprunta toute l'histoire de la création au premier livre de Moïse. C'est encore là-dessus que s'appuya le grand naturaliste suédois, Linné, lorsqu'en 1735, le premier, dans son Systema naturæ, point de départ de la science postérieure,—il entreprit de trouver, pour les innombrables corps de la nature, une ordonnance, une terminologie et une classification systématiques. Il inaugura, comme étant le meilleur auxiliaire pratique, la double dénomination bien connue, ou «nomenclature binaire»; il donna à chaque espèce ou phylum un nom d'espèce particulier qu'il fit précéder d'un nom plus général de genre. Dans un même genre (genus) furent réunies les espèces (species) voisines; c'est ainsi, par exemple, que Linné réunit dans le genre chien (canis), comme des espèces différentes le chien domestique (canis familiaris), le chacal (canis aureus), le loup (canis lupus), le renard (canis vulpes), etc. Cette nomenclature parut bientôt si pratique qu'elle fut partout adoptée et qu'elle est appliquée aujourd'hui encore dans la systématique, tant en botanique qu'en zoologie.
Mais la science se heurta à un dogme théorique des plus dangereux, celui-là même auquel Linné avait rattaché sa notion pratique d'espèce. La première question qui devait se poser à ce savant penseur, c'était naturellement de savoir ce qui constitue proprement le concept d'espèce, quelles en sont la compréhension et l'extension. A cette question fondamentale, Linné faisait la plus naïve réponse, s'appuyant sur le mythe mosaïque de la création, universellement admis: Species tot sunt diversæ, quot diversas formas ab initio creavit infinitum eus. (Il y a autant d'espèces différentes que l'être infini a créé au début de formes différentes). Ce dogme théosophique coupait court à toute explication naturelle de l'apparition des espèces. Linné ne connaissait que les espèces actuelles végétales et animales: il ne soupçonnait rien des formes disparues, infiniment plus nombreuses, qui avaient peuplé notre globe, sous des aspects divers, pendant les périodes antérieures de son histoire.
C'est seulement au début de notre siècle que ces fossiles furent mieux connus par Cuvier. Dans son ouvrage célèbre sur les os fossiles des Vertébrés quadrupèdes (1812), il donna, le premier, une description exacte et une juste interprétation de nombreux fossiles. Il démontra en même temps qu'aux différentes périodes de l'histoire de la terre, une série de faunes très différentes s'étaient succédé. Comme Cuvier s'obstinait à maintenir la théorie de Linné de l'indépendance absolue des espèces, il crut ne pouvoir expliquer leur apparition qu'en disant qu'une série de grands cataclysmes et de créations successives s'étaient succédé sur la terre; toutes les créatures vivantes auraient été anéanties au commencement de chaque grande révolution terrestre, tandis qu'à la fin, une nouvelle faune aurait été créée. Bien que cette théorie des cataclysmes de Cuvier conduisît aux conséquences les plus absurdes et conclût au pur miracle, elle fut bientôt universellement adoptée et régna jusqu'à Darwin (1859).
Transformisme (Gœthe).—On entrevoit aisément que les idées courantes sur l'absolue indépendance des espèces organiques et leur création surnaturelle, ne pouvaient pas satisfaire les penseurs plus profonds. Aussi trouvons-nous, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, quelques esprits éminents préoccupés de trouver une solution naturelle au «grand problème de la création». Devançant tous les autres, le plus éminent de nos poètes et de nos penseurs, Gœthe, par ses études morphologiques prolongées et assidues, avait déjà clairement reconnu, il y a plus de cent ans, le rapport intime de toutes les formes organiques et il était déjà parvenu à la ferme conviction d'une origine naturelle commune.
Dans sa célèbre Métamorphose des plantes (1790), il faisait dériver les diverses formes de plantes d'une plante originelle et les divers organes d'une même plante d'un organe originel, la feuille. Dans sa théorie vertébrale du crâne, il essayait de montrer que le crâne de tous les Vertébrés—y compris l'homme!—était constitué de la même manière par certains groupes d'os, disposés selon un ordre fixe, et qui n'étaient autre chose que des vertèbres transformées. C'était précisément ses études approfondies d'ostéologie comparée qui avaient conduit Gœthe à la ferme certitude de l'unité d'organisation; il avait reconnu que le squelette de l'homme est constitué d'après le même type que celui de tous les autres Vertébrés, «formé d'après un modèle qui ne s'efface un peu que dans ses parties très constantes et qui, chaque jour, grâce à la reproduction, se développe et se transforme». Gœthe tient cette transformation pour la résultante de l'action réciproque de deux forces plastiques: une force interne centripète de l'organisme, la «tendance à la spécification» et une force externe, centrifuge, la «tendance à la variation» ou «l'Idée de métamorphose»; la première correspond à ce que nous appelons aujourd'hui l'hérédité, la seconde à l'adaptation. Combien Gœthe, par ces études de philosophie scientifique sur «la formation et la transformation des corps organisés de la nature», avait pénétré profondément dans leur essence et combien par suite, on peut le considérer comme le précurseur le plus important de Darwin et de Lamarck, c'est ce qui ressort des passages intéressants de ses œuvres que j'ai rassemblés dans la 4e leçon de mon Histoire de la Création Naturelle[14], (9e édition, p. 65 à 68). Cependant, ces idées d'évolution naturelle exprimées par Gœthe, comme aussi les vues analogues (cf. op. cit.) de Kant, Oken, Treviranus et autres philosophes naturalistes du commencement de ce siècle, ne s'étendaient pas au-delà de certaines notions générales. Il y manquait le puissant levier, nécessaire à «l'histoire de la création naturelle» pour se fonder définitivement par la critique du dogme d'espèce, et ce levier nous le devons à Lamarck.
Théorie de la descendance (Lamarck 1809).—Le premier essai vigoureux en vue de fonder scientifiquement le transformisme, fut fait au début du XIXe siècle par le grand philosophe naturaliste français, Lamarck, l'adversaire le plus redoutable de son collègue Cuvier, à Paris. Déjà, en 1802, il avait exprimé dans ses Considérations sur les corps vivants, les idées toutes nouvelles sur l'instabilité et la transformation des espèces, d'idées qu'il a traitées à fond, en 1809, dans les deux volumes de son ouvrage profond, la Philosophie zoologique. Lamarck développait là, pour la première fois,—en opposition avec le dogme régnant de l'espèce—l'idée juste que l'espèce organique était une abstraction artificielle, un terme à valeur relative, aussi bien que les termes plus généraux de genre, de famille, d'ordre et de classe. Il prétendait, en outre, que toutes les espèces étaient variables et provenaient d'espèces plus anciennes, par des transformations opérées au cours de longues périodes. Les formes ancestrales communes, desquelles proviennent les espèces ultérieures, étaient à l'origine des organismes très simples et très inférieurs; les premières et les plus anciennes s'étant produites par parthénogénèse. Tandis que par l'hérédité, le type se maintient constant à travers la série des générations, les espèces se transforment insensiblement par l'adaptation, l'habitude et l'exercice des organes. Notre organisme humain, lui aussi, provient, de la même manière, des transformations naturelles effectuées à travers une série de mammifères voisins des singes. Pour tous ces processus, comme en général pour tous les phénomènes de la vie de l'esprit aussi bien que de la nature, Lamarck n'admet exclusivement que des processus mécaniques, physiques et chimiques: il ne tient pour vraies que les causes efficientes.
Sa profonde Philosophie zoologique contient les éléments d'un système de la nature purement moniste, fondé sur la théorie de l'évolution. J'ai exposé en détail les mérites de Lamarck dans la 4e leçon de mon Anthropogénie (4e édition, p. 63) et dans la 5e leçon de ma Création naturelle (9e édition, p. 89).
On aurait pu s'attendre à ce que ce grandiose essai, en vue de fonder scientifiquement la théorie de la descendance, ait aussitôt ébranlé le mythe régnant de la création des espèces et frayé la voie à une théorie naturelle de l'évolution. Mais, au contraire, Lamarck fut aussi impuissant contre l'autorité conservatrice de son grand rival Cuvier, que devait l'être, vingt ans plus tard, son collègue et émule Geoffroy Saint-Hilaire. Les combats célèbres que ce philosophe naturaliste eut à soutenir en 1830, au sein de l'Académie française, contre Cuvier se terminèrent par le complet triomphe de ce dernier. J'ai déjà parlé très longuement de ces combats auxquels Gœthe prit un si vif intérêt (H. de la Cr., p. 77 à 80). Le puissant développement que prit à cette époque l'étude empirique de la biologie, la quantité d'intéressantes découvertes faites, tant sur le domaine de l'anatomie que sur celui de la physiologie comparée, l'établissement définitif de la théorie cellulaire et les progrès de l'ontogénie, tout cela fournissait aux zoologistes et aux botanistes un tel surcroît de matériaux de travail productif, qu'à côté de cela la difficile et obscure question de l'origine des espèces fut complètement oubliée. On se contenta du vieux dogme traditionnel de la création. Même après que le grand naturaliste anglais Ch. Lyell (1830), dans ses Principes de Géologie eut réfuté la théorie miraculeuse des cataclysmes de Cuvier et eut démontré que la nature inorganique de notre planète avait suivi une évolution naturelle et continue—même alors, on refusa au principe de continuité si simple de Lyell, toute application à la nature organique. Les germes d'une phylogénie naturelle, enfouis dans les œuvres de Lamarck, furent oubliés autant que l'ébauche d'ontogénie naturelle qu'avait tracée, cinquante ans plutôt (1759), G. F. Wolff dans sa théorie de la génération. Dans les deux cas, il fallut un demi-siècle tout entier avant que les idées essentielles sur le développement naturel, parvinssent à se faire admettre. Ce fut seulement après que Darwin (1859) eut abordé la solution du problème de la création par un tout autre côté, s'aidant avec succès du trésor de connaissances empiriques acquises depuis, que l'on commença à s'occuper de Lamarck comme du plus grand parmi les devanciers de Darwin.
Théorie de la sélection (Darwin 1859).—Le succès sans exemple que remporta Darwin est connu de tous; ce savant apparaît ainsi, à la fin du XIXe siècle, sinon comme le plus grand des naturalistes qu'on y compte, du moins comme celui qui y a exercé le plus d'influence. Car, parmi les grands et nombreux héros de la pensée à notre époque, aucun, au moyen d'un seul ouvrage classique, n'a remporté une victoire aussi colossale, aussi décisive et aussi grosse de conséquences, que Darwin avec son célèbre ouvrage principal: De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle dans les règnes animal et végétal ou de la survivance des races les mieux organisées dans la lutte pour la vie[15]. Sans doute, la réforme de l'anatomie et la physiologie comparées, par J. Muller, a marqué pour la biologie tout entière une époque nouvelle et féconde. Sans doute, l'établissement de la théorie cellulaire par Schleiden et Schwann, la réforme de l'ontogénie par Baer, l'établissement de la loi de substance par Robert Mayer et Helmholtz ont été des hauts faits scientifiques de premier ordre: aucun, cependant, quant à l'étendue et la profondeur des conséquences, n'a exercé une action aussi puissante, transformé au même point la science humaine tout entière que ne l'a fait la théorie de Darwin, sur l'origine naturelle des espèces. Car par là était résolu le «problème mythique de la Création» et avec lui la grave «question des questions», le problème de la vraie nature et de l'origine de l'homme lui-même.
Si nous comparons entre eux les deux grands fondateurs du transformisme, nous trouvons chez Lamarck une tendance prépondérante à la déduction, à ébaucher l'esquisse d'un système moniste complet,—chez Darwin, au contraire, prédominent l'emploi de l'induction, les efforts prudents pour établir, avec le plus de certitude possible sur l'observation et l'expérience, les diverses parties de la théorie de la descendance. Tandis que le philosophe naturaliste français dépasse de beaucoup le cercle des connaissances empiriques d'alors et esquisse, en somme, le programme des recherches à venir—l'expérimentateur anglais, au contraire, a le grand avantage de poser le principe d'explication qui sera le principe d'unification, permettant de synthétiser une masse de connaissances empiriques accumulées jusqu'alors sans pouvoir être comprises. Ainsi s'explique que le succès de Darwin ait été aussi triomphant que celui de Lamarck a été éphémère. Darwin n'a pas eu seulement le grand mérite de faire converger les résultats généraux des différentes disciplines biologiques au foyer du principe de la descendance et de les expliquer tous par là; il a, en outre, découvert dans le principe de sélection, la cause directe du transformisme qui avait échappé à Lamarck. Darwin praticien, éleveur, ayant appliqué aux organismes à l'état de nature les conclusions tirées de ses expériences de sélection artificielle et ayant découvert dans la lutte pour la vie le principe qui réalise la sélection naturelle, posa son importante théorie de la sélection, ce qu'on appelle proprement le darwinisme[16].
Généalogie (Phylogénie 1866).—Parmi les tâches nombreuses et importantes que Darwin traça à la biologie moderne, l'une des plus pressantes sembla la réforme du système, en zoologie comme en botanique. Puisque les innombrables espèces animale et végétale n'étaient pas «créées» par un miracle surnaturel mais avaient «évolué» par transformation naturelle, leur système naturel apparaissait comme leur arbre généalogique. La première tentative en vue de transformer en ce sens la systématique est celle que j'ai faite moi-même dans ma Morphologie générale des organismes (1866). Le premier livre de cet ouvrage (Anatomie générale) traitait de la «science mécanique des formes constituées», le second volume (Embryologie générale), des «formes se constituant». Une «Revue généalogique du système naturel des organismes» servait d'introduction systématique à ce dernier volume. Jusqu'alors, sous le nom d'embryologie, tant en botanique qu'en zoologie, on avait entendu exclusivement celle des individus organisés (embryologie et étude des métamorphoses). Je soutins, par contre, l'idée qu'en face de l'embryologie (ontogénie) se posait, aussi légitime, une seconde branche étroitement liée à la première, la généalogie (phylogénie). Ces deux branches de l'histoire du développement des êtres sont entre elles, à mon avis, dans le rapport causal le plus étroit, ce qui repose sur la réciprocité d'action des lois d'hérédité et d'adaptation et à quoi j'ai donné une expression précise et générale dans ma loi fondamentale biogénétique.
Histoire de la création naturelle (1868).—Les vues nouvelles que j'avais posées dans ma Morphologie générale, en dépit de la façon rigoureusement scientifique dont je les exposais, n'ayant éveillé que peu l'attention des gens compétents et moins encore trouvé de succès près d'eux, j'essayai d'en reproduire la partie la plus importante dans un ouvrage plus petit, d'allure plus populaire, qui fût accessible à un plus grand cercle de lecteurs cultivés. C'est ce que je fis en 1868 dans mon Histoire de la création naturelle (Conférences scientifiques populaires sur la théorie de l'évolution en général et celles de Darwin, Gœthe et Lamarck en particulier). Si le succès de la Morphologie générale était resté bien au-dessous de ce que j'étais en droit d'espérer, par contre celui de la Création naturelle dépassa de beaucoup mon attente. Dans l'espace de trente ans, il en parut neuf éditions remaniées et douze traductions différentes. Malgré ses nombreuses lacunes, ce livre a beaucoup contribué à faire pénétrer dans tous les milieux les grandes idées directrices de la théorie de l'évolution.
Je ne pouvais, bien entendu, indiquer là que dans ses traits généraux, la transformation phylogénétique du système naturel, ce qui était mon but principal. Je me suis rattrapé plus tard en établissant tout au long ce que je n'avais pu faire ici, le système phylogénétique et cela dans un ouvrage plus important, la Phylogénie systématique (Esquisse d'un système naturel des organismes fondé sur leur généalogie). Le premier volume (1894) traite des Protistes et des plantes; le second (1896) des Invertébrés; le troisième (1895) des Vertébrés. Les arbres généalogiques des groupes, petits et grands, sont étendus aussi loin que me l'ont permis mes connaissances dans les trois grandes «chartes d'origine»: paléontologie, ontogénie et morphologie.
Loi fondamentale biogénétique.—Le rapport causal étroit qui, à mon avis, unit les deux branches de l'histoire organique du développement des êtres, avait déjà été souligné par moi dans ma Morphologie générale (à la fin du Ve livre), comme l'une des notions les plus importantes du transformisme et j'avais donné à ce fait une expression précise dans plusieurs «Thèses sur le lien causal entre le développement ontogénique et le phylétique»: L'ontogénie est une récapitulation abrégée et accélérée de la phylogénie, conditionnée par les fonctions physiologiques de l'hérédité (reproduction) et de l'adaptation (nutrition). Déjà Darwin (1859) avait insisté sur la grande importance de sa théorie pour expliquer l'embryologie, et Fritz Muller avait essayé (1864) d'en donner la preuve en prenant pour exemple une classe précise d'animaux, les Crustacés, dans son ingénieux petit travail intitulé: Pour Darwin. J'ai cherché, à mon tour, à démontrer la valeur générale et la portée fondamentale de cette grande loi biogénétique, dans une série de travaux, en particulier dans La biologie des éponges calcaires (1872) et dans les Etudes sur la théorie gastréenne (1873-1884). Les principes que j'y posais de l'homologie des feuillets germinatifs, et des rapports entre la palingénie (histoire de l'abréviation) et la cénogénie (histoire des altérations) ont été confirmés depuis par les nombreux travaux d'autres zoologistes; par eux il est devenu possible de démontrer l'unité des lois naturelles à travers la diversité de l'embryologie animale; on en conclut, quant à l'histoire généalogique des animaux, à leur commune descendance d'une forme ancestrale des plus simples.
Anthropogénie (1874).—Le fondateur de la théorie de la descendance, Lamarck, dont le regard portait si loin, avait très justement reconnu, dès 1809, que sa théorie valait universellement et que, par suite, l'homme, en tant que Mammifère le plus perfectionné, provenait de la même souche que tous les autres et ceux-ci, à leur tour, de la même branche plus ancienne de l'arbre généalogique, que les autres Vertébrés. Il avait même déjà indiqué par quels processus pouvait être expliqué scientifiquement le fait que l'homme descend du singe, en tant que Mammifère le plus voisin de lui. Darwin, arrivé naturellement aux mêmes convictions, laissa avec intention de côté, dans son ouvrage capital (1859), cette conséquence de sa doctrine, qui soulevait tant de révoltes et il ne l'a développée, avec esprit, que plus tard (1871) dans un ouvrage en deux volumes sur Les ancêtres directs de l'homme et la sélection sexuelle. Mais, dans l'intervalle, son ami Huxley (1863) avait déjà discuté avec beaucoup de pénétration cette conséquence, la plus importante de la théorie de la descendance, dans son célèbre petit ouvrage sur Les faits qui témoignent de la place de l'homme dans la nature. Disposant de l'anatomie et de l'ontogénie comparées et s'appuyant sur les faits de la paléontologie, Huxley montra dans cette proposition que «l'homme descend du singe», conséquence nécessaire du darwinisme—et qu'on ne pouvait donner aucune autre explication scientifique de l'origine de la race humaine. Cette conviction était, alors déjà, partagée par C. Gegenbaur, le représentant le plus éminent de l'anatomie comparée, qui a fait faire à cette science importante d'immenses progrès par l'application conséquente et judicieuse qu'il y a faite de la théorie de la descendance.
Toujours par suite de cette théorie pithécoïde (ou origine simiesque de l'homme) une tâche plus difficile s'imposait: c'était de rechercher non seulement les ancêtres de l'homme les plus directs, parmi les Mammifères de la période tertiaire, mais aussi la longue série de formes animales qui avaient vécu à des époques antérieures de l'histoire de la Terre et qui s'étaient développées à travers un nombre incalculable de millions d'années. J'avais déjà commencé à chercher une solution hypothétique à ce grand problème historique, en 1866, dans ma Morphologie générale; j'ai continué à la développer en 1874 dans mon Anthropogénie (Ire partie: Embryologie; IIe partie: Généalogie). La quatrième édition remaniée de ce livre (1891) contient, à mon avis, l'exposé de l'évolution de la race humaine qui, dans l'état actuel de nos connaissances des sources, se rapproche le plus du but lointain de la vérité; je me suis constamment efforcé de recourir également et en les accordant entre elles aux trois sources empiriques de la paléontologie, de l'ontogénie et de la morphologie (anatomie comparée). Sans doute, les hypothèses sur la descendance, données ici, seront plus tard confirmées et complétées, chacune en particulier, par les recherches phylogénétiques à venir; mais je suis tout aussi convaincu que la hiérarchie que j'ai tracée des ancêtres de l'homme répond en gros à la vérité. Car la série historique des fossiles de Vertébrés correspond absolument à la série évolutive morphologique, que nous font connaître l'anatomie et l'ontogénie comparées: aux Poissons siluriens succèdent les Poissons amphibies du dévonien[17], les Amphibies du carbonifère, les Reptiles permiques et les Mézozoïques mammifères; parmi eux apparaissent d'abord, pendant la période du trias, les formes inférieures, les Monotrèmes, puis pendant la période jurassique les Marsupiaux, enfin pendant la période calcaire, les plus anciens Placentaliens. Parmi ceux-ci apparaissent d'abord, au début de la période tertiaire (éocène) les plus anciens des Primates ancestraux, les Prosimiens, puis, pendant le miocène les Singes véritables et parmi les Catarrhiniens tout d'abord les Cynopithèques, ensuite les Anthropomorphes; un rameau de ces derniers a donné naissance, pendant le pliocène, à l'homme singe encore muet (Pithecanthropus alalus) et de celui-ci descend enfin l'homme doué de la parole.
On rencontre bien plus de difficulté et d'incertitude en cherchant à reconstruire la série des ancêtres invertébrés qui ont précédé nos ancêtres vertébrés; car nous n'avons pas de restes pétrifiés de leurs corps mous et sans squelette; la paléontologie ne peut nous fournir aucune preuve certaine. D'autant plus précieuses deviennent les sources de l'anatomie et de l'ontogénie comparées. Comme l'embryon humain passe par le même stade «chordula» que l'embryon de tous les autres Vertébrés, comme il se développe aux dépens des deux feuillets d'une «gastrula», nous en concluons, d'après la grande loi biogénétique, à l'existence passée de formes ancestrales correspondantes (Vermaliés, Gastréadés). Mais ce qui est surtout important, c'est ce fait fondamental, que l'embryon de l'homme, comme celui de tous les autres animaux, se développe primitivement aux dépens d'une simple cellule; car cette cellule-souche (cytula)—«ovule fécondé»—témoigne indiscutablement d'une forme ancestrale correspondante monocellulaire, d'un antique ancêtre (période laurentienne) Protozoaire.