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II
ОглавлениеOn doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution, l'auberge du Bon-Repos, alors que tous les autres cabarets de Chartres regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui ce lieu que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé comme ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait donc pour sa mauvaise réputation.
Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que, jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres. Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du Bon-Repos, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été avéré que la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon nombre de sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables.
Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique, qui avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière. Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure par laquelle se serait écoulé son argent.
Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le Bon-Repos, n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait si nombreux.
On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste. La recherche était demeurée stérile.
Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot. En se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois, s'absentait pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le bonhomme devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans.
À cette supposition, un malin avait répliqué:
—Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en quelque coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement cherchée dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant son départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il enfouissait son trésor.
Et ledit malin ajouta:
—Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller.
La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné le trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition.
Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière.
On l'avait empoisonné pendant la nuit.
Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança vertement.
—C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura bavardé de la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des affiliés qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu et on s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval.
Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre qu'un clou.
—Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant.
Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée proclamait alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le maigre diable, à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche.
—Que fais-tu? poursuivit le lieutenant.
—Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près mangé.
Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur.
—Et tu t'appelles? dit Vasseur.
—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma maigreur.
Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise, loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda:
—Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme?
Et se reprenant:
—Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je te mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os.
Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression de fermeté tenace.
—J'accepte la conséquence, dit-il.
Puis, avec une hésitation:
—Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il.
—Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais je puis t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du jour où seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal condamnera à mort.
À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212 témoins. Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai que Fil-à-Beurre avait devant lui.
—Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de faire mes adieux à quelqu'un.
—Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la pensée qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son cœur à Fil-à-Beurre.
Barnabé secoua la tête et d'une voix grave:
—Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué comme le chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim, lui a donné la pâtée... dévoué comme tout cœur reconnaissant doit se montrer pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru.
Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce point pour demander:
—Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous retrouver?
—Ici même, à l'auberge du Bon-Repos, où tu trouveras un cheval pour me suivre, dit Vasseur.
Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible.
—Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce que vous tenez beaucoup à ce que je monte à cheval?
—Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera longue.
—Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas surmener vos montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles aillent à un trot modéré; c'est déjà bien gentil...
—Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir?
—Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai pas besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot modéré.
Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille vitesse, murmura:
—Peste! un joli marcheur.
Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du Bon-Repos peu après l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice.
Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus de huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter l'établissement discrédité, avait acheté le Bon-Repos avec l'espoir de relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux solides gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre à Chartres.
Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine.
Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever l'auberge. Il avait compté sans la réprobation publique qui avait continué à voir en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc résulté, comme on le sait, que, le jour de l'exécution, le Bon-Repos, qui aurait pu héberger quarante chevaux et rafraîchir dans sa grande salle deux cents buveurs, n'avait vu franchir son seuil que par ces deux cavaliers, du nom de Lambert et Fichet, venus à la suite du lieutenant Vasseur et qui n'étaient autres que deux gendarmes, déguisés comme leur chef.
C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur, qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue course à fournir.
Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment à loger un demi-escadron.
Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur le pavé de la cour.
—Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha Lambert, qui avait de la littérature, en constatant cette solitude profonde.
Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une oreille des plus fines et un nez exercé au suprême.
Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta:
—Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends un bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot.
Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la bride de son cheval à Lambert, en disant:
—Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût.
Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de la maison, trois hommes attablés.
C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils.
Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en voyant sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite.
Il n'en était rien! absolument rien!
Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à rassasier vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait de vider son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix qui sonnait la plus parfaite satisfaction:
—Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure longtemps!!!
Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, il se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria:
—Tiens! c'est le flandrin de Fichet!
Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui était octroyée, il se roidit, l'œil rond, la moustache hérissée, les coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique:
—Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le contraire!
Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart qui, tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant:
—Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins pour manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de melon.
Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez de Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet. L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance.
—Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris.
—Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant ses deux fils.
Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son regard sur les deux autres convives.
—Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux camarades.
Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, son compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans la salle.
À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le brigadier Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria:
—Dire que, depuis six mois que le Bon-Repos s'est transformé en souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux gendarmes!
Le brigadier avançait la vérité.
Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs qui étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la justice, les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant Vasseur, avaient fait de l'auberge une souricière par une fausse vente au soi-disant Jupart.
Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu et ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement.
—Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses complices n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de sa mission à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la fourchette et du verre.
—Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux bouchées.
—Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous ne les ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros malin? demanda le brigadier d'un ton froissé.
—Il en est entré au moins un, insista Lambert.
Et après avoir vidé son verre, il ajouta:
—Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là.
—Ça, c'est vrai, avoua le brigadier.
Puis, en homme loyal, il reprit:
—Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude finaud qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les dents.
Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta:
—N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la tempête, j'aurais pu—il est vrai que c'eût été de la moutarde après dîner—lui faire part de deux détails que j'avais relevés.
—Quels détails? demanda Lambert curieux.
—Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en aurais avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un si étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le lui en avais fait part.
—Pas possible! C'était donc bien extraordinaire?
—J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le cheval devait être un gendarme.
À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur.
—Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en souffler mot au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le cerveau pas mal fêlé, ricana Lambert.
Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un nouveau rire, le brigadier continua d'un ton convaincu:
—Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un gendarme. Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture et celle de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a pénétré dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils n'auraient pas manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un vacarme des cinq cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous dormi comme des pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils connaissaient l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par une caresse les deux fois.
—Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné.
—Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et qu'il l'y a ramenée.
—Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous chercher votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme s'est simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal... C'est simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de pareilles imaginations? appuya Lambert.
Mais le brigadier demeura tenace en son dire.
—Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il.
—Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve? avança un autre écouteur.
—Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le second détail dont je vous ai parlé.
—Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait à choisir ses termes.
—Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de débarrasser l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce soin. Alors, je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés à coups d'éperon... les blessures étaient fraîches.
Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de belle élocution:
—D'où vous conclusionnez, brigadier?
—Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser pour se rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être de retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon.
—Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert.
—Je m'en doute, avança le conteur.
—Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda Fichet.
—À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché a proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de son cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le pied des autres en tuant le cheval.
Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir.
—Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme? demanda Lambert.
—Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans l'écurie, mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier.
—Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous n'avez qu'à vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se trouvaient là quand celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé son idée.
—Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément où je perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il n'y avait avec moi que le lieutenant Vasseur.
Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le commandement, prononça cet ordre:
—Fichet, selle mon cheval!
C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle.