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III

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Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de reconnaissance que bien des cœurs de femme auraient été heureux de lui traduire en un sentiment plus doux.

Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en coulisse.

—Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à l'impossible.

Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner de certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace.

Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de ne pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur.

Subitement, il était devenu triste.

On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors, à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec ceux qui répétaient:

—Il est amoureux de la lune.

Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au Bon-Repos pour commander à Fichet de lui seller son cheval.

—Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu.

—L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la gaieté, se dit Lambert.

Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu:

—Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas tarder à venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui.

Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la consigne donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui pénétrerait dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans une cave pour y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon que ladite consigne fût levée pour Barnabé.

Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna vers Lambert:

—À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais, tu iras chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici, commanda-t-il.

—Oui, mon lieutenant, dit Lambert.

Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion:

—C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller, pour avoir ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable d'entreprendre notre voyage... une rude bête pourtant!

En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible.

—Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en selle.

Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi des yeux par Lambert, qui se disait:

—J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de ce train-là.

Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte de la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue:

—Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue!

Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança ventre à terre.

Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de retour au Bon-Repos.

Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était presque fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient labourés de coups d'éperon.

—Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le cheval à l'écurie.

Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et se dit:

—Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet que nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie.

Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances terribles qui brisent le cœur.

Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva son calme.

À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre une voix qui disait:

—Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous.

C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa dernière entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un vrai squelette.

—Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon? demanda le lieutenant.

Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré:

—J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il.

Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au visage.

—Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es pâle comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue!

Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse.

—La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez ordonné de venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors, pour tuer le temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la fichue idée m'est venue d'aller là-bas, sur la place publique... et, dame! vingt-trois à la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de spectacle, ça n'est pas sans vous secouer.

C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât pas. Il entama donc un autre sujet en demandant:

—Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre?

—Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la peau, j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx.

—Mais tu finiras par tomber de fatigue.

—En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers en croupe... ça me soulagera.

—Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui s'était pris de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait habile, courageux et foncièrement honnête.

Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à quelques pas avec les chevaux en main:

—En selle! commanda-t-il.

Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta le Bon-Repos à la nuit tombante.

Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit entendre ces mots:

—Pardon, lieutenant...

—Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre départ, je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, voyageant avec ses garçons fariniers?

Et, après cette leçon, il ajouta:

—À présent, lâche ce que tu avais à dire.

—Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la souplesse de demander ous'que nous allerions? demanda Fichet.

—Tiens-tu bien à le savoir?

—J'en aurais l'intendance.

Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet, car, sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine:

—Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau François.

Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il reprit:

—Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer la licence que je saverais ous qu'il est le Beau François?

—Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux Fichet. Autant que je puis croire, notre homme doit se trouver en Sarthe, en Mayenne ou en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La Flèche ou de Laval à Angers et Saumur. Tu vois que nous avons devant nous un bon bout de promenade.

—Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert après avoir entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le pays que venait de désoler la terrible guerre des chouans.

Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand amateur de plaies et de bosses.

À la réflexion de son camarade, il débita gravement:

—Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes.

—Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans le satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert.

Le saucisson à pattes I

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