Читать книгу Le saucisson à pattes I - Eugène Chavette - Страница 16
ОглавлениеEn effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général Brune.
Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages.
Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite, avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient.
Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne:
—Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur?
—Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux.
—Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit Vasseur.
Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait vainement de rendre indifférente, il reprit:
—Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil?
La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps, Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon.
—Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce pays-là?
—Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les pieds, affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y avait pas à douter.
—Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V...
Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis, brusquement, en homme surpris par un souvenir:
—J'y suis! s'écria-t-il.
Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la veste que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa tête, avait refusé de lui expliquer.
Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention: S. F. le Vieil? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village de Saint-Florent-le-Vieil?
Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il réfléchissait tout haut, se demanda:
—Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village?
Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de mémoire les mots suivants de l'écrit:
—S. F. le Vieil.—La saute.—Doublet.—Le Marcassin.—Sans sabots on...
Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix. Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot.
—Oh! oh! lâcha-t-il soudainement.
Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant.
—Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il.
—Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est le mien, mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le connais que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait seulement aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien immobile dans ma cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien nommé! Tout en poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce, des mains énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds... Il doit rudement en découdre.
Vasseur avait laissé parler le squelette.
—Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand Barnabé se tut.
Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague:
—Dans les environs d'Orléans.
—Précise l'endroit, appuya Vasseur.
Fil-à-Beurre garda le silence.
—J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait.
Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de repentir:
—Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un reproche à votre égard.
—Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du jeune homme.
—J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis tantôt... vous savez, quand je suis revenu de l'exécution?
—Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois têtes?
Fil-à-Beurre haussa les épaules.
—Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient tant commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié...
Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout frémissant, il ajouta:
—Sauf un pourtant!
—Quel était ce condamné?
—Je vous conterai cela à la couchée.
—Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas d'être vu en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du voyage, mon intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de rester coi en quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret t'étouffe, tu vas le garder sur la conscience jusqu'au point du jour, moment de notre couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite.
Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant:
—Allons! lâche ton secret.
—Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien. D'autres oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter.
—Tu dis cela pour Lambert et Fichet?
—Précisément.
La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda:
—Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi, Lambert, même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas suivis.
Et quand ils furent seuls:
—Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler.
—Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous rappelez-vous qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait partir, je me suis réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant moi pour faire mes adieux?
—Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en supposant que ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé d'un être bon, doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour celui qui lui a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont là tes expressions.
Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de Fil-à-Beurre quand il répondit:
—Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise.
À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des pieds à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se retenir au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il entendit le squelette ajouter:
—Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de Mégin.
Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le nom de Gervaise.
Sans se douter de rien, il commença son récit:
—Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de chaque jour un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main heureuse. Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de saltimbanques. De foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des populations en me donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un radeau en pleine mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture que ses larmes. Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes foraines. Plus de recettes. Le patron aurait bien voulu me garder jusqu'au retour du printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me nourrir. Alors j'aurais engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur.
—Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras ainsi conservé ton prix et je te reprendrai.
Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres! Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid.
Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain, c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer. Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid, était des plus claires.
Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de ratine... Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon cousin!
Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement, je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température glaciale, était en manches de chemise.
—Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il.
—Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et, grâce à mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre que je laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en aurais eu l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de la solide carrure de mon emprunteur de veste.
Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance.
Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui demanda vivement:
—Tu ne saurais reconnaître cet homme?
—Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une demi-minute, mais ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le rencontre et je jure bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin qu'il m'a administré, de ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres trois écus qui étaient dans ma poche... Que je le trouve face à face, si je ne lui bondis pas sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un ventre qui traînera par terre.
Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité se trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda:
—Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit cette personne que tu appelles Gervaise?
—Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais étendu sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de linge qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait:
—Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre dehors ce pauvre garçon.
—Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être nommée Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont pas dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand diable, avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un cerf.
—Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se remettre. Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et douce.
À ces derniers mots, Annette répliqua en riant:
—Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit remplumé, il sera encore ici au jugement dernier.
—Rien que deux jours.
—Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois il m'a sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans la maison.
—Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre chacune de ses visites.
Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant:
—C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre blessé?
—Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence, prononça Annette d'un ton qui cédait.
Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement, elle reprit:
—Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller la soupe qui lui rendra ses forces.
Et je l'entendis qui s'éloignait.
Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de me retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux.
—Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie trouvaille.
C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air bourru. Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son beurre et son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait trouvé étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par bonheur, le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de sang. Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et les deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en réunissant leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait.
Après avoir achevé de me panser, elle reprit:
—Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a obtenu de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer et à vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler une soupe. Attendez, je reviens.
Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe fumante.
—On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant, après avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la soupe.
Puis, comme je la remerciais, elle reprit:
—Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre reconnaissance, c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce commun à fourrages, sans vous montrer, sans sortir.
Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien appeler mon attention, elle articula lentement:
—Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se présentera pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison, ne bougez pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine à deux pauvres femmes qui ont eu pitié de vous.
Là-dessus, elle partit après avoir ajouté:
—Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de vous regarnir la panse.
J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en m'endormant profondément.
Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait dans mon réduit.
Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai de la fente et j'y appliquai un œil.
Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à adorer à genoux!
Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à la crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait le contenu avec une cuillère en bois.
—Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise, que votre protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si vous l'aviez vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme, c'est un puits!
Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce bruit, les deux femmes se relevèrent effarées.
—C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande asperge de malheur! bégaya Annette avec terreur.
Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi.
Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa devant la porte.
Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient la consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec une clef dont il était porteur.
Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira de la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant deux grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là!
Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était si douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt:
—Qu'as-tu donc, Barnabé?
—C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de tendresse, avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme.
—Ah! tu l'as revu?
—Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution.
—Tu l'as rencontré dans la foule?
—Non! fit le squelette d'un ton navré.
—Où donc alors?
—Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du bourreau, alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté.
Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il prit un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de surprise, malgré son effort, sonna des plus faux.
Fil-à-Beurre avait continué:
—Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie.
Et, après une hésitation:
—Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre nom.
—Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment, simulait l'étonnement.
—Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il avouait... C'est là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix était en partie couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa lâcheté, hurlait: Mort à Doublet!
—C'était donc l'aubergiste de Chartres?
—Lui-même.
Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence. Était-ce que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion? S'il en était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en douter, car Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse:
—Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande?
—Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec un sanglot douloureux.
—Qui me prouvera le contraire?
—Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie.
—Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un autre, plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné que ce n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait prêter l'oreille.
Fil-à-Beurre poursuivit:
—Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par Annette, qui s'apprêtait à sortir:
—Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre maître?
—Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce soir. Je passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de venir embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars. Veille plutôt sur la marmite, ma brave Annette.
—Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise.
Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son père, qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes.
—Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus toujours par monts et par vaux?
—Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les chevaux que je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous parqués dans une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à gauche, à l'autre bout de la France, au diable.
Puis en se frottant les mains:
—Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors nous irons nous établir dans un autre pays.
—Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci?
—Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la question. D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis, ailleurs, nous n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui pillent la contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur que les misérables ne s'attaquent à cette maison.
Alors s'adressant à Annette:
—Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond qui viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière dont les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant de les piller.
—Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et n'entrera ici, répliqua la servante.
Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de décrocher la marmite en s'écriant:
—Là! c'est prêt. Vite à table.
Le père quitta le devant de l'âtre en disant:
—Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller chercher une botte de foin pour mon cheval.
—Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de peur à la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir.
—Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que tu aies fini.
Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux.
En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées sur moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration.
Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris de lumière.
Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la main pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller.
Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant, comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement, auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte de fourrage la plus proche et s'en alla.
Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à vous le conter.
Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'œil à la lézarde de la cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant:
—Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive souvent d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits que mon cheval se voit devant un râtelier vide.
Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais entendue.
Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé.
Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout de mon long.
—Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle.
—C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller.
Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du danger évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le maître n'avait pas pris de lumière.
Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'œil au point du jour.
—Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le tonneau d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement effacées, qui prouvaient qu'on l'avait déplacé.
À mon tour, je changeai le tonneau de place.
À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre, l'orifice d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour conserver les salaisons.
Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or.
Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine.
Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit.
Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide. Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille pièce de quinze sols.
Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale avait assuré trop longtemps l'impunité.
Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes nouvelles à Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire, prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du village de Mégin.
Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris de m'apprendre à lire!
Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les plus longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu?
Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans l'angoisse.
Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc.
À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était inconnu.
Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de citoyen Grangé.
Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche d'auberge en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au Bon-Repos, le jour où vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet était arrêté depuis six semaines et, pour la vingtième fois, on fouillait sa maison à la recherche de la cachette où ce gueux, qui était le principal recéleur et le banquier de la bande d'Orgères, pouvait avoir renfermé ses écus. À ce moment, les chercheurs, en se rappelant que Doublet, chaque mois, faisait une absence de quelques jours, étaient d'avis que l'aubergiste devait aller à Paris porter son argent. L'idée me vint que ce pouvait être moins loin et que, peut-être, était-ce dans les environs de Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en rapporter à l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou... Le lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc, comme celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que Doublet et Grangé n'étaient qu'un même individu?
C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient de nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père de Gervaise serait de retour.
Je retournai donc près de la jeune fille...
Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix moqueuse:
—Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux de Gervaise.
Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte d'aigreur.
Mais Fil-à-Beurre secoua la tête:
—Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit et je vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne me rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et puis, s'il faut tout vous dire...
Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net.
—Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter.
—Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise a un amoureux.
Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le lieutenant s'écria:
—Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!!
—Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que Gervaise aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce qui n'est pas exactement la même chose.
—Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux, était brusquement devenu inquiet.
—Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la jeune fille.
—Bah! et comment cela?
—À cheval.
Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta:
—Je vous garantis même que cet amoureux a le cœur fièrement pincé.
—Qui te le fait croire?
—L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin. Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à grands coups d'éperon.
—Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu t'es mis en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur.
—Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela!
—Quoi donc encore?
—À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt, Gervaise aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien, pas du tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune fille une sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais sans cette terrible appréhension du début.
—D'où tu as conclu?
—Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui avait donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui ramener bientôt son père.
Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la journée se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta:
—Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se leurrer d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne pouvait arracher le père au bourreau.
Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se souvenait de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert la vie à Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa proie au bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer.
Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes, absorbés en leurs tristes pensées.
Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira:
—Pauvre garçon!
—Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur.
—Oh! ce n'est pas à lui que je pense.
—À qui donc?
—À l'amoureux.
D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement:
—Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude crève-cœur.
—En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le lieutenant d'un ton trop brutal pour être sincère.
—Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces femmes inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je parle a un tout autre motif.
—Dis-le.
—Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le malheureux, si, hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en trouvant la maison déserte.
Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement:
—Je voudrais bien le connaître.
—Pourquoi?
—Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise.
Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui, tout pantelant de bonheur, s'écria:
—Tu sais où est Gervaise!!!
Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se mit à embrasser frénétiquement.
Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa vivement sur sa selle.
—Chut! chut! fit-il, on vient à nous.
En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval qui s'approchait.
À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté des communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout au moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se munissant d'armes.
Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ, fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel, aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles.
—Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité incombante, qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre émule qu'il a beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps.
Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au poing. Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée lui vint.
—À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé. Sais-tu jouer des armes à feu? demanda-t-il.
—Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à l'œil, j'attrape le sourcil, avoua Barnabé.
—Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement Vasseur.
Puis, tout aussitôt il cria:
—Qui vive!
Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix annonça:
—Fichet, pour votre délectance.
—Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait toujours impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait revenir.
—Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que nous devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle ferait notre commodité, annonça Fichet.
Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela peu fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards curieux.
—Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il.
—Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste de quoi que nous y logerions.
—Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa porte, faute de place.
—Je n'en ai pas la suspicion.
—Parce que?
—Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être vide. Tout à l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu se retirer deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en allaient.
—Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination pour partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur.
—Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup sûr, voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute sécurité.
Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en arrière-garde, de rejoindre le groupe.
—Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis? demanda Vasseur à l'arrivant.
Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue, répondit:
—Je ne saurais dire ni oui ni non.
—Explique-toi.
—C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la route, je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si quelqu'un me suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la chaussée.
Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant:
—Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge.
Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains touchassent terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré qu'avait désigné Lambert.
—Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes.
Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour.
—Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il.
En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin, au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre l'organe rêche d'une femme qui débita:
—Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde d'aussi bonne heure!
Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir. Il parlementa en avançant un mensonge.
—Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons, ma bonne citoyenne.
—Bien vrai? fit la femme.
—Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant avec l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais vouloir.
La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier et, bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long bâillement, et grogna:
—Que le diable vous emporte, je dormais si bien!
Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme.
—Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de s'habiller aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il.
Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et, en pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore:
—Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a hâte d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit?
Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés dans la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la salle-cuisine, en demandant:
—Qu'avez-vous à nous servir, la mère?
—Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage.
—Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous ont vidé le garde-manger!
—Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de quinze jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur.
Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart d'heure auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la maison.
—Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la sorcière. Pas de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir, comme je le faisais depuis hier soir.
—Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir, répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge.
—Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux fois avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à la maison.
—Vous habitez seule votre auberge?
—Oui. Pas un homme pour me défendre.
Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant:
—Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché là-bas?
La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se faisant doucereuse:
—Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen.
Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur des pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur tant questionneur.
Cependant, le lieutenant avait continué:
—À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de reconnaître qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari.
Puis, brusquement:
—Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous n'habitez pas seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir? Vous laisser sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de sa part...
—Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis deux jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière vache... L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter.
À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet, demanda:
—Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon lieutenant?
Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression de crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la femme.
Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit:
—Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un quart d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à l'écurie?
Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la femme. D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel.
—Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi, citoyen, resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une autre.
—Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser reprendre votre somme que nous avons interrompu.
—Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon somme repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève. Pour être sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai quitte pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les clients ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie.
Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour.
—Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop rares pour que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas que vous partiez avant ce soir.
Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui, semblant prêt à céder, prononça:
—Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici jusqu'à ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans.
—Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie dont l'œil, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression d'inquiétude.
Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant:
—Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez avec moi, mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie.
Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra Fichet arrivant du côté de la route.
—Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur.
—Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat.
—Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu surveillais cette auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une voiture de paysan?
—J'en ai l'infaillibilité.
—Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant: Va aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie.
Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans.
Pourquoi?
C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze jours.
Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa méfiance éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux n'avaient eu besoin de repos.
—Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me sera facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus lente de la voiture qu'ils escortent, se dit-il.
Alors, un souvenir lui revint:
—Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le retour de Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici?
Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'œil du lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait accroché au-dessus du manteau de la cheminée.
—Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il décrocha.
Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du fusil.
—Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui qui tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a pas dû faire feu depuis des années, se dit-il.
Et il le replaça sur les crochets en ajoutant:
—Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il aurait meilleur arme que celle-ci.
Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari absent.
—Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé aux regards, ne serait là que pour la frime.
Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait ses débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était en route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats républicains, en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des armes, n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui de l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives, qu'ils les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit venue, lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour, avait été s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats républicains tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et portaient juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service qu'il offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en un coin jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi.
Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était devenu suspect, se demanda encore:
—N'est-il pas là pour la frime?
Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le propriétaire, il se posa cette autre question:
—Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au Mans vendre sa dernière vache?
Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une moitié d'oie grasse sur un plat.
Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse qu'elle s'était montrée une heure auparavant.
—Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens.
Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table, tout en bavardant.
—Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après avoir voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous vous réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous vous remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous restez ici jusqu'à ce soir?...
Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la journée. Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que Fichet avait vus sortir de l'auberge?
Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à pleines mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent:
—Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet de ne pas voir revenir Fil-à-Beurre.
Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire, égayée par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui amènent les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et fenêtres.
Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les mains en disant, pour expliquer son geste:
—Ça pique, ce matin.
Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas à se demander:
—Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs, pour le prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer?
Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son: «Ça pique, ce matin», il lui montra la porte en disant:
—Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte ouverte.
À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation. Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle.
—C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur.
Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant elle, à l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps qu'une voix humble marmottait:
—Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame. Le ciel vous le rendra avec du miel dessus.
C'était Fil-à-Beurre qui se présentait.