Читать книгу Nous marions Virginie - Eugène Chavette - Страница 5

III

Оглавление

Table des matières

Pendant que Paméla de Veausalé offrait aux époux Ribolard cette brillante perspective d’avoir bientôt pour gendre le neveu d’un homme qui possédait des phoques, Nicolas Borax, à la suite de ses deux guides, avait pénétré dans l’atelier du peintre, situé au sixième étage de la maison et tout à côté de la mansarde de Paul, la grosse caisse.

—Là, maître Nicolas Borax, nous sommes arrivés, dit Ernest en introduisant le saltimbanque dans son atelier.

Nicolas courut d’abord ouvrir la fenêtre du fond et s’écria:

—Parfait! plus que parfait! je n’aurai pas à monter et descendre six étages pour venir vous voir. Ma mansarde est juste à la hauteur de votre local. Je pose un pied sur votre gouttière, un pied sur la mienne, et, crac! en une seule enjambée je suis d’une maison dans l’autre... et cela sans danger, car nos deux gouttières sont assez larges et solides pour y faire passer le bœuf gras et son cortége.

—Comment, Borax, c’est vous qui habitez la mansarde de la maison voisine!!! s’écria le peintre.

—Précisément.

—Alors, c’est donc vous qui, tous les jours, de deux à quatre heures, m’écorchez les oreilles en faisant hurler un cornet à piston?

—Oui, je cultive mon talent.

—Vous appelez cela un talent, malheureux! Mais, depuis six mois que vous l’exercez, je n’ai plus une seule punaise dans mon atelier; elles se sont enfuies épouvantées.

—Oui, pour se réfugier chez moi, ajouta douloureusement Paul.

Borax, au lieu de s’émouvoir du reproche, fit un bond de joie.

—Tiens! tiens! vous me révélez un des côtés utiles du cornet à piston. Je vais en faire une nouvelle corde à mon arc. Dès ce soir, j’adresserai un prospectus à ma clientèle, où j’annoncerai que j’entreprends la suppression des punaises par un moyen de moi seul connu. Il y a tout un avenir dans ce secret.

—Vous direz encore que vous l’avez appris du roi de l’Inde.

—Non, non, j’inventerai que j’ai retrouvé ce secret dans les papiers d’un grand musicien décédé... de Rossini, par exemple.

Et Nicolas, se frottant les mains, continua, tout guilleret:

—Superbe! superbe! cette recette contre les punaises... Oui, superbe et pleine d’humanité, car elle débarrasse de l’animal sans le faire périr... La Société protectrice des animaux est capable de me donner un prix. Ah! monsieur Ernest, si je gagne une fortune, c’est bien vous qui me l’aurez mise dans la main.

—Alors, par reconnaissance, vous devriez bien ne plus me briser la tête avec votre piston pendant deux heures.

A cette demande, Borax devint sérieux et répondit d’une voix grave:

—Impossible, cher monsieur, c’est vraiment impossible!

—Comment impossible! Vous ne pouvez renoncer à votre infernale musique?... Car je ne voudrais pas vous faire un mauvais compliment, mais vous jouez d’une telle épouvantable façon que vous devez faire souffrir même votre instrument.

—Oui, oui, je le sais si bien que je me mets du coton dans les oreilles pour ne pas m’entendre moi-même... mais il m’est impossible de ne pas jouer, dit Borax désespéré.

—Pourquoi? demandèrent les jeunes gens étonnés de son refus.

—Parce que c’est ma seule manière de payer mon terme.

—Ah! bah!

—Oui, voici la chose. Il faut vous dire que mon propriétaire est dentiste, et qu’il possède un fils que, d’abord, il avait établi serrurier. En voyant que le jeune homme ne mordait pas ferme à la serrurerie, le papa s’est dit: «J’ai une jolie clientèle, autant qu’elle reste à mon garçon; je vais lui apprendre mon état.»

Alors, tous les jours, de deux à quatre heures, le jeune homme fait son apprentissage en s’exerçant sur les mâchoires des clients. Vous comprenez que l’ancien serrurier jouit d’une main un peu lourde, il se figure qu’il crochette une serrure... De sorte qu’il en résulte, de la part des clients, d’affreux beuglements qui discréditeraient le papa dentiste en effrayant le quartier. Pendant cette leçon, qui dure deux heures, je joue du cornet à pleins poumons, ça étouffe les cris... on prend les hurlements des victimes pour les accords de mon piston... et, en récompense de cette adroite mélodie, le propriétaire dentiste me fait cadeau de mon terme.

—Et quand le fils saura-t-il enfin arracher une dent?

—Je ne pourrais pas trop vous dire, mais le papa dentiste m’a proposé hier de me signer un bail gratis de neuf ans, avec clause de musique.

—Diable! fit Ernest effrayé; alors, pendant neuf années, je suis exposé à vous entendre! Heureusement qu’en neuf ans de piston continu vous pouvez arriver à en jouer agréablement.

—Oui, mais le propriétaire veut insérer dans le bail que, si j’arrive à une certaine force, je serai tenu de prendre des élèves commençants qui n’annonceront aucune disposition.

A ce moment, on frappa à la porte de l’atelier.

—Entrez! fit Ernest.

Un joli petit minois de femme se montra aussitôt par l’entre-bâillement de la porte poussée.

—Mais avancez donc, mademoiselle Clémence, s’écria Paul en s’élançant à sa rencontre.

—Jolie créature, murmura Borax.

—C’est la femme de chambre de madame Ribolard, lui souffla le peintre.

—Si j’ai jamais désiré un trône, c’est pour avoir une pareille femme de chambre, soupira Nicolas.

L’amoureux Paul avait fait entrer Clémence et lui offrait une chaise.

—Il y a donc du neuf? demanda-t-il.

—Oui; j’étais montée dare dare à votre chambre pour vous le conter, et, ne vous y trouvant pas, j’ai eu l’idée de venir vous relancer dans l’atelier de M. Ernest, répondit la gracieuse soubrette en adressant à ce dernier une œillade langoureuse que vit Borax.

—Parlez.

—Sachez donc que monsieur et madame se sont d’abord enfermés pendant une heure avec la Veausalé. A la suite de quoi il y a eu un grand branle-bas dans la maison pour s’occuper des toilettes. Ils étaient comme fous! Monsieur faisait des gloc, gloc, avec son nez, à tel point que nous avons cru qu’il allait lui éclater. Madame sautait comme une petite folle, si bien que, ne pouvant pas lui agrafer sa robe, tant elle bondissait, j’ai fini par lui demander si elle avait avalé les élastiques de son sommier. «Non, qu’elle m’a dit, mais apprends que nous marions Virginie.»

—Ah! mon Dieu! s’exclama la grosse caisse.

—Après? dit Ernest.

—Je ne sais pas autre chose si ce n’est que l’entrevue doit avoir lieu ce soir à l’Ambigu... votre théâtre, monsieur Paul. Ainsi, vous connaîtrez votre rival.

Et la soubrette courut à la porte en criant:

—Je me sauve bien vite, car on s’apercevrait de mon absence.

L’amoureux était resté atterré par cette nouvelle.

—Parfait! plus que parfait! tout va bien pour nous, déclara Borax avec aplomb.

Cette assurance de Nicolas rendit un peu de courage au musicien.

—Vous trouvez que tout va bien? demanda-t-il.

—Parfait! plus que parfait, répéta Nicolas. Ce soir, nous étudierons l’ennemi à l’Ambigu. Mais, avant qu’il nous attaque, il faut que nous ayons compté nos forces.

—Comptons, fit le peintre.

—Nous disons donc que nous avons déjà pour nous mademoiselle Clémence, autant que j’ai pu en juger par la dose d’électricité qui lui chargeait l’œil en regardant M. Ernest.

—Ah çà! Borax, qui diable a pu vous faire croire qu’elle songe à moi? s’écria l’artiste.

—J’ai du flair. La brunette a de la tendance à votre endroit.

—Mais non, c’est une fille qui se tient énergiquement dans cette île escarpée et sans bords qu’on appelle la vertu.

—Possible! mais elle descendrait volontiers dans votre nacelle pour faire un on deux tours sur l’eau. Donc, nous regarderons Clémence comme acquise à notée cause si vous le voulez bien...

—Allons, soit! je me dévouerai pour Paul, dit le peintre avec une petite pointe de fatuité.

—Bon! une dans le sac, reprit le bon homme. Passons au portier. Ce fonctionnaire est le plus important pour nous. Dans la bataille que nous allons livrer, le concierge représente notre artillerie rayée. Il me faut un peu l’étudier.

—Voulez-vous que je vous le fasse monter? demanda Paul.

—Volontiers.

Le jeune homme ouvrit une fenêtre, lança un strident coup de sifflet, puis il ajouta:

—C’est notre façon d’appeler Calurin quand nous avons une commission à lui donner.

—Très bien. Je vais tout de suite me mettre au mieux dans ses papiers. Vous allez voir cela.

Le saltimbanque courut à la porte de l’atelier, qu’il tint toute grande ouverte.

On entendait Calurin gravir l’escalier.

Quand Borax le crut assez près pour que, par la porte béante, le portier pût entendre ce qui se disait dans l’atelier, il s’écria de sa voix la plus perçante:

—Oui, messieurs, oui, j’ai visité des palais somptueux, des demeures de rois... et nulle part, entendez-vous? nulle part je n’ai trouvé une habitation aussi bien tenue que la vôtre! Cour, vestibule, couloirs, tout resplendit de cette propreté bienfaisante qui est la moitié de la santé. Les escaliers y sont tellement propres que, si j’y laissais tomber une pièce de dix sous, je ne regarderais pas à la ramasser avec ma langue.

En arrivant à la porte de l’atelier, le concierge n’avait pas perdu un mot de la phrase, et sa figure exprimait une reconnaissante satisfaction.

—Ah! Calurin, dit Ernest, si tu étais arrivé dix secondes plus tôt, tu entendais monsieur faire l’éloge de la propreté de la maison.

Le pipelet salua Borax avec empressement.

—Oui, monsieur Calurin, je complimentais mes amis sur la bonne tenue de la maison qui vous a confié ses destinées.

L’air de contentement du portier disparut tout à coup sous une pensée triste qui venait sans doute de lui arriver, et il répondit, en poussant un soupir douloureux:

—Oui, elle est bien tenue... car j’ai malheureusement trop de temps pour m’en occuper. Vous voyez devant vous, monsieur, un exilé... un malheureux exilé... chassé de son foyer domestique.

—Tiens, c’est vrai, s’écria Ernest, conte donc tes infortunes à monsieur, qui ne les connaît pas; il a beaucoup voyagé, et son ami le roi de l’Inde lui aura sans doute donné une poudre qui te serait utile.

—Quoi! monsieur est ami du roi de l’Inde!

—Oui, les deux doigts de la main ne sont pas mieux liés l’un à l’autre. Il faudra même que je lui parle de vous pour son château de Calcutta dont le concierge vient de se retirer avec quinze mille livres de rente, gagnées en deux ans. Mais avant, monsieur Calurin, contez-moi d’abord votre malheur.

—Mon malheur résulte de mon trop de bonheur.

—Ah! vraiment?

—Parle, parle, pauvre ami, ouvre ton âme à monsieur, crièrent les deux jeunes gens qui, connaissant le genre d’infortune du concierge, prenaient plaisir à la lui faire raconter.

—Alors, monsieur veut bien m’écouter?

—Je bois vos paroles, Calurin, je les bois, déclara Borax avec empressement.

—Voici donc mon histoire: Figurez-vous que tant que ma femme était demoiselle, elle était rongée par ce désir: «Etre mère!!» Moi, je lui répondais: «Tu peux t’en fier à moi, je suis du Midi»; et, aussitôt le mariage fait, je me suis si bien appliqué à lui tenir ma parole, que j’ai réalisé onze fois ce vœu de ma femme d’être mère.

—Onze enfants! c’est une heureuse réussite, car les familles nombreuses sont bénies du ciel, déclama le charlatan.

—Il paraît que le père n’est pas compris dans la bénédiction, car je n’ai jamais été plus malheureux. Bref, les onze petits, ma femme et moi, ça fait treize à table. TREIZE!!! Comme mon épouse est très-superstitieuse, elle m’envoie, à l’heure des repas, balayer la maison pour éviter un malheur. Alors je trompe ma faim en cirant mes escaliers et en me disant: «On me gardera ma portion.» Pas du tout! j’ai enfanté onze petits ogres, qui mangent même le vert des artichauts. De sorte que je périrais de faim sans mademoiselle Madelon, la cuisinière de M. Ribolard, qui veut bien me soulager quelquefois d’une côtelette égarée de la table de ses maîtres.

—Triste! triste! triste! répéta Borax en affectant un air désolé; mais, mon cher monsieur Calurin, l’avenir vous réserve un moyen pour n’être plus treize à table.

—Lequel? s’écria le concierge plein d’espoir.

—C’est d’être quatorze. Espérons que vous aurez un douzième enfant.

—Hélas! non! Ernestine dit que notre place ne rapporte pas assez, et que nous sommes déjà beaucoup trop à l’étroit. Ah! si nous avions cette loge du palais de Calcutta, chez votre ami le roi de l’Inde, dont vous parliez tout à l’heure, peut être que mon Ernestine sourirait à un nouvel effort.

—Je penserai à vous, père intrépide. Messieurs, songez donc à me rafraîchir la mémoire au sujet de Calurin quand j’écrirai à mon ami le roi? prononça Borax avec un aplomb superbe.

—En vous contant mes malheurs, j’ai oublié de vous demander quelle est la commission pour laquelle vous m’avez fait monter, s’informa le portier, redevenu gai après cette promesse d’une loge à Calcutta.

—Ah! oui, reprit le peintre, c’était pour te dire que, si un monsieur avec un nez d’argent venait me demander, tu lui répondes toujours que je suis retourné en nourrice. N’y manque pas, Calurin, si étrange que te paraisse cette consigne, tout mon avenir en dépend.

—Soyez tranquille, monsieur Ernest, promit le concierge, qui s’en alla sans se douter qu’on ne l’avait appelé que pour le montrer à l’intime camarade du roi de l’Inde.

—Encore un qui sera dans notre sac. Nous le tiendrons par la cuisinière Madelon, qui lui fourre les côtelettes de Ribolard.

—Alors, il faudrait d’abord tenir Madelon, avança Paul.

Borax eut un sourire vainqueur en répliquant:

—Je m’en charge. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais les cuisinières me profitent assez... sans compter ma poudre, qui nettoie les casseroles à la perfection. Nous aurons donc le concierge; il faut à présent nous occuper de sa femme, la féconde Ernestine.

—Oh! c’est facile, dit le peintre en riant. Si nous tenons le mari par la cuisinière, nous aurons la femme par le cocher Benoît.

—Ah! vraiment?

—Oui, les mauvaises langues prétendent qu’elle a un faible pour lui.

La délibération fut interrompue subitement par cette exclamation de Paul, le joueur de grosse caisse:

—Ah! voici l’heure de me rendre à l’Ambigu!

Nous marions Virginie

Подняться наверх