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«Le roman est une fable, a dit quelque part un illustre religieux; peut-on appeler la fable au secours de la vérité ? Ne sont-ce pas les saints dont la vie est le roman du chrétien? Ne faut-il pas, pour profiter d’une lecture chrétienne, y chercher autre chose que le plaisir, et ne serait-ce pas diminuer l’apostolat que de l’introduire dans l’âme par une sorte de concupiscence de l’esprit? Je remarque qu’aucun Père, aucun docteur, n’a pris cette forme, et je me représente à peine Bossuet ou saint Augustin écrivant un roman chrétien.»

A ce dernier argument ne pourrait-on pas répondre que, lorsqu’il y avait des Pères et des docteurs, le roman, tel que nous le concevons aujourd’hui, était à peine inventé ? Plus tard, du temps même de celui que La Bruyère appelait, peut-être avec une légère exagération académique, un Père de l’Église, du temps de Bossuet, Fénelon écrivait son Télémaque, qui est bien certainement, sous une forme antique et païenne, une sorte de roman chrétien.

Avant lui, Camus, évêque de Belley, l’ami du grand évêque de Genève, l’auteur de ce charmant et admirable Esprit de saint François de Sales, avait composé, sans un grand succès, il faut le dire, toute une série de contes et de romans religieux.

De nos jours enfin, l’un des princes de la sainte Église romaine, le savant prélat dont le nom demeure attaché à la restauration de la hiérarchie orthodoxe en Angleterre, le cardinal Wiseman, n’a pas dédaigné de convier les écrivains catholiques à tenter cette voie des pieuses fictions. Il s’y est avancé le premier. De cette main qui tient le gouvernail d’un des premiers diocèses du monde, de cette plume qui avait écrit les Discours sur les rapports entre la Science et la Religion, il a crayonné ce type du roman historique chrétien, Fabiola ou l’Église des Catacombes. Et Fabiola, par sa croissante popularité, montre à quel besoin profond de notre époque répondent de semblables productions.

Quelques-uns ont dit: Pourquoi l’éminent auteur n’écrivait-il pas, au lieu de ce roman historique, tout simplement une vie de saint? «Ne sont-ce pas les saints dont la vie est le roman du chrétien?»

— Sans doute; c’est là une théorie séduisante, et vraie si vous voulez; mais voici la pratique.

Si le cardinal Wiseman eût écrit une vie de saint, il eût assurément trouvé des lecteurs, beaucoup de lecteurs. Peut-être son travail eût-il été traduit en français. Mais supposez une réussite égale à celle des histoires de sainte Élisabeth, de saint Dominique, de sainte Cécile, c’est-à-dire des œuvres les plus belles et les plus goûtées en ce genre, et vous n’arriverez pas à la dixième, à la vingtième partie peut-être, des lecteurs qui, en Angleterre, en France, dans tout le monde catholique, continuent à la fille des Fabius un accueil si enthousiaste.

Qu’importe donc, dirai-je, qu’au point de vue littéraire le roman historique soit un genre faux; qu’au point de vue religieux les enseignements qui résultent du roman chrétien ne soient pas d’ordinaire aussi profonds que ceux qui ressortent de la vie des saints!

Là n’est pas la question. La question est d’atteindre le plus grand nombre de lecteurs possible, — de jeter le filet, non-seulement dans ces rares viviers où sont déposées les âmes catholiques, toujours prêtes à mordre au moindre hameçon, mais de le jeter en pleine mer, ce filet mystérieux, — et de rapporter dans ses plis tant d’âmes indifférentes ou même rebelles, que la vérité toute seule repoussait au lieu de les attirer, mais qui résisteront difficilement à l’attrait de la curiosité, à la séduction du style, peut-être au désir de juger et de condamner une œuvre dont l’intérêt captive l’attention générale.

«Mais ne faut-il pas, ajoute-t-on, pour profiter d’une lecture chrétienne, y chercher autre chose que le plaisir?»

— Sans doute encore, s’il s’agit d’une lecture de piété proprement dite, et si on la suppose faite par un vrai chrétien.

Mais s’il s’agit, au contraire, d’une lecture récréative, de l’emploi d’un de ces moments où l’esprit a besoin de se détendre, qui empêche que l’on ne cherche à tirer profit même de cette récréation et de cette détente nécessaire? Nous l’avons dit, et l’on ne saurait trop le répéter: puisque la distraction la plus indifférente et la plus terre à terre peut être sanctifiée par l’intention de celui qui se récrée pour Dieu et devant Dieu, à plus forte raison doit-il en être ainsi d’une lecture qui n’a de léger que la forme, mais dont le fond est tout pénétré de la séve même du christianisme, et comme baigné dans ses salutaires influences.

Voilà pour les lecteurs chrétiens; et c’est un de ceux-là, un homme aussi distingué par la simplicité de sa foi que par sa haute intelligence, qui me disait, en parlant précisément de Fabiola: «Je citerais tel passage de ce livre qui m’a fait autant de bien que le sermon le plus éloquent ou la lecture de piété la mieux choisie.»

C’est bien autre chose s’il s’agit des lecteurs non croyants, de ceux du moins qui ne le sont qu’à demi,... ignorants, tièdes, légers, entraînés par leurs passions ou retenus par leurs préjugés, de tous ceux qui n’ouvrent jamais un livre chrétien, ou qui ne consentiront à en essayer que s’il leur promet un plaisir!

Pourquoi n’en serait-il pas de l’imagination comme de l’éloquence?

Parmi tous ces auditeurs qui se pressaient, il y a quinze ans, autour de la chaire de Notre-Dame, combien y en avait-il, croyez-vous, que le pur amour de la vérité amenât dans la vieille basilique? Bien peu assurément, tandis que des centaines et des milliers étaient attirés, puis retenus, par le charme incomparable de cette éloquence neuve et hardie qui coulait des lèvres de l’orateur.

Qui oserait cependant incriminer l’apostolat des conférences, parce que le maître, tirant habilement parti de l’avide curiosité de ses disciples, leur jetait à pleines mains, et comme autant d’amorces, tous les enchantements de sa parole?

N’est-ce pas là pourtant, si magna licet componere parvis, un procédé analogue à celui du roman chrétien? Et ne pourrait-on pas dire, sans impertinence, que le premier de nos orateurs religieux contemporains «introduisait la vérité dans l’âme de son auditoire par une sorte de concupiscence de l’esprit?»

Quand le Maître des maîtres donnait aux bateliers de Génézareth le nom de pêcheurs d’hommes, ne faisait-il pas une lontaine allusion à ces saintes industries du zèle qui, pour attirer les âmes dans ses pieuses embûches, ne reculera devant aucun moyen, sacrifiant tout, excepté les principes, sacrifiant même le goût du littérateur, même cette espèce de scrupule du chrétien, qui trouve la vérité si belle par elle-même, qu’il craint de lui donner des ornements étrangers.

Je vais plus loin, et je dis que, si l’on y regardait de près, on reconnaîtrait que ce ne sont pas là des ornements étrangers.

Dans l’état de première innocence, le vrai Gomme le bien étaient empreints d’une beauté, d’un charme presque irrésistibles. L’effet de la chute originelle est précisément d’avoir affaibli cet attrait, et ajouté considérablement à l’attrait opposé, qui était, chez le premier homme, presque à l’état latent, et tel seulement que l’exigeaient les conditions mêmes de la liberté humaine.

Cette séduction du mal, aujourd’hui si puissante, c’est la concupiscence.

Tous les efforts de ceux qui travaillent pour le bien, à quoi se réduisent-ils donc, sinon à combattre cette concupiscence, et à chercher à rétablir quelque chose de ce primitif attrait du bien?

Il n’est aucune des puissances de l’activité humaine, aucune des formes que revêt naturellement l’idée du beau (qu’il s’agisse du beau dans les arts ou du beau dans les lettres), qui ne puisse, qui ne doive, être tournée vers ce redressement des âmes, qui ne doive servir de véhicule et d’ornement au vrai et au bien, au lieu d’être prostituée à rendre le mensonge aimable et le vice attrayant.

Et lorsque les chrétiens se contentent d’avoir la raison et le droit pour eux, et qu’ils laissent aux libres penseurs, comme un monopole incontesté, les prestiges de la forme, de la grâce, du style, de la mise en œuvre, ou sous quelque autre nom que l’on veuille désigner ce je ne sais quoi qui donne à une chose la puissance d’attirer à elle, de retenir souvent dans ses lacs ceux mêmes qui seraient le moins sensibles à sa valeur propre, —quand les chrétiens agissent, ou plutôt s’abstiennent de la sorte, je dis que non-seulement ils abandonnent un droit, mais qu’ils manquent à un devoir.

Mais «peut-on appeler la fable au secours de la vérité ?»

— C’est trop peu de dire qu’on le puisse; dans plusieurs circonstances, on le doit.

Si, dans l’antiquité, la fable, comme doctrine, n’était qu’une réminiscence et une corruption des traditions primitives, il semble que, de nos jours, et comme forme, la fable puisse être encore la figure et l’auxiliaire de la vérité. Les plus augustes exemples ne nous montrent-ils pas la parabole et l’apologue employés comme d’utiles symboles et de précieux avant-coureurs d’une doctrine, dont les destinataires ne peuvent supporter encore l’exposition trop précise?

D’ailleurs il ne faudrait jamais, ce me semble, oublier cette divine parole: «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, mais ceux qui sont malades; et en effet je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.»

L’homme pour lequel l’écrivain religieux travaille, ce n’est pas en général un chrétien modèle. Ce n’est pas ce trappiste ou ce chartreux qui monte à la perfection par un sentier difficile, dont il écarte, comme autant de tentations, tout ce qui pourrait en rendre le parcours moins pénible, rejetant et l’agrément des conversations, et les lectures curieuses qui ne mènent pas directement à Dieu, même ce chant des cantiques sacrés qui pourrait être pour l’oreille une sorte de volupté et le remplaçant par une psalmodie triste et monotone.

Telle est la voie des parfaits. Mais tous n’y sont pas appelés.

Combien d’autres, qui s’avancent hardiment dans le large chemin de la perdition,-ou qui côtoient timidement le chemin des préceptes, y faisant quelques pas, puis tombant, puis reculant, puis en sortant, pour y rentrer et en sortir encore? Quant à ceux-là, comment les fixer dans cette route hors de laquelle il n’y a point de salut? Comment les y amener lorsqu’ils en sont si loin?

Je ne connais qu’un moyen.

Rappelez-vous l’histoire de ce jeune missionnaire qui voyait fuir devant lui toute une tribu indienne qu’il était venu évangéliser. Il s’assit à l’entrée de la forêt où s’étaient réfugiées ces chères âmes, et, prenant un violon qu’il portait sous sa soutane, il en tira des sons si doux, si séduisants que peu à peu tous mes sauvages revinrent sur leurs pas. Et comme, à mesure qu’ils approchaient, la musique devenait plus enchanteresse encore, ils furent bientôt tout près de la robe noire. La robe noire alors parla; sa voix fut trouvée aussi douce que son instrument, et la peuplade finalement se convertit.

Les divers organes du corps humain, les diverses facultés de l’âme humaine sont comme des anses par lesquelles on prend l’homme tout entier, et on le soulève vers un monde supérieur à ce monde matériel qui nous presse de toutes parts.

Mais vouloir s’adresser toujours à la réflexion ou au raisonnement, ce serait courir le risque des plus cruelles déceptions.

Plusieurs ne savent, d’autres, en plus grand nombre peut-être, ne veulent ni réfléchir, ni raisonner. Lorsqu’ils vous voient vous avancer, votre livre d’histoire ou de philosophie en main, — à l’aspect imposant du volume, à votre air docte et sérieux, ils ont bien vite deviné une leçon; et ils s’enfuient à toutes jambes, comme nos Indiens de tout à l’heure.

Que faire alors? prendre votre violon, et, puisqu’on ne vous écoute pas parler, chanter sur ce merveilleux instrument. Vous serez sûr d’avoir des auditeurs.

Mais que chanterez-vous?

Vous chanterez la vie chrétienne; — non une vie chrétienne de fantaisie, dont vous ayez fait disparaître tout le côté sévère et difficile, pour ne lui laisser que son aspect riant. Vous direz la vie chrétienne telle qu’elle est. Dans des récits où vous mettrez tout ce que vous aurez reçu, ou conquis, de talent, d’imagination, de style, d’âme surtout, vous encadrerez quelques-uns de ces sentiments exquis et profonds qui donnent à cette vie du chrétien une si mâle beauté. Vous ne prêcherez pas; vous ne disserterez pas; vous conterez. La grâce de votre narration, la poésie qui débordera de votre cœur, la finesse de vos observations, le bon goût de vos railleries, cette sensibilité vraie qui aura toujours horreur de la sensiblerie, l’art avec lequel seront tissées vos histoires, — c’est là ce qui vous attirera des lecteurs.

On croit avoir efficacement travaillé au retour d’un jeune égaré, quand on le fait entrer dans une famille chrétienne, qu’on lui ménage des entretiens avec des amis pieux qui lui semblent aimables, avec un bon prêtre qu’il ne peut s’empêcher de vénérer et d’aimer comme un père.

C’est ce que le romancier chrétien fait pour ses lecteurs.

Ceux qui sont déjà croyants, mais insuffisamment, reconnaissent bien vite cette insuffisance, — lorsqu’ils apprennent du même coup de quel héroïsme modeste, mais constant, se compose cette vie chrétienne, qu’ils ont jusqu’ici menée si mollement; et quelle douceur inconnue à leur lâcheté Dieu se plaît à verser sur l’accomplissement courageux de sa loi.

Quant à ceux qui sont tout à fait étrangers à la connaissance et à la pratique de la religion, je comprends qu’ils soient un peu étonnés, révoltés même, si vous voulez, en voyant ainsi se dérouler devant eux cette vie chrétienne, dont les devoirs, et même les douceurs sont quelque chose de vraiment étrange pour celui qui tombe à l’improviste dans un monde si nouveau. Mais n’est-ce pas beaucoup déjà que ces esprits prévenus ou ignorants aient jeté sur ce monde nouveau un simple regard de curiosité ? Mais n’est-il pas certain que, si c’est chose difficile de leur faire lire un livre où l’attrait de la forme tempère l’imprévu et la sévérité du fond, ce serait tout simplement chose impossible que de leur mettre en main un cours de doctrine chrétienne, même des études philosophiques? Je ne parle pas des vies de saints; car, ou elles seront adoucies et accommodées à l’esprit du siècle, et c’est alors le pire des romans et un véritable mensonge; ou, si elles sont écrites d’un cœur fidèle et d’une plume vraiment chrétienne, on s’y heurte à chaque pas contre les pieux excès de la pénitence, contre d’incessants miracles, c’est-à-dire ce que l’esprit du monde a le plus de peine à digérer. Hélas! le nombre est si grand, même parmi nous, de ceux qui n’en ont pas encore pris leur parti!

En résumé, sur ce premier point, tant de chrétiens sont aujourd’hui retombés à l’état sauvage, que je ne vois, pour tenter de les ramener, pour avoir quelque chance de se faire écouter d’eux, que le violon de notre missionnaire.

Ce violon, ce sera le roman chrétien.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que notre missionnaire jouait admirablement de son instrument. Pour nous aussi, conteurs chrétiens, apprenons à manier au moins habilement notre plume.

Rien n’est petit de ce qui se fait pour Dieu; et rien ne ressemblera moins à la vanité littéraire que le soin avec lequel nous viserons à une perfection.... qui doit gagner des âmes.

Scènes de la vie chrétienne

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