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CHAPITRE II

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Table des matières

Ancien négociant retiré des affaires, M. Paul Donat avait su réaliser dans le commerce des garances combiné avec certaines opérations de banque une fortune qu’on évaluait à plusieurs millions. C’était un honnête homme dans l’acception du mot, un peu égoïste, mais bon et d’humeur toujours égale. Il adorait sa femme comme au premier jour et se laissait diriger par elle avec une docilité que les précédents de celle-ci justifiaient aisément.

Fille de commerçant elle-même, élevée dans l’industrie et possédant des aptitudes toutes spéciales, Mme Donat, née Duplan, n’avait pas peu contribué à l’édification de cette brillante fortune.

Aussi n’avait-elle cessé de conserver dans la maison une prépondérance qui était toujours allée grandissant. A l’époque où se passe ce récit, M. Donat, tout à fait effacé, avait complètement abdiqué en faveur de sa femme.

Pour lui, le temps s’écoulait entre la culture de ses fleurs, qu’il soignait avec des tendresses de jeune mère, et la pêche à la ligne, dont il poussait la passion à la hauteur d’un culte.

De nature douce et aisément malléable, il n’était pas de concessions qu’il ne fît pour avoir la paix dans son intérieur.

Malheureusement–on n’est pas parfait–il était un point, un seul, sur lequel il se montrait intraitable.

Admirateur passionné de tout ce qui touchait à la noblesse, il avait, rêvé une couronne pour sa fille. Il lui semblait qu’en devenant un jour le père d’une comtesse il serait un peu comte lui-même. Or, il est bon que le lecteur sache que pour obtenir ce semblant de dignité il était homme à tout sacrifier.

Vainement Mme Donat, plus sensée que son mari, cherchait parfois à lui faire entrevoir le ridicule, ou tout au moins l’inutilité vaine de cette fantaisie; le brave homme restait inflexible. Il s’était promis un gendre coiffé de neuf perles, il le lui fallait à tout prix.

C’est alors que, caressant plus que jamais ses projets d’avenir et désireux de donner à sa fille un complément d’éducation aristocratique, il voulut la confier aux Dames de la Providence, bien plutôt pour lui créer de brillantes relations qui devaient flatter plus tard son amour-propre de parvenu, que pour lui faire achever une instruction qu’il savait, en somme, à peu près terminée.

Et comme la mère se récriait sur ce nouveau départ.

–Bah! lui dit-il, il faut que Berthe soit élevée en grande dame et non en petite bourgeoise. Il faut qu’elle devienne une femme du monde, et ce n’est qu’au contact de personnes éminemment distinguées qu’elle peut acquérir ce qui lui manque. Que lui a-t-on appris jusqu’à présent? A se tenir droite, à me broder des pantoufles et à faire des confitures... vous conviendrez que c’est insuffisant... Du reste, ce n’est pas là ce que j’ai rêvé, conclut-il majestueusement.

Hélas! non, ce n’était pas ce qu’il avait rêvé. Que lui importait la fillette candide et simple telle qu’était Berthe, un peu gauche et rougissant à tout propos, initiée déjà par sa mère aux détails du ménage, se rendant utile à tous, se plaisant au foyer et pouvant au besoin faire des confitures, comme il le disait si dédaigneusement.

Ce qu’il désirait avant tout, c’était la jeune fille élégante et frivole, esclave de la mode, aimant le monde, le théâtre, coudoyant les hommes, supportant leurs regards sans le moindre trouble, les dévisageant même avec assurance et ayant dans leurs manières et leur langage cette suprême impertinence et cet imperturbable aplomb qu’on ne prend que trop souvent pour de l’esprit.

Ses immenses revenus lui ayant facilité l’entrée de divers salons aristocratiques–Avignon, comme Paris, possédant aussi son faubourg Saint-Germain–il avait eu là l’occasion de voir de près quelques-unes de ces demoiselles qu’il désirait donner à sa fille comme modèles, dont l’écusson résumait toute la dot et qui, le considérant comme un roturier, ne cessaient de le traiter avec une hauteur familière qui lui paraissait être le superlatif du bon ton.

Tel était pourtant son idéal, à ce bon gros marchand de garances devenu millionnaire par des prodiges d’intelligence et de travail.

Ainsi que nous l’avons dit, loin de donner dans ce travers, Mme Donat avait tout fait pour le combattre. Non-seulement elle se refusait à suivre son mari dans le monde, mais, en véritable bourgeoise qu’elle était, elle s’enorgueillissait de son origine. Elle était convaincue qu’on a d’autant plus de mérite à s’être élevé, qu’on est parti de bas et sans le secours d’autrui.

Quel ne fut donc pas son désappointement en voyant se développer chez son mari un travers contre lequel elle se sentait de jour en jour plus impuissante.

–Mais enfin, lui disait-elle un soir qu’on avait de nouveau abordé ce sujet et que la discussion prenait des proportions plus inquiétantes qu’à l’ordinaire, lorsque votre fille sera devenue l’épouse de quelque baron endetté, en sera-t-elle plus heureuse? Et vous même, qui vous dit que vous n’aurez pas à regretter d’avoir pour gendre un paltoquet qui fera sauter vos écus tout en rougissant de votre origine? Ah! tenez, voulez-vous que je vous dise? vous me faites pitié avec vos ridicules prétentions.

Mais lui, outré, se drapant dans toute la dignité dont il était capable:–«Vous ne saurez jamais, madame, le prestige qui s’attache à un grand nom. Toute fille de millionnaire qu’elle est, Berthe sera à peine remarquée. Mais si à sa fortune elle joint un titre de comtesse ou de marquise, tenez pour certain qu’elle deviendra pour tous un sujet d’envie. Et pourquoi moi, simple capitaliste, ferais-je fi de ce que vous appelez de ridicules préjugés, quand les grands seigneurs eux-mêmes y attachent tant de prix!... On rira demain peut-être de la manie de M. Donat, soit; mais on s’inclinera bien bas dans vingt-cinq ou trente ans devant mes petits fils, dont on aura oublié la mésalliance du père et dont le nom remontera jusqu’aux croisades. Je n’ai que cette seule ambition. Respectez-la; à chacun la sienne. La vôtre est de gouverner ici sans contrôle, vous voyez que je ne la discute pas. Donc, concession pour concession. Faites-moi grâce désormais de vos épigrammes et n’abordons plus à l’avenir un sujet sur lequel nous ne pouvons nous entendre.

Chercher à vaincre cette résistance eût été, pour le moment, peine inutile. Mme Donat l’avait si bien compris qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en témoigner à tout propos son mécontentement. Elle se voyait dans l’obligation d’ajourner jusqu’à une époque indéterminée certains projets caressés depuis longtemps et qu’elle n’osait maintenant confier à son mari. Elle comptait donc un peu sur les circonstances et beaucoup sur l’ascendant qu’elle exerçait sur lui pour l’amener à composition et hâter ainsi la réalisation de ses souhaits.

L’arrivée des jeunes filles vint faire une heureuse diversion et mettre momentanément un terme à ces tiraillements.

Jeanne n’était pas installée à la campagne depuis deux ou trois jours, que déjà M. Donat la considérait comme de la famille. Elle avait du reste si grand air, qu’elle ne pouvait manquer de lui imposer et de lui plaire. Berthe s’était, en outre, si bien appliquée à faire valoir les qualités de son amie et les témoignages d’affection qu’elle avait reçus d’elle que, soit par sympathie, soit par reconnaissance, Mme Donat elle-même la traitait presque comme sa fille propre.

Cinq semaines s’écoulèrent ainsi. On était alors vers le milieu de septembre.

Les vacances touchaient à leur fin et ces demoiselles n’envisageaient pas sans effroi le jour fatal où il leur faudrait franchir de nouveau les froides grilles du couvent.

Désireuses de mettre à profit leurs derniers jours de liberté, elles se levaient presque avec l’aube, émiettaient du grain aux volatiles de la basse-cour qui, à leur vue, couraient au-devant d’elles, battant des ailes, le bec ouvert. Puis, après avoir pris une tasse de lait chaud que leur trayait la fermière, elles allaient dans l’herbe humide cueillir les fleurs à peine écloses et respirer avec délices les premières senteurs du matin.

Le soir, elles accompagnaient M. Donat à la pêche, ou bien, armées de Lefaucheux en miniature, elles faisaient la chasse aux oiseaux, les poursuivant sans relâche d’arbre en arbre et s’oubliant parfois dans leurs courses jusqu’à ne rentrer qu’à la nuit tombante, au grand mécontement de la mère de Berthe, toujours inquiète de ces longues absences.

Un jour qu’elles s’étaient éloignées plus que de coutume, fatiguées par la chaleur, devenue très-intense, elles vinrent s’asseoir au pied d’un orme aux branches feuillues, non loin d’un ruisseau dont le murmure égal et monotone provoquait au repos. Elles s’y installèrent commodément et ne tardèrent pas à s’endormir. Un coup de feu les réveilla presque aussitôt. Au même instant, un chasseur sortant d’un bouquet d’herbes hautes se trouvait devant elles, tout étonné de cette rencontre inattendue.

–Berthe!...

–Jacques!... Vous ici!... par quel hasard?...

–Mais le hasard n’y est pour rien, répondit en souriant celui à qui s’adressaient ces paroles, j’arrive de voyage et j’accours avec le regret de n’avoir pu venir plus tôt.

Puis, après avoir salué Mlle Besson et donné à Berthe, toute rougissante, une longue poignée de mains:

–Voulez-vous bien, mesdemoiselles, me permettre d’être des vôtres?

–De grand cœur.

Et tous trois prirent gaiement la direction du château, pendant que Fox, un beau braque au poil roux, courait au-devant d’eux, sautant et gambadant dans les luzernes et les sainfoins.

Jacques Canfol était loin d’être ce qu’on appelle vulgairement un beau garçon. Petit de taille, grêle de formes, il y avait en lui quelque chose de craintif et de heurté qui le rendait un peu ridicule au premier abord. Dans un salon, par exemple, il perdait aisément contenance dès qu’une femme l’arrêtait au passage ou l’interpellait à haute voix. Il se troublait aussitôt et son regard, d’ordinaire si franc et si limpide, devenait presque bigle et incertain, tant était forte son émotion.

Mais dès qu’il se sentait sur son terrain, entouré d’amis ou de gens qui lui étaient familiers, il s’abandonnait alors, et sa gaucherie ordinaire faisait place à une assurance de bonne compagnie qui mettait ses avantages en relief.

Il devenait fin, spirituel et sceptique, trop sceptique même. Mais on lui pardonnait d’autant mieux ce travers, que ce scepticisme n’était en somme que la conséquence de la façon dont il avait été élevé.

On n’ignorait pas, en effet, que son père, tout aux spéculations, rivé aux affaires, tenait son fils en médiocre estime, parce qu’il le savait impropre à lui succéder. Pour toucher son cœur de filateur, il aurait fallu avant tout montrer des aptitudes réelles pour le négoce. Or, Jacques n’était qu’un rêveur, dédaignant les soies grèges et les cocons, et promenant sans cesse sur les bords fleuris de la Sorgue ses réflexions misanthropiques et ses songes creux.

Il y avait de la sensitive dans cet être un peu sauvage et toujours effarouché. Son enfance s’était écoulée loin de toute expansion et de toute caresse, car chaque fois qu’il s’était approché de son père pour lui mendier un baiser, celui-ci, froid comme un chiffre, le lui avait donné presqu’à regret, estimant que le temps qu’on accorde à la famille appartient d’abord au travail. Le pauvre garçon eut à souffrir longtemps de cette indifférence. Il ne demandait qu’à s’épancher et, ne pouvant déverser ces trésors de tendresse qui débordaient en lui, les avait refoulés silencieusement au plus profond de son cœur.

Il vivait donc presque seul et venait d’atteindre sa majorité quand il perdit son père. Le regretta-t-il? Nous ne craignons pas d’affirmer que non. Quoi qu’il en soit, tout en négligeant son souvenir, il s’inspira de son passé et resta comme lui le prototype de l’honneur et de l’intégrité. Il est vrai de dire qu’il avait été élevé à bonne école, car après avoir subi sans sourciller tous les caprices de la fortune, après une vie de labeur et de fluctuations sans nombre, M. Canfol était parvenu, grâce à sa loyauté, à laisser à son fils un nom honoré et une fortune indépendante.

Tout en appréciant ces deux legs, Jacques lui sut d’abord gré du premier.

Comme il venait d’achever ses études de droit, il se fit inscrire au tableau des avocats et entra peu après chez un avoué d’Avignon pour y faire son stage. Cette détermination lui valut l’estime des anciens amis de son père. Possesseur d’une fortune qui le rendait libre (15,000fr. de rentes environ), il préféra le travail et la considération qui s’y rattache à cette vie de désœuvrement et de «farniente» particulière aux petites villes de province.

Il pouvait, à l’exemple de tant d’autres, gaspiller son temps et son patrimoine. Il crut plus sage d’employer l’un et de ménager l’autre.

Hâtons-nous de dire, cependant, que cette poussière de protocoles et de dossiers dont l’atmosphère de l’étude était saturée, ce travail dissolvant auquel il se vouait faillirent un instant lui faire abandonner ses résolutions. Mais, fai

sant appel à son énergie et concentrant ses facutés sur l’étude aride des lois, il fit en peu de temps de tels progrès, que Me Noirot, son patron, ne tarda pas à lui confier diverses affaires déjà fort compliquées, qu’il embrouilla, il est vrai, davantage encore, mais qui le firent avantageusement connaître au Palais. Dans ses plaidoyers, il était convaincu. Il avait, selon les besoins de la cause, des inflexions caressantes ou des éclats de voix qui parvenaient parfois à secouer cette torpeur ambiante qui environne d’ordinaire les juges. C’était, on le voit, un fort joli résultat.

Mme Donat, qui s’intéressait à lui, l’encourageait dans ses débuts et prenait une large part à ses petits succès oratoires.

Jacques et Berthe avaient été élevés ensemble, leurs pères étant amis de longue date et liés entr’eux par des relations d’affaires.

Aussi, malgré la mort de M. Canfol, son fils n’en fut pas moins considéré par M. Donat comme l’enfant de la maison.

Dans la gestion de ses biens, Jacques ne prenait jamais une décision grave sans le consulter, et s’il faisait parfois une folie dont on jasait à l’Isle, c’était toujours avec la meilleure grâce du monde qu’il acceptait les remontrances de Mme Donat elle-même.

Les deux jeunes gens, qu’une similitude de goûts et une sympathie commune rapprochaient chaque jour davantage, en étaient arrivés insensiblement et sans s’en douter à cette limite extrême qui sépare la franche amitié de l’amour.

Cette expansion, jusque-là si débordante de part et d’autre, prenait de jour en jour un caractère plus réservé; si bien que depuis peu la jeune fille n’abordait plus Jacques sans rougir.

Quant à lui, il ne soupçonnait rien des projets de Mme Donat, qui le chérissait comme un fils et caressait l’espoir de l’avoir pour gendre. Il aimait Berthe franchement, sans arrière-pensée. Il ne supposait même pas que cette immense fortune devait la rendre tôt ou tard l’objet de toutes les convoitises, et sans jamais songer qu’un mariage pourrait l’éloigner de lui, il se contentait de vivre près d’elle sans nul souci du lendemain.

C’est sur ces entrefaites que Mlle Donat entra à la Providence.

Cette séparation, que rien ne faisait prévoir, fut pour les deux jeunes gens silencieuse et triste. Mais, comme à tout prendre elle ne pouvait être de longue durée, Berthe venant d’atteindre sa seizième année, c’est le cœur plein d’espoir et les yeux gros de larmes qu’ils s’étaient dit: au revoir.

Au revoir... Heureux âge où l’on croit à l’avenir, où l’on caresse secrètement une espérance comme on bâtit un château de cartes, sans songer que le moindre souffle suffit à renverser de fond en comble ce fragile édifice si péniblement élevé.

Jacques, que cet éloignement inattendu avait beaucoup affligé, s’était remis au travail avec une nouvelle ardeur afin de chasser de son esprit la douleur causée par ce brusque départ.

Il cherchait en vain à connaître les raisons qui avaient pu déterminer M. Donat à renfermer de nouveau Berthe dans un couvent, à l’âge où une jeune fille est le plus assoiffée d’indépendance et de liberté.

Il y avait assurément là une énigme qui ne laissait pas de l’inquiéter, bien qu’il fût loin encore de se douter de la vérité.

C’est donc l’année suivante qu’il se rendait à Montfavet, un fusil sur l’épaule, ainsi que nous l’avons présenté au lecteur. Une affaire à plaider l’ayant tenu éloigné plus longtemps qu’il n’avait supposé, il rentrait à Avignon avec une hâte facile à comprendre et s’empressait le jour même de se rapprocher de Berthe, qu’il savait chez son père depuis plus d’un mois.

La jeune fille avait mis sa main dans celle de Jacques.

–Comme je suis heureuse de vous voir! fit-elle étourdiment. Mais pourquoi avez-vous tant tardé? Voilà longtemps déjà que nous sommes en vacances et nous rentrons dans quinze jours à peine. Fi! que c’est vilain de nous négliger ainsi.

Et comme le jeune homme cherchait à se disculper,

–Mais, j’y songe; laissez-moi vous présenter Mlle Besson, ma meilleure amie. Ma meilleure amie, c’est plutôt ma seule qu’il faudrait dire, n’est-ce pas, Jeanne? Ah! ajouta-t-elle, si vous saviez, Jacques, comme je m’ennuie là-bas. J’avais espéré n’y plus retourner, mais il n’en est rien. Papa trouve que je n’ai pas encore l’air assez grande dame.

–Il est bien difficile, hasarda le jeune homme, et j’en sais plus d’un qui serait moins exigeant.

–Heureusement c’est ma dernière année, du moins je l’espère ajouta-t-elle avec un soupir qui eût attendri tout autre que M. Donat père.

Au même instant, Fox, qui chassait sans trop s’éloigner de son maître, tomba en arrêt devant une poule d’eau. L’immobilité du chien avertit– Jacques, qui eut le temps d’armer son fusil et d’épauler.

Le coup partit et le pauvre volatile, l’aile brisée, s’abattit à quelques pas de Berthe, qui cou. rut le ramasser pour le préserver de la dent cruelle du chien.

–Oh! voyez donc, Jacques, elle n’est que blessée.

Et étanchant avec son mouchoir le sang qui s’échappait de la blessure, elle fut la déposer sur les bords de la rivière, où elle disparut aussitôt.

Quand Berthe revint,

–Fox a l’air tout déconfit, lui dit Jeanne en riant. Il est vrai que ce n’est pas sans cause; tout gibier appartient à qui le lève, n’est-ce pas, M. Jacques?

Pour la première fois celui-ci considéra attentivement la jeune fille. Il remarqua sa beauté en même temps que son air froid, hautain, presque méchant.

Et laissant tomber son regard sur Berthe, tout émue encore de l’incident:

Sa meilleure amie, pensa-t-il, songeant à cette présentation de tout à l’heure; il n’y a vraiment que les pensionnaires pour faire un tel abus des adjectifs.

Peu après, ils franchissaient tous trois la grande grille du château. M. Donat se promenait dans le parc. En apercevant Jacques, dont il n’attendait pas la visite, il vint aussitôt à lui la main tendue, le sourire aux lèvres.

–Ah çà! que diable devenez-vous donc? Ma femme se plaignait encore hier que vous nous abandonniez tout à fait, et je dois à la vérité d’ajouter que je n’ai rien tenté pour vous défendre. Vous nous restez ce soir, j’espère. Avez-vous fait bonne chasse? Venez donc que je vous montre mes tubéreuses; vous verrez qu’il est impossible d’obtenir mieux. J’ai en outre toute une collection de flagelli-formi (qu’il traduisait: en forme de flageolet), sur laquelle j’appelle votre attention.

Et sans lui donner le temps de se défendre, il le conduisit dans la serre où se trouvaient, étiquetés et classés avec le plus grand soin, des pots de fleurs et des plantes rares, venus à grands frais des quatre coins du globe.

C’était là, au milieu de ses élèves, comme il se plaisait à les appeler, que l’ex-négociant passait la plus grande partie de ses loisirs.

Le jeune homme, qui connaissait ce travers et avait eu maintes fois l’occasion d’en souffrir, sachant bien que tout faux-fuyant était impossible, se laissa faire avec résignation et eut à subir un petit cours d’horticulture comparée que le maître de la maison réservait d’ordinaire à tous ses visiteurs.

Vous savez, continua ce rentier barbare, que j’ai enfin acclimaté la tulipe sultane. Mais au fait, vous devez l’ignorer, il y a si longtemps qu’on ne vous a vu...

Et pour la centième fois, peut-être, il refit l’historique de cet oignon venu des confins des Pays-Bas, et dont les résultats dépassaient toutes les espérances qu’il avait fondées sur les proportions probables de son développement.

Jacques en était bien pour sa part à la vingtième édition de cet historique, et il se disposait à faire appel à toute la patience que la nature lui avait départie, quand, heureusement, Mme Bonat, instruite de son arrivée, vint l’arracher à ce supplice d’un nouveau genre, en prévenant ces messieurs que le dîner était servi. Puis, elle prit affectueusement le bras de Canfol, tant pour le gourmander sur son absence, que pour le soustraire aux obsessions de son mari.

Mais, celui-ci qui ne voulait pas en avoir le démenti, emboita le pas au jeune homme et lui coula avec une obstination cruelle, l’histoire de sa tulipe sultane.

Quelques plaisirs qu’offre la vie de campagne, l’existence y devient par moments si régulière, si monotone, disons le mot, si triste, que la visite d’un intime, souvent même d’un indifférent, suffit à amener une diversion que personne n’ose réclamer tout haut, mais que chacun désire tout bas.

Dès qu’arrive ce nouveau-venu tant souhaité, on l’entoure, on le fête, on le questionne et on finit presque toujours par trouver aimable l’homme le plus ennuyeux. Or, comme cette épithète ne pouvait en aucune façon être applicable à Jacques, dont l’esprit inventif et la gaieté franche auraient diverti un anachorète, ce fut avec un véritable empressement que l’accueillirent les hôtes de Montfavet.

Berthe, elle, était heureuse et ne s’en défendait point. Elle aimait Jacques et se sentait vivre près de lui. Quoiqu’il n’eût pas encore été question d’union entr’eux, elle devinait, avec cette intuition qui distingue la femme, que Canfol lui était destiné. La profonde affection dont il était l’objet de la part de sa mère, l’extrême sollicitude avec laquelle son père le suivait pas à pas dans sa nouvelle carrière, la liberté d’enfant gâté dont il jouissait au château étaient autant d’indices qui ne pouvaient lui échapper.

La soirée se prolongea plus longtemps que de coutume. Jamais Canfol ne s’était montré aussi aimable. Le spectacle de cette intimité de famille, ces quelques heures passées près de Berthe qu’il retrouvait après un an d’absence le grisaient de bonheur.

Quand il prit congé de Mme Donat pour regagner l’appartement qui lui avait été préparé, «Eh bien, vous n’embrassez pas Berthe, lui dit-elle?»

La jeune fille toute rougissante, tendit son front. Jacques y déposa un baiser qui, pour n’être pas retentissant, n’en fut pas moins un peu plus prolongé que ne l’exigeaient peut-être les convenances. Il allait quitter le salon, un peu embarrassé de lui-même et de la confusion de Berthe, lorsqu’il vit le sourire de la mère se reposer sur lui, tendre comme une caresse.

Ce sourire l’amnistiait et lui promettait tant de choses, qu’il se retira, joyeux, le cœur gonflé d’espoir.

Une heure après, le plus grand calme régnait dans l’habitation. Jeanne, un bougeoir à la main, venait d’embrasser son amie qui l’entretenait de Jacques, et se disposait à regagner sa chambre quand la jeune fille, hésitante et paraissant prendre son courage à deux mains:

–Comment le trouves-tu? demanda-t-elle. N’est-ce pas qu’«il» est bien?»

La pauvre petite parlait déjà de lui comme d’un fiancé. Puis, voyant que Mlle Besson gardait le silence,

–Tu ne me réponds rien, continua-t-elle. Te déplairait-il?

–Mais, non, fit Jeanne distraite. Est-ce qu’il est riche?

Je ne sais pas, fit la fille de l’ex-négociant, en ouvrant de grands yeux étonnés. Mais, qu’importe sa fortune si nous nous aimons.

–Oh! tu dis cela parce que tu seras un jour millionnaire, répliqua Jeanne ironiquement, mais non sans amertume. Enfin, si vous vous aimez, tout est pour le mieux. En attendant, dors bien, si c’est possible, et bonne nuit, ajouta-t-elle sèchement.

Ces quelques paroles échangées ainsi par deux enfants qui ne savaient pas encore feindre, les résumaient bien tout entières.

Berthe était faite pour symboliser la femme honnête, simple et vertueuse, tandis que Jeanne devait passer au milieu du monde, hautaine, envieuse et jalouse, toute à ses sens et à son ambition.

Par quelle antithèse ces deux natures si divergentes se confondaient-elles dans une réciproque affection? Était-ce à cause de leur dissemblance même, ou bien parce quelles s’équilibraient en se communiquant mutuellement leurs qualités? Cette dernière supposition paraissait plus probable, car il eût été facile à un observateur de constater que cette intimité rendait Jeanne parfois meilleure et donnait à Berthe une énergie factice qui lui suffisait à combattre souvent cette faiblesse de caractère dont elle avait à souffrir.

Le lendemain, dès la première heure, Canfol, dont la nuit n’avait été qu’une suite ininterrompue de rêves plus ou moins réalisables, se promenait dans les allées ombreuses du parc, aspirant à pleins poumons l’air balsamique des champs.

Il allait, négligemment, en homme qui a du temps à perdre, lançant les bouffées de son cigare au bec des pierrots pépiant sur les haies.

La journée s’annonçait splendide. Le soleil se levait paresseusement, projetant à travers les éclaircies des branches des rayures lumineuses qui venaient se jouer sur le sable fin des allées, Les rosiers, secoués par le vent du matin, se balançaient sur leurs pieds, aspergeant de perles humides le visage du jeune homme qui se baissait à chaque pas pour respirer leur parfum.

Il poursuivait sa flânerie, effeuillant du bout de sa canne les fleurs flétries de la veille, quand, au tournant d’une allée, il se trouva face à face avec Mme Donat.

Déjà debout, mon cher enfant! Savez-vous que c’est très-beau, cela, pour un citadin. Au moins vous étiez bien couché? Vous avez bien dormi?

Et comme Jacques la rassurait en riant,

–Dame, ajouta-t-elle, en vous voyant levé si tôt, j’ai eu d’abord quelques craintes à cet égard. Mais, puisqu’il n’en est rien et que vous voilà, donnez-moi le bras et faisons un tour de parc, voulez-vous?

Et tous deux, causant amicalement, se dirigèrent vers la grande grille en fer ouvragé, donnant sur la route départementale qui conduit à Avignon.

C’était jour de marché à la ville. Les paysans, montés sur leurs charrettes, s’y rendaient comme d’habitude, pour y vendre leurs denrées.

Cette race est processive, on sait cela, et le fermier du Comtat n’a rien à envier au plus madré des Normands. Aussi, la plupart de ces villageois qui connaissaient Canfol–M. l’avocat, comme ils l’appelaient,–le saluaient au passage.

L’un d’eux poussa même l’indiscrétion jusqu’à lui demander une consultation, profitant ainsi de la circonstance pour s’épargner des frais d’honoraires.

Jacques eut toutes les peines du monde à s’en débarrasser et, comme il venait de rejoindre Mme Donat qui, jusque-là, s’était tenue à l’écart par discrétion,

–Eh bien, mais vous voilà tout à fait lancé, lui dit-elle, j’en suis heureuse plus que vous ne sauriez croire. Vous travaillez beaucoup à ce que je vois?

–Beaucoup, répondit-il énergiquement.

–Seriez-vous ambitieux?

–Peut-être.

–Prenez garde, fit-elle en riant, on dit que c’est un défaut.

–O! mon ambition ne va pas jusque là.

–Ah! et... jusqu’où va-t-elle?

–Jusqu’à vouloir faire un jour de Mme Canfol la plus heureuse des femmes.

–C’est bien, cela, mais faites-vous vite connaître, mon cher enfant. Que voulez-vous, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence, et en faisant ainsi allusion à son mari dont c’était là le côté faible, il y a tant de gens aujourd’hui pour qui le prestige de la renommée équivaut à une fortune.

Et elle lui pressa si affectueusement la main, que, vu la circonstance, cette pression seule lui parut être un engagement pour l’avenir.

Aussi, crut-il devoir arrêter là certaines confidences qu’il avait été un instant sur le point de faire. Il éprouvait le besoin de s’étendre voluptueusement quelque temps encore sur cet édredon de félicités qu’il avait entrevues depuis la veille.

Pendant cette journée, il se sentit profondément heureux. Jouissant au milieu de cette famille de toutes les prérogatives, mettant à profit cette liberté d’un jour, qui a tant de charmes pour l’homme que les affaires absorbent, il fut, lui, d’ordinaire si froid, si réservé, le convive le plus gai, le plus expansif. Aussi, lorsque le lendemain il prit congé de ses hôtes, Mlle Besson, elle-même, dont il venait de presser affectueusement la main, ne pût s’empêcher de murmurer à l’oreille de Berthe:

«Décidément il est charmant.»

Jacques revint à Montfavet, jusqu’au jour où ces demoiselles durent rentrer au couvent. Mme Donat, à qui le départ de sa fille rendait bien triste le séjour de la villa, ne tardait pas à décider son mari à retourner à Avignon. Celui-ci, tout à son goût pour l’horticulture, eut beau plaider en faveur des délices de l’automne, il ne dut pas moins capituler.

Mademoiselle Besson

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