Читать книгу Mademoiselle Besson - Eugène Giraud - Страница 5
CHAPITRE III
ОглавлениеL’année suivante, les deux jeunes filles étaient revenues dans leur famille respective non sans avoir échangé mille protestations d’amitié et s’être fait la promesse de se revoir. M. Besson, mis à la retraite avec le grade de commandant comme fiche de consolation, était depuis un an installé à l’Isle dans la ferme de la tante Misé, transformée de fond en comble par d’ingénieuses réparations.
A la place du principal corps de logis, s’élevait maintenant, un coquet petit pavillon à deux étages dont les fenêtres du rez-de-chaussée, entourées de chèvrefeuille et de vigne vierge avaient vue sur un jardin admirablement entretenu. L’ancienne dépendance elle-même avait subi d’utiles réformes. Elle se trouvait divisée en deux corps de bâtiment d’inégale dimension. Le plus grand était habité par le fermier dont le commandant utilisait la femme comme cuisinière et l’autre avait été converti en un buen retiro aux murs recouverts de stuc, et ornés d’aquarelles dues au pinceau inhabile de Mlle Besson.
Dans un des angles était une petite bibliothèque à pans coupés dont les rayons, surchargés de livres, laissaient tomber leur trop plein sur un élégant bureau d’acajou qui lui servait de support. Au milieu était un guéridon avec dessus en laque représentant une vue de Venise; près de la fenêtre, d’où l’œil pouvait embrasser des prairies sans fin, s’étalait un immense divan en damas vert sur lequel languissait une tapisserie inachevée.
C’est là, et alors que la châleur devenait trop intense, que Jeanne venait s’enfermer des heures entières, toute à sa lecture et à ses rêveries.
Un matin du mois de septembre, on aurait pu la voir, levée plus tôt que de coutume, présidant elle-même aux préparatifs d’un copieux déjeuner.
Il s’agissait de traiter dignement le comte de Velorgue, un voisin de son père, devenu depuis peu son inséparable compagnon de chasse.
Or, rien ne creuse autant qu’une course matinale à travers champs. Et comme les deux amis étaient depuis les premières lueurs de l’aube à la poursuite d’un perdreau imaginaire, la jeune fille, édifiée déjà sur ce qu’on appelle un appétit de chasseur, avait si bien pris ses dispositions, que ces Messieurs ne purent s’empêcher d’exprimer hautement leur satisfaction à la vue d’une table abondamment servie.
Le commandant, était du reste un joyeux cdnvive. Mangeant et buvant comme quatre, il ne manquait jamais de dire, en s’asseyant à table et tout en dissimulant son cou dans la serviette blanche dont il se faisait une sorte de cravate, «Mes enfants, ne nous pressons pas.» Et il allait, lentement, appréciant tous les mêts, savourant tous les vins, non avec la gloutonnerie d’un homme qui se réconforte, mais avec l’onction d’un grand prêtre qui officie. Puis, le repas terminé, il s’étendait paresseusement sur une causeuse, attendant sa pipe et son café. C’était le moment psychologique. On lui servait alors un moka épais et noir, dans une tasse ayant servi, disait-il, à Ab-del-Kader, et fumait avec délices dans un narguilhé, qui lui avait été offert par le chef d’une tribu soumise.
Il ne l’avalait pas ce café, il le dégustait à petites gorgées, il le humait, il s’en gargarisait, essuyant par intervalle ses larges moustaches avec l’ambre du chibouque tout en faisant claquer sa langue en signe d’évidente satisfaction.
Alors, sonnait l’heure critique des exploits guerriers. Malheur au convive qu’il tenait sous la main. Il ne faisait grâce d’aucun détail, d’aucun épisode et s’étendait avec une complaisance féroce dans le récit détaillé de toutes les affaires où il avait eu l’occasion de se signaler.
Le Comte, qui la connaissait déjà cette éternelle campagne de l’Algérie et qui aurait pu désigner par leurs noms tous les gourbis arabes qui s’étendent de Mostaganem à Constantine et de Tlemcen à Bône, cherchait une heureuse diversion à cette fastidieuse épopée, lorsque le facteur, qui venait apporter une lettre à Mlle Besson, lui remit en même temps son courrier de chaque jour. Prenant alors la balle au bond,
«Vous permettez, eommandant, quelques lettres à écrire et je suis à vous. A tantôt.»
Et lui donnant une cordiale poignée de main, il s’inclina respectueusement devant Jeanne et sortit aussitôt.
Il s’était à peine éloigné, que celle-ci, qui avait reconnu sur l’enveloppe l’écriture de Berthe, en rompait précipitamment le cachet, pendant que son père, resté seul, ne tardait pas à s’assoupir, laissant tomber le tuyau de son narguilhé qui, livré à lui-même, se déroulait autour de sa jambe comme un serpent apprivoisé.
La lettre, datée de Montfavet était en effet de Mlle Donat et ainsi conçue:
Ma bonne Jeanne,
«Ces quelques lignes à la hâte, car je me demande, au moment même où je t’écris, si je ne vais pas devenir folle.
«Mon père vient de promettre ma main. Oui, Jeanne, malgré les prières de maman qui s’oppose à ce mariage, malgré mes sup-plications, malgré tout, il a résolu de m’unir à un comte, son rêve paraît-il. On le dit riche, jeune et aimable, mais peu m’importe, je te jure, car je le déteste avant de le connaître... Pauvre Jacques! quand je songe que l’autre soir, il me faisait part encore de ses projets d’avenir, projets auxquels j’étais mêlée, va, je l’ai bien deviné.
«Mon Dieu que faire?... que résoudre? A toutes les objections qui lui sont faites, papa répond invariablement qu’il ne veut que mon bonheur et que celui qu’il me destine. «porte d’azur». Ah! j’ignore s’il porte d’azur, mais ce que je sais bien, c’est que je ne le porte pas dans mon cœur. Cette union m’épouvante, et je la vois pourtant se dresser devant moi fatale et menaçante.
«Viens, Jeanne, viens vite, car plus que jamais peut-être je n’ai autant éprouvé le besoin de t’avoir près de moi.
BERTHE.
Mlle Besson ne put s’empêcher de sourire à la lecture de cette lettre. Riche, jeune, beau, murmura-t-elle avec un sentiment de dépit non déguisé, et elle se croit immolée. Hélas! voilà un sacrifice dont s’accommoderaient bien des filles. Pauvre Berthe! ajouta-t-elle, avec un petit haussement d’épaules railleur qui ne laissait aucun doute sur le peu de part qu’elle prenait aux peines de son amie.
Néanmoins, elle fît ses préparatifs de départ sans prévenir le commandant, assurée qu’elle était de son consentement, et pendant que celui-ci achevait sa sieste.
En effet, réveillé une heure après, il n’eut pas même le temps de protester contre une aussi brusque résolution.
Il boucla sa valise à la hâte, non sans maugréer un peu, et se dirigea aussitôt vers la gare, donnant le bras à sa fille, et précédé du fermier qui portait les bagages.
A6heures, ils arrivaient tous deux à Montfavet au grand contentement de Mlle Donat qui les attendait avec une fébrile impatience.
Dès que les deux jeunes filles purent se trouver seules pour causer tout à leur aise,
«Mais au fait, quel est donc ce comte qu’on veut te contraindre à épouser, lui demanda Jeanne?
–Je l’ignore et ne l’ai point encore vu. Je sais seulement qu’il se nomme le comte de Velorgue.
–Le comte de Velorgue! dit-tu, quelle bizarre coïncidence.
–Tu le connais donc?
–Mais assurément. C’est un voisin de campagne et un ami de mon père.
–En vérité!... Pourtant il habite Paris, m’a-t-on dit.
–Cela est vrai; mais en ce moment il est en villégiature dans ses terres et je m’en explique suffisamment la cause.
–Il importait peu à Mlle Donat que le comte fût blond ou brun, distingué ou non, et pourtant elle ne put résister au désir d’être fixée sur ce point.
–Comment est-il? demanda-t-elle aussitôt.
Mais fort bien, je t’assure, et quelle que soit la manie de ton père, j’avoue qu’il n’a pas eu la main malheureuse. On le dit très-riche, ce qui est à considérer, quoique tu dises, et il a de plus, un grand nom, car il paraît, ma chère, qu’il y avait des Velorgue aux croisades, ajoute-t-elle en souriant.
–O! répondit Berthe en étouffant un soupir, j’aimerais mieux qu’ils remontassent moins haut et que mon père ne me contraignît point à cette union. Car si ce mariage se fait, Jeanne, continua-t-elle avec énergie, je crois que j’en mourrai.
Berthe avait appuyé sa tête sur le sein de son amie et pleurait abondamment. Les larmes sont contagieuses, et pourtant Jeanne gardait un œil sec. Elle paraissait réfléchir.
–Voyons, lui dit-elle froidement, avant de te désoler ainsi, ne penses-tu pas qu’il serait au moins prudent d’avoir entrevu le fiancé qu’on te destine?
Ce mot seul de fiancé fit frissonner Berthe.
–Ecoute, continua Jeanne, tu sais que je ne suis pas l’ennemie de Jacques et qu’il a toute ma sympathie, à cause même de l’affection que tu lui portes; eh bien! crois-moi, attends d’avoir vu le comte avant de te prononcer. Oh! ne te récrie pas; juge-le d’abord et si, après mûr examen, tu persistes dans ton refus, je te jure de tenter moi-même une démarche auprès de M. de Velorgue et de lui tout avouer s’il le faut, C’est grave, ce que je veux faire là, ajouta-t-elle avec emphase, mais enfin, c’est pour ton bonheur. Fais donc taire pour le moment ta répugnance, Berthe, et compte sur moi.
Le lecteur peut être surpris à bon droit de trouver en Mlle Besson l’assurance et l’aplomb inaccoutumés chez une jeune fille de cet âge. Son étonnement cessera sans doute quand il lui aura été donné d’étudier par la suite toutes les précocités de cette nature étrange.
Informée de la prochaine visite du comte et des motifs qui l’amenaient au château, craignant en outre les conséquences que pouvait entraîner cette invitation, Mme Donat ne put se contenir plus longtemps.
–Eh quoi! dit-elle à son mari, qui, depuis deux jours, s’ingéniait à fuir toute explication, vous accordez ainsi la main de votre fille sans la consulter, sans même me prévenir, au mépris de toute la tendresse qu’elle est en droit d’attendre de vous, et cela pour un homme que vous n’avez jamais vu, que vous ne connaissez pas encore. Mais c’est de la folie... Et vous avez pu penser que je ratifierais l’engagement que vous contractez?... Détrompez-vous. J’aime Berthe, moi, mais je l’aime à ma façon, qui est la bonne. Je n’ai pas, il est vrai, une couronne à lui offrir, mais je lui veux un mari qui m’assure son bonheur, un mari de son choix et non un homme dont tout le mérite, peut-être, consiste à avoir des aïeux qui se perdent dans la nuit des temps.
–Il ne se perdent pas, Madame, riposta aigrement le marchand de garance, au contraire, on les retrouve partout. Il y avait des Velorgue à Saint-Jean-d’Acre à Ronceveaux; oui, Madame, à Ronceveaux.
–Eh bien! il n’y en aura pas dans ma famille, je vous en réponds, si malgré tous ses quartiers ce Monsieur ne plaît pas à Berthe.
–Dieu merci, elle est assez riche pour prendre un mari de son choix.
M. Donat sourit finement dans sa cravate.
–Alors, Madame, rassurez-vous; l’homme que je lui destine réunit toutes les conditions qu’elle peut exiger. Mon meilleur ami, le baron des Zobes, en répond comme de lui-même.
La garantie, vous le voyez, est plus que suffisante.
–Peut-être.
–Vous dites?
–Je dis que, si malgré ces qualités que vous faites valoir si complaisamment, Berthe se refusait à l’épouser; si elle ne pouvait parvenir à l’aimer... si elle lui préférait quelqu’autre, par exemple...
–Si elle osait cela, vous en seriez instruite, je suppose, répondit froidement le bonhomme; et, le cas échéant, je ne l’ignorerais pas moi-même.
Mme Donat venait de commettre une faute.
Elle comprit que plaider en ce moment la cause de Jacques serait la perdre d’avance.
Elle jugea donc prudent de faire contre mauvaise fortune bon cœur et d’attendre encore quelques jours.
–Quand doit venir M. de Velorgue? demanda-t-elle.
–Mais demain, je suppose. Il a dû recevoir ma lettre hier.
–Soit, répondit la mère de Berthe, en faisant tous ses efforts pour se contenir; attendons. Vous me ferez la grâce de convenir que je ne vous contredis pas de parti pris.
–Cela me paraît plus sage.
Mme Donat ne releva pas l’ironie. Mais, comme elle conservait malgré tout l’espoir d’avoir raison d’une volonté qui s’était si souvent inclinée devant la sienne, elle jugea opportun de terminer là l’entretien, non sans jeter à son mari un de ces regards qui l’épouvantaient naguère, mais qui, dans les circonstances présentes, le laissaient complètement froid.
Le lendemain de cette explication, le prétendant à la main de Berthe faisait sa première visite à Montfavet.
A peine âgé de30 ans, le comte Gaston de Velorgue était le type du gentilhomme accompli.
De taille au-dessus de la moyenne, mince, élancé, admirablement proportionné, il avait ce teint mat particulier aux races du midi, l’œil noir, rempli de feu quand il s’animait, mais au repos plein de caresses et de douceur. Ses cheveux, abondants et légèrement crêpelés, laissaient deviner sous leurs fouillis un front large et élevé. Généreux et prodigue, vif, pétulant, tout à son premier mouvement, il avait parfois, sans raison plausible, des colères d’enfant gâté. Il se montrait alors violent, emporté, et ne pouvait souffrir qu’on lui résistât. Mais il revenait si aisément d’une erreur et s’en excusait de si bonne grâce, qu’on ne pouvait lui en tenir rancune.
Parmi ses nombreux amis et ses maîtresses d’un jour, tous s’accordaient à dire qu’il était le meilleur garçon du monde, et ce concert de louanges qu’il laissait après lui comme un sillage ne contribuait pas peu à lui faire la réputation d’un homme aimable et séduisant.
Orphelin à quatre ans, il avait été élevé par un oncle paternel, le comte de Velorgue, l’aîné de là famille, resté vieux garçon.
Grand chasseur, grand buveur, toujours guêtré jusqu’à mi-jambes, le comte partageait son temps entre la chasse et les soins donnés à ses terres, dont il avait conservé la gestion.
Vrai gentilhomme campagnard, il vivait presque seul et n’allait que fort rarement à l’Isle, par crainte de se compromettre avec ce qu’il appelait une promiscuité bourgeoise.
Ce qui ne l’empêchait pas, néanmoins, de condescendre parfois jusqu’aux petites paysannes dont il aimait à caresser le menton. La vue de ces jeunes minois lui faisait pousser des soupirs de regret à l’adresse du bon vieux temps.
–Les droits de jambage, soupirait-il alors, il n’y avait vraiment que cela!
Il était du reste aussi ignorant que grand seigneur, et s’il ne signait pas ses baux à ferme du pommeau de son épée, c’est parce qu’il avait daigné faire cette unique concession au nouveau régime sous lequel il était né.
On comprendra aisément que sous une pareille tutelle l’éducation du jeune vicomte fût beaucoup négligée.
A14ans il n’avait pas encore ouvert un livre.
En revanche, il montait à cheval, maniait un fleuret et abattait une perdrix à la satisfaction de son oncle.
Celui-ci, désireux de ne pas l’éloigner de lui, s’était pourtant décidé à lui faire donner quelque instruction uniquement pour l’acquit de sa conscience et afin que son neveu n’eût rien à lui reprocher plus tard au cas où, par hasard, il n’aurait pas, comme lui, professé le même mépris pour l’étude.
Il allait donc le confier aux soins d’un précepteur, mais la perspective d’avoir sans cesse sous les yeux une sorte de pédagogue, de savant, lui fît bien vite abandonner ce proj et.
C’est alors que, quoique sa répugnance à se séparer de l’enfant, fût grande, il le fit entrer au lycée d’Avignon en lui donnant comme correspondant un ancien camarade de plaisirs, M. le baron des Zo bes.
Bien qu’élevé dans l’horreur de tout ce qui touchait à la scolastique, Gaston fit de si rapides progrès, qu’à19ans il achevait sa réthorique et que l’année suivante il subissait avec éclat ses examens au baccalaureat es-lettres.
Il se trouvait à Paris où l’avait envoyé son oncle pour achever son éducation, quand celui-ci mourut subitement d’une pleurésie contractée dans une battue aux canards.
Gaston héritait ainsi du titre de comte et d’une fortune qui, jointe à la sienne, élevait ses revenus à50,000 livres environ.
Il confia l’administration de ses biens au notaire de la famille et la direction du château et de ses dépendances à un brave homme nommé Gardiol qui, depuis plus de trente ans, exerçait les fonctions de garde-chasse dans toute rétendue du domaine.
Libre désormais, le jeune héritier, comme l’appelaient ses intimes, s’établit définitivement à Paris et y mena si largement la vie, qu’en moins de dix ans cette brillante fortune se trouva réduite en un capital infime et relativement dérisoire.
Chose invraisemblable cette débâcle n’était point connue à l’Isle. Sous prétexte qu’il ne devait plus habiter le pays, M. de Velorgue avait vendu peu à peu les nombreuses propriétés qu’il y possédait afin d’en convertir le montant, disait-il, en espèces ou en obligations. Si bien que quoique ruiné, il ne cessa de bénéficier dans le Comtat de toute la notoriété qui s’attachait à son nom.
Malheureusement cette considération ne pouvait suffire à ses besoins et faire face à ses exigences. Il fallut songer à en tirer parti.
C’est pourquoi, après avoir tenté en vain d’utiliser sur place ces dehors qu’il tenait de la nature, et ce titre qui lui venait de ses ancêtres, il se décida à aller promener le tout dans plusieurs villes du midi avec l’espoir de trouver plus facilement acquéreur. Mais ses illusions furent de courte durée. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’en province comme à Paris, les quelques parvenus qui ont rêvé d’une noble alliance sont devenus d’une exigence telle, qu’à moins de descendre en ligne directe d’une maison princière, on ne saurait songer sérieusement à troquer un titre contre une dot. Cette baisse générale sur les couronnes désenchanta le jeune comte. Il se disposait à retourner à Paris, lorsque fort heureusement pour lui, le baron des Zobes, qui rentrait à Avignon, après une courte absence, et à qui il faisait part de sa situation désespérée, voulut bien se charger de tenter une démarche auprès de M. Donat qu’il connaissait de longue date.
–Une fille charmante et trois millions en perspective, c’est assez présentable, comme vous voyez, mon jeune ami, lui dit-il.
Et comme le jeune homme manifestait déjà des doutes sur le résultat de ces négociations,
–Attendez donc avant de vous prononcer, continua le baron. Je sais par cœur mon bonhomme, et je vous jure qu’il ne ressemble en rien à tous les croquants qui n’ont pas craint de vous marchander. Nous réussirons, vous verrez. Mais pour cela, il est nécessaire que vous vous fixiez quelques mois à Velorgue. La saison où nous sommes–juillet finissait à peine,–la chasse dont l’ouverture approche, quelques réparations à faire au château, sont autant de raisons qui expliqueront votre séjour à l’Isle.
Il est nécessaire que je vous aie sous la main. Or, comme je ne perdrai pas de temps, c’est bien le diable, étant donnée l’influence que j’exerce à Montfavet, si d’ici quelques mois vous n’avez pas en caisse de quoi redorer votre blason.
Gaston, ébranlé par cette confiance de son ami, se confondait déjà en remerciments.
–Bah! lui dit celui-ci, est-ce qu’entre gens de condition, la solidarité n’est pas le premier des devoirs? Vous ne me devez rien. Seulement, ajouta-t-il en baissant la voix et sur le ton de la confidence, je vous avouerai–ceci bien entre nous–que je suis depuis quelque temps fort gêné, et que j’aurai quelquefois besoin de vos services.
–Soyez tranquille, interrompit Gaston qui avait compris. Puis, avec un sourire dont la raillerie parut échapper à son interlocuteur,
La solidarité, dit-il, en lui tendant la main.
–C’est bien cela. Et maintenant, laissez moi faire, je me charge de tout.
Le baron était ravi. Connaissant la générosité de M. de Velorgue et ne doutant pas du succès de son entreprise, il escomptait déjà les bénéfices que ce mariage pouvait lui rapporter. Il résolut sans plus tarder de se mettre en campagne. Les épaves de sa fortune, jadis brillante, se trouvaient représentées maintenant par des rentes si insuffisantes, qu’il ne négligeait jamais l’occasion d’y ajouter un supplément quelconque. Lorsque par hasard cet imprévu lui faisait défaut, ce vieillard de soixante ans, toujours aussi imprévoyant qu’au temps de sa jeunesse, se trouvait alors réduit à emprunter quelques louis avec la désinvolture d’un fils de famille qui attend des fonds. Toujours élégant et coquet, cachant adroitement sa situation de plus en plus obérée, il était parvenu, aidé de ses intimes, qui ne cessaient de le considérer comme un grand enfant, à conserver intact tout son prestige de baron.
C’est donc à ce prestige qu’il se disposait à faire appel, pendant que son jeune protégé opérait son entrée dans le domaine de ses pères, au grand ébahissement de Gardiol, le vieux serviteur.
Le château de Velorgue, bâti dans la vallée du même nom, montre avec coquetterie les créneaux de ses tourelles, au voyageur qui suit la route de l’Isle à Cavaillon.
La partie formant le principal corps de logis a un grand air d’ancienneté aristocratique. Un large escalier dont le lichen et la mousse ont envahi les marches, conduit à une terrasse qui domine la plaine et qu’entoure un superbe balcon de fer artistement forgé. Çà et là quelques vieux vases en faïence jaune, dans lesquels languissent des lauriers roses privés de soins et à demi-brûlés par le soleil. Du pied même de cette terrasse s’étend un immense jardin planté de tilleuls, d’ormeaux et de platanes séculaires dont l’ombre épaisse se projette sur le gravier fin des allées. Tout autour de ce jardin et lui faisant une ceinture de pierres, court un mur haut de deux mètres, effrité par le temps. Au milieu d’une pelouse émaillée de petites fleurs des champs, se trouve un large bassin rempli d’une eau verdâtre et stagnante dans laquelle un Triton manchot semble se baigner à regret, pendant que sur les bords se balancent mélancoliquement les nénufars et les glaïeuls. Un mince filet d’eau claire et limpide, provenant des infiltrations de la Sorgue, traverse silencieusement cette solitude et pourrait bien passer inaperçu, si deux ponts de rocaille à moitié détruits, ne décelaient sa présence, tout en achevant de donner à cet ensemble, un véritable cachet de vétusté rustique.
Au fronton de la grande porte d’entrée, est un large écusson en pierre sculptée aux armes des Velorgue:
D’azur à la fasce de sinople, chargé de trois merlettes d’or accompagné de trois croissants de second émail. Comme support deux lions rampants. Le tout surmonté d’une couronne comtale.
Dans l’intérieur du château tout tombe en ruines. Des lambeaux de tapisserie de haute-lice viennent reposer leur chaine effiloquée sur les dossiers des fauteuils vermoulus. Le plancher lui-même, veuf de tout carrelage à divers endroits, met à nu de lourdes solives dont la surface pourrit lentement sous l’action du temps. Les vitres, noircies au dehors par la poussière et la pluie, tamisent dans ces pièces une clarté douteuse. Les portes, gonflées par l’humidité, ne tournent sur leurs gonds, qu’en grinçant et laissent pénétrer par leurs ouvertures, le mistral qui règne là en véritable autocrate.
Aussi, par les nuits froides de l’hiver, ce ne sont que gémissements et plaintes, fracas de battants pleurant sur leurs pentures pendant que la girouette, perchée comme un oiseau sur les toits, gémit sous le souffle implacable du vent du nord.
L’arrivée du comte de Velorgue vint animer ces lieux, où la tristesse et l’ennui avaient depuis longtemps fait élection de domicile.
En quelques mois tout fut à peu près transformé. L’eau de l’étang reprit son cours accoutumé, les murs de clôture furent rapiécés par les mains inhabiles d’un maçon de campagne et les nombreuses trouées dont ils étaient semés, recouvertes de mortier et de chaux, dont les taches blanches garantissaient désormais l’intérieur de l’habitation contre les regards indiscrets.
Les fleurs mortes furent arrachées, les appartements remis à neuf, les marches en pierre soigneusement lavées et sur toute la longueur de la façade intérieure, on vit courir comme par enchantement des glycines, des clématites et des convolvulus.
Un mois s’écoula ainsi. Le comte, tout occupé par les réparations qu’il dirigeait lui-même, n’eut point le temps de languir. Pourtant, quelle que fût la lenteur avec laquelle ces travaux avaient été exécutés, il vint un moment où il désespérait de pouvoir disposer de toute la patience que l’on avait exigée de lui, quand l’ouverture de la chasse vint faire une courte diversion à la monotonie de sa nouvelle existence.
C’est sur ces entrefaites qu’il fit la connaissance du commandant Besson, dont la propriété touchait presque à la sienne.
Les deux hommes, qu’une même horreur de la solitude poussait l’un–vers l’autre, ne tardèrent pas à devenir intimes.
C’est ainsi que le lecteur les a vus déjeuner ensemble, au moment même où l’on remettait à M. de Velorgue une lettre du baron qui lui enjoignait de venir aussitôt à Avignon, d’où ils devaient se rendre à la villa de M. Donat père.