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LE SEL
ОглавлениеUne ruse de chasse qui n’est peut-être pas dans le Manuel des Chasseurs. — Le meilleur des rôtis. — La semence maudite. — Les rôles du sel. — Une idée de pêcheur. - D’où vient le sel. — Les villes de sel. — Un plaisir économique
— Papa, disais-je quand j’étais tout jeune enfant, je voudrais bien attraper ce joli petit oiseau qui sautille là-bas dans la cour.
— Eh bien, mon fils, je vais l’indiquer pour cela un moyen infaillible.
— Oh! dis vite, papa, dis vite!
— Tu vas voir: c’est simple comme bonjour. Prends dans ta main quelques grains de sel; puis doucement, doucement, approche-toi de l’oiseau, et si tu sais lui poser habilement un de tes grains de sel sur la queue, tu peux être sûr que tu l’attraperas.
Et il me souvient que, plus d’une fois, je me livrai très sérieusement à ce genre de chasse. Le procédé est célèbre d’ailleurs; car je crois qu’on trouverait difficilement un enfant à qui il n’ait été conseillé, et qui, lorsqu’il n’alla pas, comme moi, jusqu’à l’expérimenter, ne se soit au moins demandé s’il n’y avait pas, au fond de cette aventureuse assertion, quelque chose de certain, de raisonnable.
C’est qu’après tout, quand on a l’âge où l’esprit commence à vouloir démêler les effets des causes, et les causes des effets, tant d’occasions se présentent où les choses en apparence les plus simples restent inexplicables, et où les phénomènes en apparence les plus compliqués deviennent très intelligibles après quelques mots d’initiation... L’impossible et le normal se confondent si bien qu’on ne sait plus souvent auquel s’arrêter. On éprouve chaque jour tant d’étonnement, on voit tant de fois les idées qu’on se forme bouleversées de fond en comble, que, sans cesse, on a peur de se tromper, aussi bien en ayant foi qu’en doutant. Et tenez, moi qui vous parle, je me rappelle qu’un soir, dans une veillée, certain hâbleur imperturbable s’avisa d’avancer qu’en fait de cuisine, il ne savait rien qui fût digne d’être mis au-dessus du beurre à la broche. Et comme nous croyions avoir mal entendu, le malin, non seulement répéta son expression, mais encore la commenta avec une foule de détails touchant la préparation de ce mets hors ligne, préparation dans laquelle, selon lui, le beurre prenait absolument la place du poulet ou du dindon, tournant embroché devant l’âtre ardent. Bref, il n’y avait pas jeu de mots, mais affirmation d’un fait dont il ne tenait qu’à nous, disait-il, de constater l’authenticité. Tandis que nous, les enfants, nous ouvrions de grands yeux, les hommes, les femmes — car on aime toujours à voir les enfants donner dans ces pièges de l’invraisemblance — tenant leur sérieux, appuyaieut à qui mieux mieux le dire du hâbleur, et je sais que je sortis de là dans un état d’incertitude si grand sur cette singulière question, que bien des années se passèrent, sans que j’eusse voulu prendre sur moi de certifier que le beurre à la broche devait être rangé au nombre des mets de pure fantaisie... Et, tant une première impression peut persister, je vous avoue qu’en écrivant aujourd’hui ces lignes, une sorte d’appréhension me reste, comme s’il ne m’était point encore incontestablement démontré qu’un cuisinier exceptionnel ne se puisse trouver pour me mettre en présence de ce légendaire rôti auquel j’ai souvent, bien souvent rêvé.
Eh, mon Dieu! les personnes raisonnables et instruites sont bien fières d’en pouvoir conter à de pauvres enfants, et de rire d’eux, et de les tenir pour esprits faibles; comme si chacun, même parmi les plus forts, n’avait pas à son compte quelqu’une de ces naïves inconséquences. C’était ce que je me disais tantôt en me ressouvenant à la fois et de ce fameux beurre à la broche, dont je ne désespère pas de me régaler quelque jour, et aussi d’un singulier usage qui se trouve consigné dans les annales de l’antiquité.
Chez les anciens, quand, après une guerre, il arrivait que le vainqueur ne voulait faire aucune miséricorde aux vaincus, il ne se bornait pas à passer au fil de l’épée les populations, mais il rasait les villes... en dispersait les matériaux, et, pour frapper à tout jamais de stérilité la place qu’elles avaient couverte, il y semait solennellement du sel.
Vous vous représentez l’imposant, ou plutôt le terrible spectacle de cette dévastation: vous voyez ces implacables ennemis répandant sur le sol occupé par leurs rivaux abattus, cette semence de malédiction. Cela devait certes s’accomplir gravement, sérieusement, avec une profonde conviction enfin.
Et pourtant ce n’était rien moins qu’agir en dépit du bon sens, car il est aujourd’hui prouvé, avéré, que, loin d’être un agent destructeur, ce sel, choisi pour emblème de stérilité, est au contraire une matière fertilisante par excellence; si bien que, n’étaient les impôts qui en augmentent démesurément le prix, ce serait par grandes quantités que la culture l’emploierait.
Et voilà comme parfois les hommes sont sérieux; et c’est pourquoi je suis de ceux qui ne trouvent pas motif à moquerie dans la bonne et franche crédulité des enfants.
Au reste comprend-on que l’idée ait pu venir d’assigner cette mission, en quelque sorte infamante, à une substance si souverainement utile et bienfaisante?
Les bienfaits du sel, ai-je besoin de vous les énumérer? Vous savez qu’il sert à relever, en les rendant plus facilement digestifs, la saveur de la plupart de nos aliments; mais remarquez que, pour les pauvres gens, qui n’ont ni le temps ni les moyens de compliquer leurs préparations culinaires, le sel est le plus précieux, pour ne pas dire le seul auxiliaire, car peut-être ne vous doutez-vous pas qu’il existe, dans notre belle et riche France, des populations entières qui ne vivent que de pommes de terre, de maïs, de châtaignes tout simplement bouillies à l’eau, sans autre adjonction qu’une poignée de sel dans l’eau de cuisson. Le sel ne rendît-il que ce service, qu’il mériterait d’être considéré comme un des dons les plus importants de la Providence. Mais là ne s’en borne pas l’usage. Il joue un rôle beaucoup plus considérable, sinon plus utile encore, pour la conservation des viandes, des poissons, etc.
A l’époque où les traversées maritimes, que la vapeur a maintenant rendues si rapides, avaient souvent une durée fort prolongée, c’était grâce au sel qu’on pouvait fournir de vivres les navires qui s’aventuraient sur des mers lointaines. Dieu sait donc si le sel, sans lequel tant de féconds voyages eussent été improductifs, peut se glorifier de nombreux et glorieux services. Aussi est-ce avancer la chose la plus probable que d’affirmer que, sans le sel, les relations qui existent dans les deux mondes seraient encore à créer; car, évidemment, Colomb n’aurait pu mettre à la voile du côté de l’Amérique si, en vue d’une longue traversée, les soutes de ses caravelles n’eussent été suffisamment nanties de provisions, dont le sel assurait la conservation.
Quand vous lirez l’histoire des siècles modernes, vous y verrez raconté qu’à une certaine époque, la Hollande, nation quelque peu effacée aujourd’hui, fut un jour si riche, si omnipotente dans l’univers, qu’un de ses amiraux, le célèbre Tromp, put, par un mouvement de fierté nationale, placer au haut du grand mât de son vaisseau un balai en manière de pavillon emblématique. Cela signifiait que la Hollande n’avait qu’à passer dans la personne de ses flottes, pour que les mers fussent comme balayées. Or, savez-vous à qui, ou plutôt à quoi était due cette orgueilleuse souveraineté ? — Au sel.
Comment? je vais vous le dire. Vous avez vu et mangé des harengs; grâce aux chemins de fer, il nous en arrive journellement de frais; mais vous savez que, presque en toute saison, on en trouve de conservés chez les épiciers, les marchands de comestibles. Le hareng est un poisson dont il passe tous les ans, dans les mers du Nord, d’innombrables légions qu’on appelle des bancs; ces légions n’occupent souvent pas moins de trois lieues d’étendue sur la plaine liquide; il suffit donc de jeter là des filets pour retirer de l’eau de telles quantités de poissons qu’on en charge des flottes entières.
Or, un temps fut où les riverains des mers dans lesquelles s’effectue ce singulier passage — et les Hollandais étaient du nombre — se bornaient à pêcher du hareng pour leur consommation tout le temps que durait l’aquatique migration, en sorte qu’ils laissaient chaque année se perdre, aussi bien pour eux que pour le reste des habitants du monde, des richesses d’alimentation incalculables. Mais voilà qu’un jour, certain pêcheur hollandais eut cette idée, simple comme toutes les idées de génie, de saler le hareng, afin qu’on pût l’expédier au loin.
L’idée parut bonne. On la mit eu pratique, et les Hollandais, qui dès lors firent de la pêche et du salage des harengs une industrie particulière, et qui, la pêche et le salage achevés, fournissaient tous les peuples de poissons conservés, devinrent en peu de temps les plus riches, les plus fameux négociants de l’univers.
On a dit — toujours en façon de symbole — que la ville d’Amsterdam est «bâtie sur des arêtes de harengs», ce qui revient à ceci, que, sans les harengs, la grande, l’opulente, la magnifique cité hollandaise n’eût jamais atteint à une pareille splendeur.
Les Hollandais reconnaissants élevèrent une statue à Guillaume Deukelszoon, l’inventeur du salage: et l’on raconte que lorsque l’empereur Charles-Quint — celui qui laissa, comme vous savez, la couronne pour aller au fond d’un couvent se désespérer à lâcher de mettre d’accord des montres et des pendules — visita la Hollande, il s’agenouilla respectueusement sur la tombe du pêcheur, qu’il déclara tenir pour un grand homme.
Dans tout cela, le hareng joue évidemment le rôle principal, mais le rôle du sel est-il moindre? Je vous le demande.
Or, qu’est-ce donc que le sel? Où le trouve-t-on? Comment le prépare-t-on? c’est ce que je dois vous dire.
Le sel, répandu en grande quantité dans la nature, est, comme nous l’indique son nom chimique (chlorure de sodium), un composé de chlore et de sodium. Et, certes, vous seriez fort étonnés, si quelque jour, étant à table, un chimiste venait, qui prendrait sur le bord de votre assiette le sel que vous y auriez mis pour en saupoudrer votre tranche de bœuf, et qui agirait de façon à extraire de ce condiment très sain, très agréable, d’abord un gaz que vous ne sauriez respirer sans en être incommodés jusqu’à la suffocation, et un métal dur et brillant comme de l’argent. Ce sont là les merveilles de la chimie.
Les marais salants.
Je ne vous apprends rien, n’est-ce pas? en vous disant que l’eau de la mer est salée — salure qui résulte de la présence de trois ou quatre parties de notre sel de cuisine dans cent parties de celte eau. Aussi suffit-il de faire évaporer l’eau de la mer pour en retirer du sel. Cette opération se pratique sur de grandes proportions, principalement dans le sud-ouest de la France, dans les départements de la Vendée, de la Charente, des Landes. On établit au bord de la mer des espèces de bassins, nommés marais salants, on creuse des fosses carrées de différentes profondeurs qui communiquent les unes avec les autres au moyen de petites écluses; les bassins les plus profonds sont remplis par la mer à la marée haute. A la marée basse, on fait passer les eaux dans les autres bassins moins profonds; sous l’influence de l’air et des rayons du soleil, l’eau s’évapore en laissant sur le fond du bassin, formé de terre glaise, des cristaux qui sont le sel marin. Alors les sauniers (on nomme ainsi ceux qui récoltent le sel) viennent avec de grands râteaux de bois et enlèvent le sel qu’ils mettent en meules; on en emplit ensuite des sacs que l’on mène peser à la douane, car le gouvernement prélève un fort impôt sur cette denrée. Mais il y a aussi le sel gemme, ou sel de roche, qu’on exploite comme de la houille. Ce précieux minéral existe en telles masses sous le sol de certains pays, qu’il n’est rien de plus étrange à voir que les mines dont on le tire. Notre beau pays de France est si favorisé par la nature, que, dans l’Est, le seul côté où nous ne soyons pas bornés par la mer, notre sol renferme d’importantes mines de sel. Mais les plus remarquables de ces exploitations sont celles de Bochniz et de Wieliczka, eu Pologne, où, à la profondeur de 3 ou 400 mètres, se trouvent de véritables villes, avec des rues, des places, des églises, et où toute une population naît, vit et meurt, sans venir presque jamais à la lumière du soleil.
La récolte du sel.
Le transport du sel.
Le dépôt salifère de Wicliczka, le plus riche que l’on connaisse, présente une masse que l’on trouve sur plus de huit cents kilomètres de longueur et cent soixante de largeur: l’exploitation s’étend sur 3,000 mètres de longueur, 1,600 de largeur et 300 de profondeur. Ces immenses excavations, où sont employés 1,000 ouvriers et 500 chevaux, présentent de vastes salles supportées par des colonnes de sel transparent comme la glace: on y trouve des lacs salés où l’on peut se promener en bateau, des écuries pour les chevaux qui font le service de la mine.
Les saulniers.
Ces salines, exploitées depuis plus du six cents ans, présentent de jour en jour un aspect plus imposant; on y descend par un escalier de plus de 500 degrés entièrement taillé dans le sel, et l’on arrive dans des sou-terrains, auxquels l’élégance de la construction et l’éclat des parois réfléchissant de mille manières la lumière des lampes, donnent un aspect magique. Le sel y est d’une pureté remarquable et peut être livré au commerce à l’état même où il sort de la mine.
Les mines de sel en Pologne.
Enfin, dans d’autres pays, et notamment sur plusieurs points de la France, coulent des sources salées dont on extrait le sel par un procédé sinon semblable, au moins analogue à celui qui est employé sur les bords de la mer. On fait d’abord ruisseler lentement ces eaux à travers des fagots d’épines, ou des systèmes de cordes, pour que l’air les concentre à un certain degré, puis on les recueille dans des chaudières sous lesquelles on entretient du feu, jusqu’à ce que l’évaporation qui se produit ne laisse plus que le sel, qu’on livre ensuite au commerce.
Si donc le sel est relativement cher, ce n’est pas qu’on éprouve de grandes difficultés à se le procurer, mais c’est qu’il est frappé d’un impôt assez fort au sortir des salines. Encore ne devons-nous pas nous plaindre trop aujourd’hui, car autrefois la perception de ce droit fiscal, qui s’appelait la gabelle, constituait une des plus criantes vexations qui se pût imaginer. Toujours est-il qu’on doit désirer que le sel puisse être un jour affranchi de tout impôt, particulièrement dans l’intérêt de l’agriculture, qui trouverait à cette mesure une précieuse ressource pour la saine alimentation des bestiaux; car, il faut que vous le sachiez, la plupart des animaux qui se nourrissent d’herbe sont extrêmement friands de sel. Que voulez-vous? ces pauvres bêtes qui nous rendent tant de services de toutes sortes et que nous en récompensons le plus souvent en les dirigeant vers la boucherie, ont, comme nous, le sentiment du goût; il ne leur répugnerait pas plus qu’à nous que la saveur de leurs aliments fût tant soit peu relevée. Voulez-vous lier bientôt de bonnes, d’amicales relations avec tels ou tels des habitants d’une étable? Offrez-leur de temps en temps dans le creux de votre main un peu de sel, vous verrez qu’ils ne tarderont pas à vous reconnaître dès qu’ils vous apercevront, et à vous faire fête du regard et de la voix.
C’est même une distraction fort peu coûteuse, d’ailleurs, à prendre le plus souvent possible. Et je suis sûr que vous me remercierez de vous l’avoir indiquée, car, un poète l’a dit: Le plaisir le plus doux
«Est celui qu’on éprouve en faisant des heureux.»