Читать книгу Histoire de la ville, commune et sénéchaussée de Saint-Jean-d'Angély - Eugène Réveillaud - Страница 9
LE MONASTÈRE ET L’INVENTION DU CHEF DE SAINT JEAN-BAPTISTE
ОглавлениеLa cité (civitas) des Santons, comme toutes les petites républiques ou civitates gauloises, se subdivisait en pagi, d’où nous et venue notre expression de pays. L’un de ces pagi, sis au nord-ouest de la province, prit, on ne sait exactement à quelle époque, le nom depagus Alniensis ou Alnensis, d’où : le «pays d’Aulnis». Pas plus que d’expliquer l’origine de ce nom, il n’est facile de fixer exactement les limites de ce pagus au temps des empereurs carolingiens. Ce qui paraît ressortir des vieux actes et des vieilles chroniques, c’est que ces limites s’étendaient, vers l’est, beaucoup plus loin qu’elles ne le firent postérieurement, et que le territoire d’Angeriac et de la forêt qui l’entourait y était compris .
Un vieil auteur d’Annales nous parle d’un palatium d’Angeriacum, sur la Voultonne, en territoire d’Aulnis, où demeurait le roi Pépin , le plus jeune des trois fils de l’empereur Louis le Débonnaire nommé par lui «roi d’Aquitaine» ; or, la Santonia civitas avait été rattachée à l’Aquitaine depuis la division de la Gaule faite par Auguste . Qu’était. ce palatium? C’était, vraisemblablement, la villa ou le staplum dont nous avons parlé au chapitre précédent, c’est-à-dire, une de ces fermes royales «où les rois et les princes des premiers temps du moyen âge se transportaient successivement afin de pourvoir à leur administration, en percevoir les revenus, et où, par suite, ils s’occupaient de la direction générale de leurs royaumes ou principautés, et y frappaient même monnaie» . Là, pour se conformer à un vœu ou à un ordre paternel, dit un chroniqueur , Pépin d’Aquitaine installa un monastère de l’ordre de Saint-Benoît, et l’église de ce monastère fut dédiée par ces cénobites à saint Jean-Baptiste .
En ce temps-là, le précurseur du Christ, dominant les apôtres eux-mêmes et la Vierge mère , apparaissait comme la plus grande figure de la religion chrétienne et, dans l’ordre de la hiérarchie céleste, elle suivait immédiatement celle de Jésus-Christ. C’est ainsi que la très grande fête du solstice d’hiver, marquant la renaissance du Soleil invaincu (natalis dies Solis invicti) ayant été consacrée par l’Eglise à célébrer la nativité de Jésus, l’Enfant-Dieu, la fête du solstice d’été, également marquée par une foule de cérémonies, de pompes et de coutumes païennes, comme celle des feux de joie, allumés en l’honneur du Soleil, fut mise sous l’invocation de saint Jean-Baptiste et destinée par l’Église à commémorer sa naissance .
C’était donc une heureuse autant que naturelle idée pour les moines bénédictins investis de la donation royale de Pépin, d’avoir mis leur couvent sous l’invocation et en quelque sorte sous la protection du grand «saint» que les foules nominalement christianisées tenaient comme un des plus grands et des plus puissants patrons de la Cour céleste. Ce patronage ne tarda pas à faire affluer les vœux et les offrandes de la dévotion populaire qui très facilement prêtait aux moines un renom de savoir et de sainteté et qui les suivait docilement dans toutes leurs indications au sujet des meilleurs moyens de gagner le ciel.
Mais, pour tirer tout le parti possible de cette disposition des foules, il ne suffisait pas d’invoquer le grand saint Jean-Baptiste: il fallait encore persuader aux foules que saint Jean agréait ce culte et répondait à ces invocations. Le gage ordinaire de cette protection des saints était la possession de telle ou telle partie de leur corps, ou reste de leur vêtement; car quelle apparence que le saint, dans son paradis, ne se laissât pas attendrir par les fidèles qui honoraient, en se prosternant devant les châsses d’or, piquées de pierres précieuses, qui les renfermaient, jusqu’aux moindres os ou dépouilles de son corps?
Le culte des reliques était alors dans toute sa ferveur naïve. Cette ferveur, allant jusqu’à la fièvre chez les pèlerins, qui faisaient quelquefois de très longs voyages pour vénérer un tombeau, un «chef», un reliquaire, devait déterminer, chez ceux qui exploitaient ce culte et en vivaient, de vraies rivalités poussant leurs moyens jusqu’à la supercherie et à la fraude.
Dans la découverte ou «invention» faite par les moines d’Angéry du «chef» de saint Jean-Baptiste, quelle part faut-il faire à la fraude, quelle part à la crédulité naïve, quelle part même à la vérite transfigurée par la légende, c’est ce qu’il est difficile de déterminer. En ce temps-là, on accueillait, sans la moindre discrimination, les fables les plus invraisemblables et les récits les plus merveilleux des pèlerins les plus crédules qui, surtout s’ils étaient eux-mêmes mis en possession d’un ossement à eux livré comme une relique insigne, devenaient souvent les premières victimes, quand ils n’étaient pas les exploiteurs, de leurs propres imaginations. Voici, pour la curiosité du lecteur, quelques traits empruntés au récit merveilleux d’un auteur anonyme, qu’on trouve imprimé à la suite des œuvres de saint Cyprien de Poitiers:
«Les reliques du précurseur du Seigneur reposaient à Alexandrie, dans la basilique élevée en son honneur par l’empereur Théodose quand un moine d’Occident, nommé Félix, en route pour le pèlerinage de Jérusalem, aurait eu une vision et aurait entendu une voix divine lui tenir ce langage: «Lève-toi, et va à Alexandrie. Là, tu trouveras, dans la chapelle où il est déposé, le chef (ou tête) de saint Jean-Baptiste; tu t’en empareras et, reprenant le chemin de la Gaule, tu le porteras en Aquitaine dans un lieu que je t’indiquerai.»
Exécuter l’ordre d’en haut (!), s’emparer du chef de saint Jean-Baptiste, et regagner, sans rencontrer d’obstacle, le rivage de la mer, ne pouvait être qu’un jeu pour un moine dont le ciel dirigeait si visiblement le pieux larcin. On ne s’étonnera pas non plus, si, sur le rivage, notre homme trouve une barque «que les anges avaient préparée pour le recevoir». Une tempête survenant cependant sur le chemin du retour, le moine Félix n’a qu’à faire une oraison pour qu’aussitôt, «du sein d’une nuée lumineuse, une colombe blanche comme neige descende sur la poupe du navire et s’y tienne perchée, jusqu’à ce qu’étant entré dans l’Océan, le moine et les six religieux qui l’accompagnaient atteignissent le rivage d’Aquitaine. Dès qu’ils eurent reconnu la terre, ils dirigèrent leur barque vers un port appelé Angoulins, situé dans le pays d’Aulnis» .
Le merveilleux ne s’arrête pas là. A peine la tête de Jean-Baptiste est-elle débarquée sur le rivage que le roi d’Aquitaine, Pépin, fait un carnage immense des «Vandales» (Normands?) qui cherchaient à s’emparer du pays. Pas un seul de leur multitude n’échappe à ce carnage, tandis que Pépin ne perd que vingt de ses hommes d’armes. Le roi s’endort sur ses lauriers, mais une voix le réveille: «Paresseux, pourquoi dors-tu? Apprends que le chef du grand Jean-Baptiste vient d’arriver dans ce pays, avec les corps des trois pauvres Innocents, et que c’est par son mérite que Dieu t’a donné la victoire.» Il se lève et, sur le conseil d’un vieillard, dépose ses vêtements royaux, revêt un cilice et va, suivi de ses officiers, — comme lui pieds nus et couverts de cendres, — au devant des serviteurs de Dieu qui portent la précieuse relique.
«Lorsque Félix vit arriver le roi dans cet humble appareil, il marcha à sa rencontre, le salua, lui donna le baiser de paix et lui fit connaître l’objet de sa mission. Alors tous deux se mirent dévotement en prière, et le moine, élevant sur ses bras la glorieuse relique, entonna un hymne auquel les autres religieux répondirent en chœur. Au bruit de ce pieux concert, toute l’armée accourut, au nombre de trente mille hommes. Les soldats, portant sur des litières les cadavres de leurs vingt compagnons d’armes, tués dans le combat de la veille, se mirent à prier Dieu de rendre la vie à ces corps inanimés par l’intercession de son saint Précurseur. En même temps, ils les approchèrent, l’un après l’autre, de la châsse où était renfermé le chef du martyr. O prodige! A peine les cadavres eurent-ils touché la relique du saint trépassé qu’ils se dressèrent soudain, comme s’ils se fussent éveillés d’un profond sommeil .
«A la vue d’un miracle aussi extraordinaire, toute l’armée jeta un cri de joie et d’admiration. Les moines, portant la sainte relique, se mirent en marche, suivis du roi et de tous ses guerriers. Ils arrivèrent ainsi à un lieu nommé Voutron, d’où ils gagnèrent bientôt, à travers les marais de Mathevaux (Malevau? ) le palais d’Angéry . Le précieux crâne fut déposé pour être gardé dans une basilique voisine du palais, dédiée à la bienheureuse Vierge Marie ; et bientôt après s’éleva, au bord de la Boutonne (Vultonœ), une autre basilique où la relique fut enfermée avec des parfums, dans un ciboire concave appuyé sur six colonnes de marbre et scellé avec de la poix. Toute la pompe nécessaire ayant été ordonnée, on décida d’établir là un nombreux couvent de moines pour desservir à perpétuité ce sanctuaire.
«Telle est, — écrit l’historien Massiou qui reproduit avant nous ce récit, — la fable que des moines imposteurs ont imaginée dans l’ombre du cloître pour donner une origine miraculeuse à l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély, fiction puérile où l’histoire et la chronologie ne sont pas mieux traitées que la raison ».
Un historien plus ancien, Armand Maichin, qui publia en 1671, à Saint-Jean-d’Angély, (Imprimerie d’Henry Boisset, rue de l’Horloge), son Histoire de Saintonge, Poitou, Aunis et Angoumois, quoique peu muni d’esprit critique et fort déférent pour les traditions de sa ville natale, ne peut s’empêcher pourtant de reconnaître que ce traité sur l’Invention du chef de Saint-Jean, «fourré parmi les œuvres de Saint-Cyprien, bien qu’il contienne quelques vérités fort considérables, est aussi, de certitude, parsemé de plusieurs mensonges et de fables ridicules, et que conséquemment, il n’est pas possible de bastir un édifice durable ny d’establir une résolution fixe et bien asseurée sur un tel fondement».
Maichin écarte tout aussi délibérément la suggestion accueillie par le président de l’Estang en son Histoire des Gaules, livre V, d’après laquelle le chef de saint Jean-Baptiste aurait été envoyé à Pépin le Bref par l’empereur Constantin Copronyme: «Mais de sçavoir comment et pourquoy cet empereur, qui estoit ennemy des images et des reliques des saincts, a fait ce présent à Pépin, c’est un point fort difficile, et dont personne n’a jamais pu rien dire de bien assuré... Aventin, qui fait mention de cette ambassade au livre 3 de ses Annales, ne dit point que cet empereur grec ait jamais fait présent d’aucunes reliques au Roy Pépin, ce qu’il n’eût jamais passé sous silence, si cela eût été véritable, puisqu’il fait bien mention des orgues et instruments de musique, dont Pépin fut régalé par cet empereur. Aussi Reginon, Sigebert et Baronius, écrivant sur l’an 766 de Nostre-Seigneur, rapportent bien que les ambassadeurs de Constantin Copronyme présentèrent au Roy Pépin des présents fort magnifiques, et dignes de sa Majesté royale, inter quœ fuit musicum organum recens inventum, mais ils ne parlent en façon quelconque du sacré chef de saint Jean-Baptiste. Et quelle apparence que ces Historiens eussent oublié et mis en arrière une relique si auguste et si vénérable, un présent si riche et si agréable à Pépin, et un trésor si grand et si précieux, si effectivement il eût fait partie des choses qui luy furent envoyées par Constantin? Quelle proportion d’un instrument de musique avec le Chef du Précurseur du Fils de Dieu, pour parler du premier, et laisser l’autre dans le silence? Et cette pensée pourroit-elle jamais tomber dans l’esprit d’un homme sage?»
C’est parler congrûment. Nous verrons d’ailleurs tout à l’heure la judiciaire de notre auteur s’exercer à propos d’une supercherie peut-être plus grossière encore dont ce prétendu chef de saint Jean-Baptiste fut l’occasion, lorsque, après qu’il se fut perdu, un abbé eut la bonne fortune ou trouva expédient de le retrouver.
Sous le règne de Charles-le-Chauve, d’après la tradition, le monastère de Saint-Jean-d’Angély, trente ans à peine après sa fondation, fut dévasté et ruiné de fond en comble par les pirates normands (vers 860). Des extraits d’annales qu’il a consultées, M. Georges Musset conclut que «la ville et l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély durent subir, non pas une seule fois, mais à maintes reprises, les dévastations de ces peuples barbares.» Les religieux maltraités ou mis en fuite avaient cherché refuge dans d’autres monastères. «Angéry resta, pendant près d’un siècle, enseveli sous ses ruines, et n’en sortit qu’en 942, année pendant laquelle les comtes Roger et Eble sollicitèrent et obtinrent de Louis d’Outremer l’autorisation de relever le monastère , dont ils confièrent la direction à Martin, abbé de Saint-Cyprien de Poitiers, qui l’administra jusqu’à sa mort. Ce fut pendant l’administration de cet abbé que le monastère reçut en don, d’un certain Arilandus et de sa femme Guiburgis, la maison qui leur appartenait à Piniacus (Bignay? Le Pinier? Le Pin?) dans la viguerie d’Angéry, au pays d’Aunis, avec toutes les terres en dépendant, ainsi que la forêt d’Essouvert» .
Le comte de Poitiers, Guillaume, surnommé Tête d’étoupe, à cause de sa chevelure blonde et crépue, s’étant proclamé duc d’Aquitaine, à la mort de Louis d’Outremer, acheva de relever le monastère de Saint-Jean-d’Angély et le dota très richement, ajoutant aux vastes marais et aux salines qui lui avaient été données déjà à l’époque de sa fondation, des terres comme celles «de la villa de Muron, en Aunis, plus un serf, appelé Dochertus, sa femme, sa fille et tout leur avoir» . D’autres dotations ne tardèrent pas à s’ajouter à celles-là pendant ce siècle et les deux suivants. Ainsi «Saint-Etienne d’Yves, Saint-Eutrope de Voutron, Saint-Martin d’Esnandes, Saint-Martin de Benon — au milieu d’une forêt où les comtes de Poitiers, avant 996, bâtirent un château — relevaient de l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély » . — «Il y a là, dit M. Délayant, comme un abrégé de l’histoire du siècle. Prendre le plus qu’on peut des terres de ses voisins et en donner une part à Dieu comme pour en faire son complice, c’est la vie des grands seigneurs de cette époque.»
Nous venons d’employer le mot d’ «abbaye» de Saint-Jean-d’Angély. C’est le titre donné au monastère qui était censé posséder le chef de S. Jean-Baptiste, par un diplôme de Hugues Capet. Celui-ci, de duc de France devenu roi, par l’effondrement des derniers Carlovingiens, et dont la suzeraineté finit par être, non sans lutte, admise par le duc d’Aquitaine, Guillaume III, — conféra, en l’an 990, à la demande de Guillaume lui-même, le gouvernement de cette abbaye à Alduin, «serviteur de Dieu» .
Nous franchissons l’an mil, l’an de la grande terreur religieuse, constatée par la formule initiale de tant de donations faites aux églises et monastères: «Mundi termino adpropinquante... (aux approches de la fin du monde).» Cette terreur se dissipa peu à peu quand on vit que l’an mil était passé sans amener le grand cataclysme final; mais la crédulité populaire ne diminua pas pour autant, et les donations «pieuses» continuèrent de grossir le trésor et les biens fonds des abbayes. «Les moines, écrit l’historien Massiou, ne furent pas, il faut le dire, très scrupuleux dans le choix des moyens qu’ils employèrent pour ramener les peuples au pied des autels. On vit se multiplier partout, par leurs soins, les révélations et les miracles... Il y eut ainsi, entre l’an 1010 et l’an 1025 , dans le monastère de Saint-Jean-d’Angély, une de ces pieuses jongleries qui fit beaucoup d’impression sur la multitude et ne contribua pas médiocrement à accroître la ferveur générale.»
Dans les pillages et incendies du monastère perpétrés par les pirates normands, la relique de saint Jean-Baptiste avait disparu; mais le monde ne pouvait rester longtemps privé d’un pareil trésor, et la restauration du précieux chef ne fut pas moins étonnante que n’avait été, sous le roi Pépin, sa translation d’Alexandrie en Aquitaine.
Voici comment cette belle réinvention eut lieu. Nous laissons de nouveau la parole à Armand Maichin:
«On raconte donc que Guillaume IV dit Fierabras, comte de Poictou et duc de Guyenne , passa les Alpes pour faire ses oraisons à Rome environ la feste de Pasques de cette année 1028; que, pendant son absence, Alduyn, abbé de Saint-Jean-d’Angély, trouva une teste humaine dans une closture de pierre taillée en forme de pyramyde; que c’estoit le chef de sainct Jean-Baptiste, suivant l’opinion de ce bon abbé ; et que le comte Guillaume, ayant appris cette nouvelle à son retour de Rome en fut merveilleusement joyeux. Mais Aimar de Chabanois, qui a écrit cette histoire, n’est pas bien certain si cette teste estoit véritablement celle du sainct précurseur du Fils de Dieu, ni d’où, quand et comment elle avoit été portée en ce lieu-là. La raison est qu’il n’est point parlé du chef de sainct Jean-Baptiste dans la vie de Pépin, bien que ceux qui l’ont écrite ayent été soigneux de rapporter jusques aux moindres choses qui luy sont arrivées, et qu’il n’est pas possible ni convenable qu’ils eussent oublié une circonstance si grande et si mémorable. Aussi Besly, en son Histoire des comtes de Poitou, dit que «l’abbé Alduyn n’est pas tout à fait hors de soupçon, et que le siècle d’alors, qui estoit simple et grossier beaucoup plus que celuy d’à présent, s’est souvent licencié à faire des choses de cette nature.» Maichin rapporte ensuite un passage de Letaldas écrivant à Avesgaud, évesque du Mans, en ces termes: Quelques-uns, essayants de relever et de glorifier les actions des Saincts,pèchent contre la lumière de la Vérité, comme si sur le mensonge on pouvoit bastir la gloire des Saincts, lesquels ne fussent jamais parvenus ny montés à ce haut degré de saincteté, s’ils eussent été sectateurs du mensonge.»
Mais, bien que toutes ces raisons — pour parier comme Maichin, — «soient belles, subtiles et considérables », elles ne pesèrent pas du poids d’un scrupule dans la balance de l’opinion publique en ce temps-là. L’imagination de la multitude était alors sans boussole, l’esprit de contrôle et de critique qui date de la Réforme et des temps modernes étant encore à naître. Tout le peuple, à commencer par ses princes et chefs, avait soif de merveilleux et de miracles. Les miracles se produisirent donc autour du prétendu chef retrouvé de saint Jean-Baptiste, comme si ce crâne avait été authentiquement celui du Précurseur, lequel, pourtant, de son vivant même, n’avait jamais, au témoignage des Evangiles, fait le moindre miracle.
On tira de ces miracles, tout aussi prouvés que la relique, autant de preuves nouvelles en faveur de son authenticité.
Le prodige suivant, raconté par les annalistes de l’abbaye, fut un de ceux dont l’effet fut le plus concluant. Un certain abbé de Maillezais, nommé Theodolin, «le jour étant venu que cette précieuse relique devoit estre montrée au peuple», avait été chargé de la montrer, «pendant près de deux heures, à l’assemblée, qui estoit extrêmement grande et nombreuse». Au moment de serrer et remettre en place «la précieuse relique», Théodolin, qui enviait pour son abbaye de Maillezais une parcelle de la bonne aubaine, fit semblant de faire une longue prière et, «comme il baisoit le sacré chef de saint Jean, il arracha une de ses dents et la cacha dans sa bouche. Mais il fut bien puny de sa faute, car il perdit la veuë à l’instant, ce qui l’obligea de confesser son péché en présence de toute l’assemblée, et, après. qu’il eut donné des marques d’une serieuse et véritable repentance, il fut miraculeusement guéry, et eut la veuë aussi bonne et les yeux aussi pleins de lumière qu’aparuavant» .
Après de telles marques de la sainteté et de la puissance du crâne découvert par Alduin dans sa pyramide, il n’y avait plus à mettre en doute le prix du trésor que possédait l’abbaye d’Angély. Tout le moyen âge en accepta la caution, et vécut avec cette conviction, à peine ébranlée par la réflexion: que les églises d’Arras, d’Amiens, de Saint-Jean de Maurienne, se prétendaient également en possession du chef du Baptiste; que la ville de Rome même, sans parler de Constantinople et d’Alexandrie, prétendait l’avoir dans une de ses basiliques, et que même un concile, celui de Constance, en sa session 10, prononça que le chef de ce bienheureux saint est tout entier en cette Ville-là (Rome) et non pas ailleurs. Mais que valaient, encore une fois, toutes ces raisons contre l’entraînement et l’engouement de tout un peuple assoiffé de merveilleux et qui était fort capable de vénérer tour à tour une tête de saint Jean-Baptiste à Amiens et une autre à Saint-Jean-d’Angély? .
En effet, «tout aussitôt que cette nouvelle eût été répandue par la France que l’abbé Alduyn avait trouvé le sacré chef de saint Jean-Baptiste, le Roy Robert et la Reyne Constance sa femme, Guillaume Sanche, Roy de Navarre, Sanche, duc de Gascogne, Eudes, second comte de Champagne, et un très grand nombre de princes, comtes et prélats, suivis d’une multitude incroyable de gens de toute condition, de France, d’Espagne et d’Italie, vinrent en foule à l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély, où ils firent de grandes offrandes; et nommément le Roy Robert y offrit une conque d’or très pur du poids de trente livres et des ornements très précieux. Guillaume IV dit Fierabras, qui était merveilleusement joyeux de l’invention du chef de saint Jean, receut parfaitement bien le Roy Robert et tous les autres princes et seigneurs, et les traita magnifiquement dans son palais de Saint-Jean-d’Angély, et donna des marques publiques d’une allégresse et d’une dévotion tout à fait extraordinaire ».
Quand les princes donnaient ainsi l’exemple de la crédulité et des largesses dévotes , on ne peut guère s’étonner que la foule, docile et facile à entraîner, suivît le courant. De ce temps, en effet, l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély prit rang parmi les sanctuaires que devait visiter, au moins une fois dans sa vie, le cortège des pieux pèlerins, allant de ville en ville faire leurs dévotions à tous les corps saints et à toutes les reliques vénérables. Le grand pèlerinage d’Occident qui remuait chaque année jusqu’aux provinces des Flandres, avait pour but le tombeau de Saint-Jacques de Compostelle en Espagne. Saint-Martin de Tours, Saint-Martial et Sainte-Radegonde de Poitiers, Saint-Eutrope de Saintes, etc., étaient les stations obligées de ces pèlerinages; et c’était sur l’ancienne voie romaine de Poitiers à Saintes,passant par Varaise et Ebéon, que se déroulaient les pieux cortèges. Désormais, Saint-Jean-d’Angély devint une de ces stations ou «étapes» sacrées, imposant un léger détour, depuis Aulnay, aux pèlerins. L’ancienne voie fut donc peu à peu désertée pour un nouveau grand chemin. Les routes, comme les livres, ont leurs destinées.
Le bourg de Saint-Jean-d’Angély profita de l’aubaine: il fallait bien des hôteliers et des marchands pour satisfaire aux besoins de ce grand concours de pèlerins. La modeste agglomération,qui s’était bâtie, d’abord autour du stapulum ou palatium des ducs d’Aquitaine, et puis, autour du monastère dont ils avaient favorisé la construction, s’accrut donc au point de devenir assez vite une ville avec des rues, des places publiques, des marchés, et bientôt, nous le verrons, avec des murailles et des tours.
Mais ce fut surtout le monastère, centre de cette industrie dévote, qui s’étendit et gagna très vite en importance et en richesses. Comblée des largesses des rois et des grands seigneurs, l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély ne s’enrichit pas moins des offrandes que lui apportait, de tous les points de l’Europe, cette foule ininterrompue de pèlerins. Les chartes de donations lui venaient aussi de toutes parts. Et, par exemple, en l’an 1048, au moment où Arnoulf, évêque de Saintes, Guillaume, évêque de Poitiers, et Bruno, évêque d’Angers, venaient d’inaugurer l’église nouvellement achevée du monastère de Saint-Jean-d’Angély, le duc d’Aquitaine, sa mère et son frère se prosternèrent devant l’image de saint Jean-Baptiste et déposèrent sur l’autel une charte où se trouvaient les clauses suivantes:
«... Nous donnons à perpétuité au précurseur de Jésus-Christ (lisez: aux moines qui exploitaient son prétendu chef) le bourg de Saint-Jean avec les églises qui s’y trouvent, et les terres, forêts, fontaines, rivières et moulins en dépendant... L’abbé aura une escorte dans le bourg de Saint-Jean... Les vicaires et préposés feront justice des délits qui leur seront dénommés; ils prononceront des amendes et personne ne pourra leur faire violence ni leur résister. Quand les hommes de l’abbaye auront pris les armes pour la défense de l’église et le maintien de ses droits, ils ne devront compte qu’à l’abbé du sang qu’ils auront versé pour cette cause, en quelque lieu que ce soit... L’abbé est maître souverain. Tout ce que nous possédions dans le bourg de Saint-Jean procède aujourd’ hui de lui seul. Quiconque voudra avoir ne recevra que de lui et il donnera à qui bon lui semblera. Si une chose est mise en vente, nul ne pourra l’acheter qu’autant que l’abbé n’en voudra pas... Personne autre que lui ne pourra avoir de crieur public. Toute vente ou achat ne pourront avoir lieu que du consentement de l’abbé.Si l’abbé a sur une maison un droit de cens, ne fût-il que d’un sou ou d’une obole, toute la maison tombera dans son domaine, et nul ne pourra l’occuper,l’acquérir ou la transmettre à autrui, quand même il y aurait un droit plus fort que celui de l’abbé.» L’abbaye, en somme, recevait tout, régentait tout, dominait tout, possédait tout. Ces riches abbayes ne s’inspiraient guère pour leur compte des paroles du Christ: «Que votre trésor soit dans le ciel!»