Читать книгу Étude sur l'économie rurale de l'Alsace - Eugène Tisserand - Страница 8
LES CULTURES.
ОглавлениеL’agriculture a pour objet de tirer d’un terrain donné le meilleur parti possible; si tous les pays étaient placés dans les mêmes conditions, rien ne serait plus facile que de juger de la supériorité ou de l’infériorité de la culture d’une contrée, puisqu’il suffirait de voir en quoi son mode d’exploitation diffère de celui qui représente le type le plus parfait. Mais, les conditions étant essentiellement différentes, les systèmes de culture doivent varier, comme la nature des végétaux propres à chaque sol, à chaque climat et à chaque situation. La montagne appelle un autre mode d’exploitation que la plaine; les plantes les plus productives dans les contrées à climat maritime cessent de l’être partout où les étés sont secs et brûlants. La perfection consiste à savoir approprier à chaque pays le système de culture qui donne d’une manière soutenue le plus grand revenu possible: ce système peut être de faire du bois, quand c’est la forêt qui prospère le mieux et donne le plus d’avantages. Il peut être encore la culture extensive, quand elle est plus rémunératrice qu’aucune autre; et de même ailleurs l’agriculture doit viser aux grosses récoltes, aux plantes industrielles pour répondre le plus possible aux conditions naturelles et économiques de la contrée. Or, s’il en est ainsi, on arrive de suite à remarquer que les rapprochements faits, dans plusieurs écrits justement célèbres, pour constater le degré de prospérité agricole de pays soumis à des conditions dissemblables, ne sont pas très-fondés, que la méthode qui consiste à juger de l’agriculture d’un pays par l’étendue de ses prairies, et de ses cultures fourragères ou autres repose sur une base chancelante, d’autant plus chancelante que la distinction en plantes améliorantes et plantes épuisantes n’est pas exacte; car tous les végétaux, à quelque famille botanique qu’ils appartiennent, épuisent le sol dès qu’on exporte tout ou partie des produits qui en dérivent. Les cultures fourragères à gros rendements sont même plus épuisantes dans ce cas qu’aucune autre, car elles n’agissent pas sur la surface seule: elles vont encore dépouiller les couches profondes des éléments de fertilité qui y sont accumulés. Si, comme quelques économistes l’ont avancé, les cultures fourragères rendaient plus aux terres qu’on ne leur prend, sous forme de foin, de lait et de viande, comment expliquerait-on la nécessité pour la Hollande, qui ne forme qu’une immense et luxuriante prairie, d’importer des masses considérables d’engrais des villes et de l’étranger afin de maintenir la fertilité de ses riches pâturages? Comment l’Angleterre, avec sa culture améliorante par excellence, aurait-elle besoin d’aller partout enlever aux champs de bataille leurs ossements; aux îles perdues dans les océans, leur guano; aux côtes du Chili, leurs nitrates; à la Russie, ses tourteaux? Comment cette agriculture aurait-elle donc mérité le nom de vampire (Raubwirthschaft) que lui a donné un savant illustre? Les Pays-Bas, l’Angleterre, le Holstein, en donnant la plus grande extension aux prairies, aux cultures fourragères, en produisant les unes beaucoup de viande, les autres beaucoup de lait, font ce qui convient le plus à leurs terres humides et surtout à leur climat brumeux pour en tirer le produit brut et le produit net le plus élevé ; mais il ne s’ensuit nullement que ce soit la même distribution de cultures, le même mode d’exploitation, qui conviennent le mieux à d’autres contrées placées dans des conditions différentes, et que tout ce qui s’en éloigne ou s’en rapproche soit une marque d’infériorité ou de progrès.
La meilleure agriculture, la culture améliorante ne réside pas seulement dans l’assolement et dans le choix des végétaux à cultiver; elle consiste surtout dans un ensemble d’opérations qui ont pour objet d’accroître la puissance productive d’une terre et de placer les spéculations agricoles propres au pays dans les conditions où elles donnent le maximum de revenu; elle consiste dans l’assainissement des terres humides, dans l’irrigation des terres sèches, dans la collecte intelligente de toutes les matières fertilisantes de la ferme aussi bien que de la ville, dans l’apport du dehors de masses d’engrais destinés à enrichir les champs. C’est en examinant si un pays remplit ces conditions qu’on peut apprécier la valeur de son mode d’exploitation et juger de son degré d’avancement en agriculture. Les considérations qui vont suivre feront voir jusqu’à quel point l’agriculture de nos deux départements rhénans se rapproche de la perfection.
Pâturages. — L’un des traits caractéristiques de l’agriculture alsacienne, c’est qu’elle ne laisse pas de terrain à l’état inculte: il n’est pas une parcelle de terre qui ne soit en valeur, pas une anfractuosité de rocher qui ne porte un arbre; les chemins sont étroits, réduits aux proportions nécessaires pour une circulation facile; leurs fossés et leurs accotements sont engazonnés et forment de véritables prés; partout on trouve les signes d’une culture soignée: c’est là ce qui frappe tous les voyageurs qui traversent le pays. Ce que la statistique comprend sous le nom de landes et pâtis, ce sont des pâturages qui ne laissent pas de nourrir un certain nombre de bestiaux, durant une partie de l’année. Les trois quarts et même les quatre cinquièmes de ces pâtures occupent le sommet et la partie supérieure des vallées les plus élevées des Vosges. Elles comprennent les ballons et les cimes depuis l’altitude de 1,000 mètres jusqu’à 1,400 mètres, où la température moyenne de l’année ne dépasse pas 4 à 5 degrés et où la chute d’eau pluviale est représentée par une nappe d’eau d’un mètre d’épaisseur et plus. Ces pâtures sont exploitées depuis des siècles, du mois de juin au mois de septembre, par des troupeaux de vaches dont le lait sert à la fabrication de fromages qui ont une certaine renommée (fromages de Munster et de Gruyère). Dans les vallées, les pâturages présentent moins de plantes aromatiques, mais les animaux y trouvent une herbe plus abondante. Ces pâturages sont assez rarement entrecoupés de parties incultes, de landes ou de terrains rocailleux que, depuis un certain nombre d’années, on s’attache à faire disparaître en les boisant.
Il existe aussi dans la plaine une certaine étendue de pâtures qui sont constituées par des terrains marécageux ou tourbeux et par des grèves. Ces pâturages, qui ne fournissent au bétail qu’une chétive et maigre nourriture, font tache au milieu de cette contrée où la population est si serrée, et ce n’est pas un fait digne de peu d’attention de constater que ces pâtures sont toutes des terrains communaux. Depuis longtemps, en effet, les particuliers ont fait disparaître de leurs domaines tous les éléments arides; et, quand on songe à l’énergie et à la persévérance qui caractérisent le cultivateur alsacien, il est navrant de voir de si belles qualités paralysées par l’esprit de la communauté, laissant à l’état de stériles graviers des terrains que l’initiative individuelle est capable de transformer en riches prairies arrosées. Déjà Schwertz avait été frappé de ce fait au commencement de ce siècle et avait laissé éclater librement son étonnement, son indignation même, à l’aspect des immenses terrains vagues qui se trouvaient dans les arrondissements de Schlestadt et de Strasbourg; mais, on doit se hâter de le dire, les reproches de Schwertz ne sont plus aussi mérités: les 25,000 hectares de terrains communaux vagues, trouvés par l’agronome allemand, ont presque disparu; il en reste à peine 8,000, en y comprenant les pâturages des montagnes; et les parties peu productives ne tarderont pas à être améliorées à leur tour. La ville de Strasbourg a, la première, donné l’exemple, en transformant, dès 1830, ses pâturages vagues en excellentes terres arables; et, en 1840, comprenant dans une même pensée l’amélioration du sol et la régénération d’hommes égarés par le vice, elle a fondé la colonie d’Ostwald, qui achève son œuvre. Après 1848, les cantons de Geispolsheim, d’Obernai, d’Erstein, de Zellwiller ont, à leur tour, défriché leurs communaux et en ont fait des districts très-fertiles et bien cultivés. Ailleurs, les terrains vagues, jugés trop maigres pour la culture, ont été reboisés. Dans le Haut-Rhin, les améliorations ont été poursuivies avec non moins d’énergie. La plus grande partie des pâtures maigres et pierreuses des montagnes sont boisées; dans l’Ochsenfeld, de grandes et généreuses tentatives ont été effectuées pour en faire disparaître la bruyère; et, parmi ces tentatives, on doit citer en première ligne l’asile agricole de Cernay dû à l’initiative privée, et où un homme de mérite, M. Zweifel, consacre une vie de dévouement et des connaissances étendues à la triple amélioration du sol, de l’esprit et du cœur de l’enfance: des prairies dans les parties irriguables, de belles cultures dans les meilleurs terrains et des semis de pin dans les parties les plus arides, utilisent aujourd’hui à peu près complètement cette petite Sologne de l’Alsace. Citons enfin l’utile transformation en belles prairies des vastes terrains caillouteux situés sur les bords de la Fecht.
L’étendue des pâtures, pâtis et landes du Haut-Rhin doit aujourd’hui être comprise entre 18,000 et 20,000 hectares. Cette proportion plus grande, par rapport à celle du Bas-Rhin, ne doit pas surprendre, si l’on se rappelle que la partie de la chaîne des Vosges la plus haute, la plus profondément découpée, la plus large, se trouve située dans le Haut-Rhin, et qu’au-dessus de la zone des forêts, à partir de 800 à 1,000 mètres d’altitude, les pâturages occupent la plupart des cimes et les vastes ballons des Vosges. Néanmoins, en admettant même que ces pâturages de montagnes soient incultes, ce qui n’est pas, car certains d’entre eux sont très-productifs, la proportion des terres incultes serait encore en Alsace de beaucoup inférieure à ce qu’elle est dans la moyenne des départements français, à ce qu’elle est en Angleterre. La supériorité de l’Alsace est même très-grande à ce point de vue par rapport à l’Écosse, puisque la surface productive atteint, dans nos deux départements rhénans, le chiffre de 94 à 95 p. 100 de la superficie totale; les terrains incultes, l’emplacement des routes, canaux, rivières, étangs, mines, maisons, etc., n’occupent pas plus de 5 à 6 p. 100 du territoire. En Saxe, la superficie improductive est de 4.24 p. 100; mais en Angleterre, et surtout en Écosse, elle atteint un chiffre de beaucoup supérieur (plus du double).
Forêts. — La surface productive comprend le domaine forestier et le domaine agricole. Le premier occupe une portion considérable du territoire; il n’embrasse pas moins de 300,000 hectares: c’est le tiers du territoire de l’Alsace. Ce district forestier est l’un des plus beaux, des mieux aménagés et des plus productifs de France; les essences qui le composent sont admirablement appropriées aux aptitudes du climat et du sol de chaque localité. Aux dernières limites de la végétation forestière, c’est le hêtre qui constitue les massifs; à une moindre hauteur au-dessus du niveau de la mer, ce sont l’épicéa et le sapin, puis vient le mélange de résineux et de hêtres; enfin les futaies de chênes, de bouleaux, de charmes, de hêtres revêtent le pied des montagnes et le sommet des collines. Rien de plus satisfaisant à l’œil et de plus imposant à la fois que cette longue chaîne de montagnes couvertes sans interruption de belles forêts au feuillage tantôt sombre, tantôt clair, et varié à l’automne de mille couleurs différentes.
L’Alsace fait reculer les bois autant qu’elle le peut devant les vignes et les prairies; elle ne s’arrête que là où toute autre culture serait aléatoire et souvent compromise par la rigueur du climat et les difficultés de la culture; mais elle s’est bien gardée, avec raison, de déboiser les terrains qui ne pouvaient donner économiquement d’autres produits. Aussi le domaine forestier occupe-t-il presque tout entier la région montagneuse. Dans la zone des collines, le bois couvre toutes les pentes escarpées aux mauvaises expositions; enfin, dans la plaine, la forêt, qui autrefois la recouvrait totalement, a disparu de bonne heure pour faire place à l’agriculture; aujourd’hui, on ne la retrouve plus que sur des sables très-pauvres, en massifs plus ou moins considérables, isolés et disséminés sur toute la surface. Les plus grandes forêts de cette région sont, dans le Haut-Rhin, celle de la Hardt qui a 16,000 hectares, et, dans le Bas-Rhin, celle de Haguenau, qui en compte 40,000.
En général, toutes les forêts de l’Alsace sont bien aménagées; elles sont bien percées et d’une exploitation facile. Les forêts communales laissent toutefois à désirer: on y voit trop les effets dévastateurs d’un bétail mal surveillé.
Les districts forestiers ont considérablement gagné depuis vingt ans, par suite de l’ouverture des grands canaux qui unissent le Rhin à la Seine et au Rhône, et par suite également de la construction de bons chemins; cette amélioration a eu un autre résultat, celui de cantonner les bois dans les situations et sur les terrains les plus propres à la production ligneuse. Le domaine forestier n’a pas toutefois diminué en Alsace autant qu’on pourrait le croire, en présence d’une population très-dense; si des bois en plaine et sur lés collines ont été abattus par la cognée et remplacés par des cultures plus profitables, comme celles de la vigne, de la prairie, du houblon, du chanvre et du blé, par contre, bien des pâtures maigres, des terrains rocheux ont été boisés en même temps qu’on a garni les clairières, planté les vides, veillé davantage au repeuplement naturel des bois existants. Malgré la diminution de la surface qui a eu lieu après l’œuvre des défrichements, il n’est pas douteux que le produit brut total et le revenu net des forêts ne se soient accrus en Alsace dans une proportion considérable. La réduction du domaine forestier dans le Bas-Rhin était, en 1860, de 16 à 17,000 hectares pour une période de 70 ans. Il est même bon de remarquer à ce sujet que dans ce laps de temps, tandis que la superficie des bois de l’État diminuait de près d’un tiers (28 p. 100) et celle des communes de 7 ½ p. 100, les propriétés particulières en bois s’accroissaient de près de 70 p. 100, et celles des établissements publics d’un cinquième (18 p. 100); ce qui prouve évidemment que les forêts aliénées par l’État n’ont pas été toutes défrichées et livrées à la culture, et que certainement les acquéreurs se sont gardés de déboiser des terrains pauvres dont la mise en valeur eût été trop peu avantageuse: les bonnes terres seules ont vu disparaître les bois, et c’est une démonstration palpable que la production ligneuse n’est pas incompatible avec l’intérêt privé ; tout consiste à savoir mettre à sa place chaque nature de production.
Vignobles. — Les terrains exploités par l’agriculture (déduction faite des pâturages) embrassent une superficie totale de 515,000 hectares, savoir 278,000 dans le Bas-Rhin, ou 61 p. 100 de la surface totale du département; 237,000 dans le Haut-Rhin, ou à peu près 58 p. 100 de la surface totale du département.
La vigne est la première culture qui attire le regard, quand on franchit les Vosges, dans la direction de l’orient; elle occupe de 25 à 26,000 hectares. Il n’y en a pas de plus belles, de mieux soignées autre part. Le choix des cépages peut être meilleur, la taille faite suivant des méthodes plus perfectionnées, le vin de qualité supérieure; mais, nulle part, on ne trouverait des vignobles tenus avec plus de propreté et de goût, dotés de meilleurs chemins et produisant davantage. C’est par 80 et 100 hectolitres de vin que s’y compte le rendement d’un hectare, c’est de 1,000 à 1,500 francs que s’en évalue le produit brut, laissant 8 et 9 p. 100 pour l’intérêt d’un capital engagé montant à 8, 10, 12, 15 et 20,000 francs. L’Angleterre et la Saxe n’ont rien de comparable; car aux fameuses houblonnières du Kent on peut opposer celles de Haguenau.
Le précieux cep a toujours été en grand honneur dans la province, et il y constitue, on le voit, l’une des principales sources de sa richesse. Introduit, il y a seize siècles et au delà, sous la domination romaine, il n’a cessé d’attirer la sollicitude du cultivateur alsacien. Les vieilles chroniques en mentionnent le vin comme figurant sur la table des rois mérovingiens et de leurs leudes. Les Capitulaires de Charlemagne contiennent des instructions qui attestent une grande sollicitude en faveur des vignes que possédait le puissant empereur sur toutes les rives du Rhin. Grâce à sa réputation et à la facilité d’écouler ses produits, le vignoble alsacien a dû prendre de bonne heure de grands développements. Il paraît même que la vigne était arrivée à décorer de ses grappes d’or une plus grande surface que celle qu’elle occupe aujourd’hui. On ne saurait voir dans ce fait la conséquence d’un refroidissement du climat, ainsi que quelques personnes l’ont avancé ; ce changement s’est produit naturellement sous l’influence des modifications apportées dans les conditions économiques. La construction des voies ferrées, qui permet aux vins du Midi d’affluer sur le marché et de déprimer les cours, a eu pour effet de faire supprimer les vignes de qualité inférieure. Les bons crus seuls ont résisté et se sont développés d’autant plus que les centres de consommation leur devenaient plus accessibles.
Les vignobles de la plaine, ne pouvant donner que des produits incertains et de qualité médiocre, ont disparu en grande partie devant la concurrence des produits lorrains ou méridionaux. Les collines, au contraire, qui doivent à la qualité de leur sol de donner un bouquet spécial très-recherché, ont vu leurs flancs se couvrir de nouveaux pampres. Il n’y a donc pas, comme on le croit, décadence parce que la vigne se cantonne dans les seuls districts où elle donne un produit rémunérateur; bien plus, il y a progrès et c’est le plus grand témoignage de la sagesse du cultivateur que d’obéir à propos aux lois naturelles et économiques qui veulent la spécialisation des cultures, non-seulement en raison du sol et du climat, mais encore en raison de la demande du marché de chaque époque.
Avec la vigne, les Romains introduisirent le châtaignier, le noyer, le pêcher, le cerisier et à peu près tous les arbres fruitiers qu’on trouve dans le pays; car avant Probus, l’Alsace ne devait pas présenter un aspect bien différent de celui que peignait Tacite en parlant de la sauvage Germanie. Les châtaigneraies n’ont pu s’étendre en raison du prix des terres; elles n’occupent, selon M. Kirschleger, que quelques centaines d’hectares, et les noyers ne servent guère que de bordure aux routes. Quant aux arbres fruitiers, malgré l’étendue des vergers, ils n’offrent rien de remarquable: c’est une ressource dont les Alsaciens n’ont pas tiré tout le parti convenable. Dans ces dernières années, des tentatives ont été faites pour introduire le mûrier.
Les céréales, les fourrages et les plantes industrielles. — La culture arable et les prairies occupent un peu plus de la moitié de la superficie des deux départements: elles embrassent 57 p. 100 de la surface du Bas-Rhin et 54.69 p. 100 de celle du Haut-Rhin . L’Alsace se fait remarquer parle nombre et la variété des plantes qu’elle cultive. De bonne heure son agriculture fut florissante et parvint à s’enrichir des plantes les plus renommées. Grâce à sa position, cette belle province attira sur elle et sur ses ressources l’attention de tous les souverains. Nous avons déjà parlé des avantages que lui accordèrent les Romains. Sous la domination franque, elle fut le séjour favori des rois mérovingiens, et les chroniques mentionnent l’attention qu’ils donnaient à leurs domaines ruraux et à leurs vignobles alsaciens. Charlemagne, comme ses prédécesseurs, y posséda de nombreuses fermes, et plus d’une fois il vint les visiter dans les loisirs que lui laissaient ses lointaines et victorieuses expéditions et les soins du gouvernement. Les Capitulaires nous ont conservé une liste aussi précieuse qu’intéressante des plantes dont le puissant empereur prescrivait la culture dans ses propriétés rhénanes. Cette liste renferme, à peu d’exceptions près, toutes les céréales et les légumineuses qu’on trouve aujourd’hui dans cette partie de la France: c’est le froment, le seigle, l’orge et l’avoine, les féveroles, les lentilles, les pois, les haricots, le chou, le panais, le chanvre et le lin, le pavot, le colza, le cardon, la moutarde. A la nomenclature des arbres, il n’y a rien à ajouter; on y voit figurer le nom de toutes les essences forestières qui composent les boisements rhénans et celui des variétés d’arbres à fruits qu’on trouve encore dans les jardins et les vergers de l’Alsace.
Ce fut en 1540 que le maïs fit son apparition dans cette contrée; le houblon y pénétra peu d’années après. La pomme de terre, décrite et figurée déjà en 1590, eut, comme toutes les bonnes choses généralement, une dispersion à la fois lente et difficile; le précieux tubercule, qui devait devenir la base de l’alimentation des habitants de ces contrées, ne s’y vulgarisa qu’à partir de 1796. Le tabac commença à être cultivé en 1620, et déjà à la fin du dix-septième siècle l’Alsace en livrait à la consommation publique 2 millions et demi de kilogrammes. Dès 1718, la production de cette denrée atteignait le chiffre de 4 millions de kilogrammes, et dans Strasbourg seule on comptait 72 manufactures de tabac occupant 8,000 ouvriers.
Charles-Quint voulut aussi doter l’agriculture alsacienne d’un bienfait; il apporta lui-même, sur les bords du Rhin, les premiers plants de garance, et il en encouragea la culture pour faire concurrence aux produits de la Hollande. Le succès fut tel, qu’en 1778, la production de cette substance tinctoriale montait à 25 millions de kilogrammes de racines par an.
Enfin, dès 1775, les plantes fourragères les plus précieuses, telles que le trèfle, la luzerne et le sainfoin, déjà introduites dans le seizième siècle, prirent une place importante dans la jachère des fermes alsaciennes, alors qu’elles étaient encore à peu près inconnues dans le reste de la France.
Grâce à ces importations, grâce aux encouragements de tous les souverains qui se sont succédé tant en Allemagne qu’en France, et surtout grâce aux avantages que les cultivateurs ont trouvés de tout temps dans les débouchés offerts par les pays situés le long du Rhin, l’agriculture de l’Alsace est arrivée de bonne heure à prendre le caractère d’agriculture perfectionnée ou mieux d’agriculture industrielle. C’est à la faveur de ces circonstances exceptionnellement favorables que cette province put avoir, au commencement de ce siècle, une très-grande avance sur tous les départements voisins, avance que ceux-ci cherchent à faire disparaître depuis qu’ils ont les mêmes facilités pour l’écoulement de leurs produits et les mêmes marchés à leur portée.
C’est le propre de l’agriculture rationnelle de changer son mode d’exploitation et de l’approprier aux conditions économiques et aux besoins de chaque époque. Elle se comporte en cela comme les institutions humaines, qui doivent varier suivant que la société varie elle-même, pour répondre toujours à la situation présente. Aussi l’Alsace dut-elle passer, avant d’arriver à cette belle et puissante agriculture que Schwertz décrivait déjà au commencement de ce siècle, par tous les systèmes qui s’échelonnent, se succèdent à mesure que la population augmente, depuis le mode d’exploitation semi-sauvage, que l’on trouve encore dans les tribus du nord de l’Amérique, jusqu’au système de culture intensive avec plantes industrielles en usage dans les pays les plus civilisés. Mais, sans remonter aux périodes de la culture pacagère et de l’écobuage, il est probable que, dès les premiers temps de l’occupation romaine, la culture biennale, avec une année de jachère et souvent deux pour une année de culture, régna en Alsace; elle s’y maintint jusqu’à l’époque où la main puissante de Charlemagne imprima un nouvel essor à l’agriculture. Les besoins de la population locale, croissant concurremment avec l’extension des débouchés extérieurs, amenèrent les cultivateurs alsaciens à restreindre l’étendue de la jachère, à prendre deux récoltes après une année de repos. Ce système s’est continué pendant une longue période de temps; et ce n’est guère que depuis le commencement de ce siècle que la jachère nue a commencé à disparaître. Aujourd’hui le sol arable, en Alsace, n’a plus le repos traditionnel que conseillaient les autorités de l’antiquité, comme Pline, Caton et Columelle. La jachère n’existe plus que de nom; la place qu’elle prenait est occupée par des fourrages, par des pommes de terre, par des betteraves. Tous les ans la terre, libéralement fumée, donne une ample moisson; il n’est pas rare même que le cultivateur alsacien, utilisant les aptitudes de son sol et de son climat, n’en réclame deux dans le cours de la même année. Dans les districts les plus riches, l’assolement triennal a été remplacé par la culture alterne; et l’on voit alors le froment et l’orge d’une part, le tabac, le colza, le pavot et le lin de l’autre, se succéder sans interruption sur les mêmes champs. Les céréales des pauvres terres et des pauvres pays n’existent plus en Alsace: on ne trouve plus dans le Bas-Rhin de sarrasin, et le seigle n’y embrasse qu’une fraction minime de la surface, tandis que le froment, l’orge et les plantes industrielles y occupent une place importante. Le tableau ci-dessous indique la répartition des diverses sortes de cultures dans les deux départements.
Comme on peut le voir, les deux départements n’ont pas fait les mêmes progrès; le Bas-Rhin a de beaucoup devancé le Haut-Rhin. Non-seulement les cultures industrielles tiennent une place moins grande dans ce dernier département, non-seulement les céréales d’élite y occupent une moindre superficie; mais le froment, l’orge, l’avoine et le maïs y donnent un rendement moindre et les grains sont même moins riches, fournissent moins de farine. La vigne seule fait exception. Cette inégalité dans le rendement des terres et dans la qualité du grain tient-elle à la différence d’altitude, à une moins bonne exécution des travaux? Ces conditions peuvent exercer sans doute quelque influence, mais elles ne constituent pas la cause prédominante: la différence provient surtout et avant tout de la fumure des terres. Il est en effet bien surprenant de voir le Bas-Rhin importer des quantités considérables d’engrais, tandis que les agriculteurs du Haut-Rhin ne se préoccupent pour ainsi dire pas de recueillir les substances capables d’améliorer la fertilité de leur sol; ils se contentent des fumiers qu’ils produisent avec leur bétail; et, loin d’acheter celui qui se fait dans les villes, ils le laissent emporter sur le canal du Rhône au Rhin dans le département du Bas-Rhin. Or, avec une culture exigeante, intensive, qui prend beaucoup au sol, il faut des apports d’engrais considérables pour compenser la fertilité enlevée par les denrées exportées; l’engrais de la ferme cesse de suffire puisqu’il n’y a plus compensation et que l’équilibre n’existe plus entre les éléments de fertilité dérobés au sol et ceux qu’on lui restitue par les fumiers de la ferme; et il devient indispensable de chercher des engrais du dehors, d’en accumuler dans les terres, sous peine de voir s’appauvrir le sol et diminuer les rendements et la qualité du grain. C’est non-seulement grâce à sa culture, libéralement dotée de fumiers du dehors apportés sous toutes formes, que le Bas-Rhin doit d’avoir pu donner à l’orge et au froment le cinquième environ de la surface totale du département et plus du tiers du territoire agricole; c’est à la même cause qu’il doit le développement de ses cultures industrielles, cultures qui sont la gloire de l’agriculture alsacienne et l’une des principales sources de sa prospérité. L’Alsace n’a pas visé à introduire les industries modernes qui se sont propagées dans nos départements du Nord; elle n’a pas fondé de sucreries, de distilleries de betteraves; elle a amélioré ce qu’elle avait, ce qu’elle connaissait: et elle avait un vaste choix puisqu’elle possédait la garance, le pavot, le colza, le lin, le chanvre, le tabac, le houblon. Appropriant toujours ses cultures aux besoins du marché et aux conditions de la main-d’œuvre, le cultivateur, dans ces dernières années, s’est surtout attaché à développer ses houblonnières, tandis qu’il a réduit ses cultures de garance qui demandent beaucoup de bras. Rien de plus beau, de mieux soigné que ces riches cultures de tabac, de pavot, etc. La patiente et persévérante activité de l’Alsacien ne se lasse pas dans la recherche des moyens propres à accroître ses rendements; et les résultats de ses cultures sont un bien grand encouragement; en effet, que pourrait-on leur comparer: le pavot, le colza, la cameline donnent un produit moyen de 500 à 600 francs par hectare; le chanvre et le lin rendent 19 quintaux de filasse d’une valeur de 1,600 francs en moyenne, le tabac donne généralement par an de 1,800 à 2,000 kilogrammes de feuilles sèches valant de 1,200 à 1,300 francs. Le produit de la garance est double. Les houblonnières fournissent un résultat encore plus remarquable; puisque le produit moyen d’un hectare atteint le chiffre de 2,660 francs, laissant un bénéfice de 1,000 à 1,200 francs, lequel a monté parfois à 2,000 francs par hectare. La plupart de ces belles et riches cultures, non-seulement donnent des produits qui sont trois, quatre, cinq et six fois plus considérables que ceux des meilleures prairies, elles préparent encore les terres à fournir de plus abondantes moissons de céréales et livrent, en outre, aux ouvriers une somme considérable de travail, qui peut atteindre 5, 6 et 700 francs par hectare. Elles permettent encore d’utiliser, à peu près également pendant tous les mois, les travaux de la main-d’œuvre, et d’en faire une répartition uniforme. Enfin elles ont l’immense avantage, en variant les sources de produits, de ne pas faire dépendre le sort du cultivateur de la réussite d’une seule denrée, et de le placer dans une situation telle qu’il trouve toujours son profit par l’ensemble de ses récoltes, sans être jamais à la merci du cours d’une seule marchandise.
Les prairies occupent une surface relativement faible dans les deux départements. Les cultivateurs alsaciens ont su néanmoins accroître merveilleusement la somme de leurs denrées fourragères; leur sol et leur climat s’y prêtaient. Immédiatement après la moisson, le chaume du froment et du seigle est retourné par un labour léger; la terre reçoit, dès ce moment, une demi-fumure ou un arrosage d’engrais liquide et est ensemencée à la volée avec de la graine de navets. La plante ne tarde pas, sous l’influence des pluies estivales et de la température élevée des mois d’août, septembre et octobre, à se développer, et elle fournit pendant une grande partie de l’hiver l’unique nourriture du bétail. Ce sont des milliers d’hectares qui s’ajoutent ainsi annuellement aux prairies: on en compte 20,000 dans le Bas-Rhin; le Haut-Rhin cultive beaucoup moins le navet en culture dérobée. Cette pratique remarquable existe depuis fort longtemps en Alsace; elle a probablement passé de cette province dans les Pays-Bas, et c’est de la Hollande que les Anglais ont introduit chez eux cette belle culture de turneps, qui a été l’origine du perfectionnement du bétail dans la Grande-Bretagne et de la prospérité de son agriculture.
L’Alsace n’est pas un pays riche en bétail, c’est même là son côté faible; on élève peu dans cette province.
La race des chevaux est petite et n’offre que peu de ressources au commerce. L’armée y recrute cependant un certain nombre de chevaux de cavalerie légère. Des efforts louables sont faits pour l’amélioration de l’espèce chevaline dans l’arrondissement de Wissembourg. Il est à noter que l’agriculture aurait besoin dans les deux départements rhénans de chevaux plus forts, de juments plus grandes et plus vigoureuses, de façon à réduire le nombre des animaux nécessaires à la charrue.
Le gros bétail est le plus répandu en Alsace; il appartient pour la plus grande partie aux races suisses. La population bovine des deux départements ne laisse pas d’être assez considérable. Il n’est même pas peu surprenant de constater, en comparant les statistiques les plus récentes, que, tandis que le Bas-Rhin compte 64 têtes de gros bétail par 100 hectares de terres cultivées et de prairies, et le Haut-Rhin, 53, l’Angleterre n’en a que 38. Mais cette supériorité n’est qu’apparente: tout le gros bétail de l’Angleterre est composé de bêtes de rente (élèves, bœufs à l’engrais et vaches laitières); en Alsace, au contraire, une partie considérable du bétail, le quart peut-être, est employé à donner du travail. Enfin, on peut estimer que deux têtes de bétail, en Angleterre, en valent trois de celles qui existent en Alsace. Mais il y a plus: tandis que l’Angleterre, à côté de son gros bétail, entretient 168 moutons par 100 hectares de terres cultivées et de prairies, le Bas-Rhin n’en a que 17, et le Haut-Rhin, 20, et encore ces moutons sont-ils d’un poids moindre que celui des moutons anglais. A quoi tient cette supériorité de nos voisins d’outre-Manche? est-ce à leur système de culture, à leur habileté ? Sans doute leur art y est pour quelque chose; mais c’est surtout à leur climat humide, à la nature de leurs terres, à leurs brumes, qu’ils doivent leurs herbages et la possibilité de nourrir de nombreux troupeaux et de les améliorer. L’Alsace n’est pas dans les mêmes conditions, et l’on ne croit pas trop préjuger de l’habileté des agriculteurs alsaciens en prétendant qu’ils eussent, toutes choses égales d’ailleurs, fait tout aussi bien que les Anglais; mais le climat sec et brûlant pendant une grande partie de l’année, la nature légère et perméable des terres n’y favorisent pas la végétation herbacée: le bétail, dans de semblables conditions, ne saurait prospérer. A l’aide des prairies artificielles, les cultivateurs alsaciens ont essayé de suppléer en partie à l’insuffisance de leurs prés, ils ont pris de la sorte possession de la jachère et accru leurs bestiaux; toutefois c’est là une ressource limitée. Par la même raison, ils n’ont pu s’adonner à l’engraissement qui exige des herbages spéciaux, ils se livrent à la production du lait qui est commandée par ces conditions. Mais un vaste programme d’amélioration, comme nous le verrons plus loin, reste à réaliser pour changer cette situation, par le bon emploi des eaux courantes.
Le mouton doit à d’autres causes sa disparition, car il s’en va tous les ans davantage et la population ovine est devenue très-faible. Il faut l’attribuer au morcellement excessif de la propriété et au développement des cultures intensives et des cultures industrielles. Avec un sol très-divisé, très-cher, le mouton devient d’une garde difficile et d’un entretien coûteux; c’est l’animal des grands parcours, des grandes soles. La vache laitière prend de plus en plus sa place et se multiplie: partout on la rencontre dans les champs, le long des chemins en même temps que dans l’intérieur des fermes.
Le porc, l’animal le meilleur et le plus économique des assimilateurs, augmente en nombre et en qualité. L’Alsace livre encore des produits de basse-cour qui font l’objet d’un commerce considérable. Les cultivateurs sont grands consommateurs d’œufs et de volailles; encore ici, est-il à regretter, comme pour la production des fruits, qu’ils ne cherchent pas à utiliser leurs ressources naturelles pour accroître cette branche de revenus. L’Alsace, pour le développement de ses spéculations animales, suit la même voie que la Saxe, placée comme elle dans des conditions climatériques qui rendent aléatoire la production des graminées: tant il est vrai que les mêmes causes amènent les mêmes effets.