Читать книгу Cri des colons contre un ouvrage de M. l'évêque et sénateur Grégoire, 'De la Littérature des nègres' - F.-R. de Tussac - Страница 19

ANALYSE DE LA DÉDICACE DE L'AUTEUR

Оглавление

Ridiculum acre fortiùs et meliùs magnas plerumque secat reis.

Monsieur l'abbé, vous n'ignorez de rien;

Onc on ne vit mémoire si féconde!

Qui ne sera pas surpris avec nous de la prodigieuse mémoire de l'évêque Grégoire, qui a pu se rappeler les noms (dont plusieurs sont, à la vérité, très-mémorables) de soixante-onze philantropes françois et une Françoise; de vingt-deux Américains; de neuf Nègres ou sang mêlé; de sept Allemands et une Allemande; de huit Danois; de huit Suédois; de six Hollandois et une Hollandoise; de quatre Italiens; d'un Espagnol; de cent trente-sept Anglois et neuf Angloise; mais n'y auroit-il pas un peu d'anglomanie dans le fait de l'auteur? Quoi, la nation angloise l'auroit emporté en philantropie sur la françoise! Au reste, nous sommes sur ce point un peu de son avis; car, en cherchant à améliorer le sort des nègres, les négrophiles anglois n'ont point à se reprocher d'avoir fait sacrifier les blancs; et parmi cent quarante-six noms d'Anglois que cite l'évêque Grégoire, il n'en est pas un seul connu pour devoir être effacé des fastes de la vertu: de l'aveu même de l'auteur, il n'en est pas ainsi de quelques noms de François qu'il a cités, et auxquels il a fait hommage de son ouvrage. Ne serions-nous pas fondés à faire à l'évêque Grégoire le reproche d'avoir confondu les noms des uns et des autres dans la même citation? N'est-ce pas nous exposer à des incertitudes, à des méprises fâcheuses, et peut être à exagérer le nombre des individus qui se trouvent dans la malheureuse hypothèse?

L'esprit de l'homme est si enclin à mal penser; d'ailleurs, nous étions à dix-huit cents lieues de la France, et d'après la conduite atroce à notre égard, des négrophiles qui nous étoient venus de ce pays là, n'étions-nous pas un peu fondés à porter un jugement défavorable sur le compte de ceux dont ils se disoient les envoyés? Cependant la connoissance que nous avons acquise de plusieurs d'entr'eux, à notre arrivée en France, nous a pleinement convaincus de la pureté de leurs intentions; ils vouloient un plan d'affranchissement basé sur la certitude morale, que l'existence physique des colons ne seroit en aucune manière compromise.

Revenons à la dédicace de l'évêque Grégoire. Il ne cite que vingt-deux Américains; comment ce prélat a-t-il oublié de donner les noms de tous les quakers? cette liste vraiment honorable auroit figuré merveilleusement dans sa dédicace; nous croyons deviner la cause de cet oubli; la conduite raisonnée de ces véritables philantropes, à l'égard des nègres, auroit été la critique la plus forte de celle des négrophiles françois. Les quakers cherchent à faire instruire et à civiliser les nègres, afin de les mettre dans le cas de pouvoir jouir d'un bienfait dont il faut savoir apprécier l'étendue avec assez de discernement, pour ne pas chercher à en reculer les limites d'une manière dangereuse pour la société, et pour soi-même.

Qu'est-il arrivé en France, lorsque le mot liberté a été prononcé parmi un peuple que l'on devoit croire civilisé? et les négrophiles n'ont pu prévoir ce qui pouvoit arriver parmi des sauvages! ou, s'ils l'ont prévu, que penser d'une pareille philantropie? Allemagne, Danemarck, Suède, Hollande, Italie, il eût été préférable pour vous que l'évêque Grégoire vous eût oubliés, la postérité auroit au moins ignoré que, dans cinq royaumes, il ne s'est trouvé que trente-six négrophiles. Mais! nous tromperions-nous? l'évêque Grégoire ne cite que huit nègres, ou sang mêlé; seroit-il possible, que dans le grand nombre de littérateurs qu'il promet de nous faire connoître, il se soit trouvé si peu de nègres et de mulâtres qui aient employé leurs talens littéraires à plaider la cause de leurs frères et la leur? Peut-on avoir de meilleur avocat que soi-même? d'ailleurs il en coûte moins, car il faut payer les commettans et les avocats. A Dieu ne plaise que nous ayons l'intention de donner à entendre que l'évêque Grégoire ait jamais rien reçu des nègres ou mulâtres; nous avons appris de lui-même qu'il en a été soupçonné, mais nous lui rendons la justice qu'il mérite, et sommes bien persuadés qu'il n'a soutenu la cause des nègres, que par amour pour l'espèce humaine, noire! nous disons noire, parce que, dans des temps qu'il est douloureux de rappeler, quelques classes de la société blanche, ayant été plus qu'opprimées, il ne nous est parvenu, à Saint-Domingue, aucun ouvrage de l'évêque Grégoire, qui eût pour but de prouver que les individus de ces classes étoient des hommes comme les autres, et qu'il falloit les traiter en frères.

Heureux Avendano! votre nom inscrit seul dans les fastes de la philantropie africaine, deviendra à jamais célèbre; qu'eût pensé la postérité de la nation espagnole et portugaise, si l'évêque Grégoire ne lui eût appris que si vous vous êtes mis seul en frais de prouver à l'univers que les nègres appartiennent à la grande famille du genre humain, et non à celle des singes, c'est qu'au-delà des Pyrénées les droits des nègres ne furent jamais problématiques: nous vous avouerons franchement que cette assertion est un vrai problème pour nous; car si les Espagnols et les Portugais étoient bien convaincus que les nègres sont en tout leurs égaux et ont les mêmes droits qu'eux, maintiendroient-ils l'esclavage dans leurs colonies? Ils font donc comme beaucoup d'autres, ils pensent et écrivent très-bien, et agissent fort mal. Que l'évêque Grégoire ne croye pas excuser cette inconséquence, en avançant que, dans leurs établissemens, les Portugais et les Espagnols envisagent les nègres comme des frères d'une teinte différente; si, au lieu de borner ses voyages à faire le tour de son cabinet, et avant de vouloir donner l'histoire des nègres, des colonies et des colons qu'il ne connoît pas, il eût eu l'occasion de voir par ses propres yeux, il auroit su que les nègres esclaves, loin d'être traités en frères dans les colonies espagnoles et portugaises, ne parlent jamais, à leurs maîtres, qu'ayant un genou en terre; jamais ils n'ont été soumis à ce degré d'humiliation, dans les colonies françoises. Les Espagnols ne se servent pas, à la vérité, de fouet pour les châtier, mais ils employent une manchette, (espèce de sabre) avec laquelle, dans un mouvement de colère, ils peuvent les blesser, et cela n'arrive que trop souvent; et lorsqu'un nègre récidive, ou à voler ou à aller marron, on lui coupe le jarret, avec cet instrument, ou plutôt, cette arme; cela vaut bien les coups de fouet qu'on donne dans les mêmes circonstances, dans les colonies françoises.

Ce que nous ne pouvons contester, c'est que, dans les colonies espagnoles et portugaises, il existe une bien plus grande quantité d'affranchis que dans les colonies françoises, et que les lois constitutionnelles leur sont beaucoup plus favorables; nous allons en donner la raison, qu'il ne faut chercher, ni dans l'humanité, ni dans la fraternité que l'auteur Grégoire suppose exister entre les maîtres et les esclaves espagnols et portugais. Peu habitués à la médisance, presqu'inconnue dans nos pays, il nous en coûte de révéler que la source de ces affranchissemens n'est pas aussi pure que l'évêque Grégoire a bien voulu le persuader au public. Les besoins physiques, plus pressans sous la zône torride, portent presque'invinciblement un sexe à rechercher l'autre; l'amour ne connoît point de différence entre les états ni entre les couleurs; lorsque, cédant à ce maître du monde, les colons espagnols ou portugais ont eu quelque liaison intime avec une beauté africaine, et que cette liaison a eu des suites, les lois du pays obligent les deux amans à devenir époux; de ces mariages très fréquens, résulte la liberté de la mère négresse et de tous les enfans qui en proviennent; de là une grande quantité de négresses affranchies et un nombre encore plus considérable de mulâtres, qui, quoiqu'ils n'aient ni la couleur de leur père blanc, ni celle de leur mère négresse, n'en sont pas moins légitimes et libres; et par une loi dictée, d'une part par la nature, de l'autre, par l'orgueil, peut-être par une sage politique, ils jouissent du rang et des prérogatives des citoyens blancs; ils peuvent, comme eux, prétendre à toutes les places, lorsqu'ils ont acquis par l'éducation le degré d'instruction nécessaire pour en remplir les devoirs: on en voit d'avocats, de procureurs, de notaires et, même, de prêtres. Comme il est bon d'égayer, de temps à autre les lecteurs, nous rapporterons que quelques-uns de nous voyageant dans la partie espagnole de S.-Domingue, avant qu'elle eût été cédée à la France, nous assistâmes à une grand'messe célébrée par un prêtre nègre, ou noir, ou africain, ou éthiopien, peut-être maure; et malgré que nous fussions entourés d'espagnols, qui ne sont pas très-tolérans dans les églises, il nous fut impossible de nous empêcher de rire, lorsque le célébrant, avec ce ton d'assurance que donne une foi vive, entonna d'une voix de Stentor: Asperges me, domine, hysopo, et mundabor, lavabis me, et super nivem dealbabor; il faudra bien du savon, nous dîmes-nous à l'oreille les uns aux autres, pour que tu deviennes plus blanc que la neige. Nous ignorions, à cette époque, ce que l'évêque Grégoire nous a appris dans son ouvrage; qu'un nègre pouvoit devenir blanc, et qu'il ne falloit que quatre mille ans pour ce changement.

Il est clair, d'après ce que nous venons de dire, que ce n'est point par la belle porte qu'indique l'évêque Grégoire, que les frères noirs entrent dans la famille des frères blancs espagnols ou portugais: ce qui vient encore à l'appui de ce que nous avançons, c'est que il est presque sans exemple qu'une femme espagnole blanche se marie à un esclave noir.

Selon l'évêque Grégoire, chez les Portugais et chez les Espagnols, les droits des nègres ne sont point problématiques, et ces deux nations sont les premières de l'Europe qui aient acheté des Africains pour en faire des esclaves. Ne sont-ce pas les Espagnols, qui, sous le règne de la reine Anne, passèrent un contrat avec les Anglois, contrat connu sous le nom d'assiento, par lequel ces derniers s'engageoient à leur vendre la quantité d'esclaves nécessaire à l'exploitation de leurs colonies? N'est-ce pas un des Espagnols, le plus célèbre par son humanité, Las-Casas, qui, outré de la barbarie de ses concitoyens envers les naturels du Nouveau-Monde, proposa de leur substituer des esclaves africains, ce qui fut accepté et exécuté?

Avant de terminer nos réflexions sur la dédicace de l'évêque Grégoire, qu'il nous permette de lui témoigner notre surprise. Quels patrons a-t-il choisis! quelles autorités à citer, que des hommes dont, d'après son propre aveu, les noms ne peuvent pas être inscrits dans les fastes de la vertu! De quel oeil les gens honnêtes, dont l'opinion, dictée par le coeur (dont trop souvent l'esprit est dupe), verront-ils leurs noms inscrits sur la même ligne que ceux des * * * * dont l'existence physique et morale pourroit être regardée comme un tort de la nature et des lois? Heureux, pour quelques-uns, si leurs noms pouvoient être oubliés comme leurs ouvrages; car si, comme le dit l'évêque Grégoire, il est des auteurs qui ne valent pas leurs livres, il est aussi des livres qui ne valent pas mieux que leurs auteurs; et l'un et l'autre méritent de tomber dans le fleuve d'oubli.



Cri des colons contre un ouvrage de M. l'évêque et sénateur Grégoire, 'De la Littérature des nègres'

Подняться наверх