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VIII

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Table des matières

L’âne Baptiste plus aimable que son maître

L’ermitage de Saint-Michel, juché à la cime d’un mamelon boisé mesurant une hauteur de six cents mètres environ, est un reste de monument féodal. Cette forteresse, destinée à commander un point important de la haute vallée d’Orb, donnait la main à vingt autres, échelonnées sur le flanc des montagnes, de l’un et de l’autre côté de la rivière. A l’époque des guerres de religion, toutes ces murailles à meurtrières et à mâchicoulis, dont la ceinture formidable devait protéger les Albigeois, succombèrent. Saint-Michel ne put tenir plus de trois jours devant les hordes fanatiques, sauvages, que Simon de Montfort avait répandues comme une mer dans le Midi.

De ce château à triple enceinte, sur lequel le vicomte de Béziers avait compté pour défendre le défilé de Pétafy, il ne reste aujourd’hui que la chapelle, dédiée à saint Michel, sauvée, rapporte la légende, par l’archange lui-même, «qui, dans la mêlée, batailla d’estoc et de taille,» et deux ou trois salles basses recouvertes à grand’peine de tuiles rouges, où l’ermite industrieux s’arrangea vaille que vaille un logement.

Du reste, partout sur le plateau, un gigantesque bloc granitique, ramification robuste de l’ossature des Cévennes, se découvrent des ruines, d’énormes entassements de pierres, dont les siècles n’ont pas encore détaché les ciments primitifs. Des herbes folles poussent sur ces amoncellements, y répandant la gaieté, la grâce, la poésie.

Quelques arbres fruitiers, que les vents sans doute semèrent en des jours de tempête, entés depuis, jaillissent çà et là du rocher cyclopéen et lui donnent en certains coins l’aspect débonnaire d’un verger. Une fontaine d’eau vive sourd d’une crevasse derrière la chapelle, et, se répandant par mille rigoles, a créé le long des pentes du monticule une prairie artificielle, dont le vert tendre contraste agréablement aux yeux avec la verdure plus sombre des châtaigniers.

Je courus à la porte d’ordinaire ouverte de Barnabé. Elle était fermée. Je frappai. Pas de réponse. Qu’était devenu l’ermite? La claie à montants solides qui barrait l’écurie de Baptiste avait été ramenée dans sa rainure de pierre et y tenait fortement.

Glissant un regard à travers les intervalles de l’osier, je ne vis pas l’âne devant la crèche. Quoi, personne! Je retournai vers la chapelle: le grand portail à double battant en était clos aussi. J’étais bien seul, abandonné sur ce plateau désert.

Je frissonnai.

—Barnabé! m’écriai-je, la voix altérée par l’angoisse, Barnabé!

Rien, rien...

Je m’avançai jusqu’aux bords extrêmes de la roche de granit, explorant le pays à la ronde. Pas âme qui vive. Là-bas seulement, tout au fond, le long du ruisseau de Lavernière, à peu près à l’endroit où je m’étais trouvé mal, un troupeau de chèvres fauves et blanches buvaient au fil de l’eau. Sans doute les chèvres de M. Combal. Je distinguai le berger batifolant avec son bouc.

Le vent continuait à souffler très vif. Sur les hauteurs, il cassait les pousses menues des châtaigniers, trop tendres pour lui résister. Songez donc, nous n’étions qu’aux premiers jours d’avril!

Sentant mes genoux flageoler sous mes pensées de peur, je craignis d’être emporté par quelque rafale, et je reculai jusqu’au mur de la chapelle. Je me promenai quelques minutes, essayant de me donner le courage d’attendre, car Barnabé ne pouvait tarder à rentrer...

Ah! ce vent, il avait, à travers les ruines, des hurlements, des miaulements, des cris qui tantôt me remplissaient d’épouvante et tantôt m’eussent fait pleurer.

Pour échapper à ces bruits sinistres, je me réfugiai sous le porche de la chapelle, un porche à tympan, s’il vous plaît, représentant Jésus au milieu des Évangélistes, et à trumeau portant une statue de saint Michel qui piétine le Démon.

Que faire cependant?... J’ouvris mon Phèdre. Si je parvenais à travailler, le temps passerait plus vite...

Hélas! ce fut en vain qu’avec une sorte de joie nerveuse je disposai toutes choses autour de moi: la grammaire latine, l’écritoire, les cahiers; mon pauvre cerveau, que la tendresse excessive de mon cœur avait poussé à l’effarement, ne voulut rien entendre à la besogne que je lui imposais, et, après quelques barbouillages ineptes, je dus refermer mes livres, reboucher mon encrier—il était en verre bleu avec fermoir en cuivre—et reparaître, éperdu, au milieu du plateau. Pour le coup, s’il n’arrivait pas quelqu’un pour mettre fin à mon martyre, je ne tarderais pas à succomber. Je regardai la statue de saint Michel, je lui tendis des bras suppliants. Mais la pierre demeura immobile sur son piédestal...

Des hirondelles, revenues depuis peu des pays chauds, voltigeaient joyeusement sous le porche. Heureuses hirondelles! elles n’avaient pas perdu leur oncle, elles; elles étaient là, dans les nids coutumiers, avec leur jeune famille, tandis que moi, j’avais perdu le presbytère et tous les miens... Un instant, mes yeux les suivirent tournoyant le long des corniches, leurs becs chargés de pâture, de brindilles de paille, ou de plume, ou de duvet. Je vis des martinets noirs, par troupe, s’élancer, rapides comme des flèches, du haut de Saint-Michel jusqu’au fond de la vallée d’Orb. Quelle souplesse! quel élan! et quel éclat sous le soleil! J’entendis le cri bizarre des engueulevents...

«Oh! que ne suis-je une hirondelle, moi aussi, pour m’envoler bien loin retrouver mon oncle ou Marianne!» pensai-je.

Ce spectacle de nature calma la fièvre qui me dévorait et fit un peu de repos à mon être physique et moral, en complète ébullition. Je réfléchis qu’après tout je n’étais pas délaissé, qu’une ressource me restait: M. Anselme Benoît. Certes, je n’aimais guère le médecin.—N’était-ce pas lui qui venait de me séparer de tout ce que j’aimais?—Mais, en fin de compte, sa maison m’était ouverte, j’étais sûr d’y être accueilli avec plaisir, et j’irais frapper là ce soir, si Barnabé, parti pour quelqu’une de ses tournées dans la montagne, ne reparaissait pas à Saint-Michel. Du reste, en y songeant bien, n’avais-je pas aussi les Combal, les Garidel, chez qui je trouverais également asile?

Je respirai.

Cependant, mon estomac, creusé par le grand air matinal et aussi peut-être par mes trop vives alarmes, commençait à bramer la faim. Je retirai la livre de chocolat de mon oncle de la poche où elle était restée enfouie. J’en croquai une bille sans désemparer.—Il était bon, le chocolat de quarante sous, et comme Marianne avait bien fait de passer la main derrière les livres de la bibliothèque!—Je donnai un coup de dent à la seconde bille; puis, réprimant ma gourmandise, je descendis derrière la chapelle pour boire un coup sur ce repas.

Quelle eau limpide, fraîche, délicieuse! J’en puisai à plusieurs reprises dans le creux de mes mains réunies et m’en grisai à plaisir. Encore une fois j’allais plonger à la source mes deux poings jusqu’aux coudes, quand une voix large, sonore, retentissante, emplit soudain les châtaigneraies. Dieu! c’était Baptiste...

Je me redressai vivement. La voix reprit la même antienne. Baptiste, à coup sûr, paissait dans la prairie de Saint-Michel, et Barnabé était avec lui. Comment n’avais-je pas pensé à cela? Je dégringolai à travers les hautes herbes.

Quand l’âne m’aperçut, il courut à moi. Encore que je l’eusse fouaillée souvent et d’importance, elle m’aimait, la brave bête!

—Bonjour, mon Baptiston, lui dis-je de bonne humeur et lui passant la main sur les naseaux, qui se dilatèrent avec délices, bonjour!

Il s’enleva des quatre pieds et se prit à gambader follement à travers la prairie.

—Eh bien! quelle mouche t’a piqué, imbecillas? s’écria Barnabé.

Je vis le Frère. Il était accroupi à l’ombre d’un bouquet de chênes verts, lequel poussait aux marges du ruisseau formé par les eaux vives de la fontaine où je venais de me désaltérer. Avec mon cœur tout à la joie, mes jambes d’un élan s’emportèrent vers l’ermite. Mais, lorsque je comptais qu’il allait se lever pour m’embrasser ou me donner sur les épaules la tape affectueuse que j’avais reçue tant de fois, il ne bougea aucunement. Je lui souhaitai le bonjour, comme je l’avais fait à Baptiste, mais d’une voix timide, presque troublée. Il me regarda et ne répondit point.

—Bonjour, frère Barnabé, répétai-je, essayant de lui sourire.

—Tu arrives bien mal à propos, mon garçon, me dit-il.

Mes peurs me ressaisirent.

—Vous ne pouvez donc pas me garder jusqu’au retour de Marianne? lui demandai-je, tremblant.

—A cette heure, je n’ai point la tête à ça, fit-il avec un geste dépité.

—Alors, il faut que je m’en retourne au presbytère?

—Où tu trouveras visage de bois... Ah ça! voyons, pétiot, es-tu venu céans pour me tourner les esprits à l’envers? Par exemple, je voudrais bien voir que tu m’empêchasses de gagner aujourd’hui un gros écu de cinq francs! Crois-tu que ça coûtera quatre deniers tant seulement, le magasin de Félibien, quand il faudra acheter plus de cent pendules et des montres en or à n’en plus finir? Va-t-en donc voir si les murailles reluisent chez M. Briguemal, à Béziers. Sache, si tu peux comprendre cela, que je gagne de l’argent avec ma cervelle en ce moment, et que je ne veux pas entendre voler une mouche autour de moi. Braguibus attend mes vers pour sa musique, voilà!...

Il plongea sa grosse tête, hérissée de cheveux et de poils, dans ses deux mains velues, et, silencieux, demeura roulé en boule sous les arbres. Usant de mille précautions, je déposai doucement à ses pieds mes livres, mes cahiers, mon écritoire bleue, puis j’allai retrouver Baptiste.

Quelle bête admirable! Jamais, à Saint-Michel des Aires, ni peut-être en toutes les Cévennes méridionales, ne se rencontra âne plus fort, plus doux, plus complaisant. Il avait presque la taille d’un mulet de la plaine, et son poil long, soyeux, était d’un noir bleuâtre pareil à l’aile lustrée des corbeaux. Les oreilles, droites, semées çà et là de petites taches grisâtres, lui retombaient gracieuses, barbelées, le long des mâchoires et du col, qu’elles éventaient nonchalamment. Il possédait des yeux magnifiques, d’un brun luisant à la fois et amorti; c’étaient deux morceaux de velours qu’on venait de détacher d’une pièce neuve. Ses dents, régulièrement plantées, affichaient de haut en bas des rayures ambrées qui en rendaient l’émail plus éclatant. Avez-vous vu quelqu’une de ces grandes coquilles comme les marchands ambulants, venus des bords de la mer, en montrent pour les vendre dans nos montagnes? Mon oncle en étalait deux sur la cheminée de son salon. La bouche profonde de Baptiste avait le même ton rose-tendre, avec le même air de fraîcheur et les mêmes miroitements.

Devinant que j’allais à lui, l’âne cessa de battre le pré; il s’avança vers moi à petits bonds.

Les bêtes, dans la jeunesse—Baptiste avait à peine cinq ans—sont de véritables enfants; elles recherchent les enfants pour courir avec eux, folâtrer avec eux, jouer avec eux. L’enfance a le privilége de certaines folies innocentes, et ce privilége, parcourant l’échelle des êtres, engendre dans toute la création de touchantes affinités.

Je m’agrippai à la crinière de Baptiste et lui grimpai sur le dos. Il partit au galop avec des reniflements joyeux.

Comme c’était bon d’aller ainsi à travers les grandes herbes qui frôlaient le ventre de ma bête, où disparaissaient mes pieds pendants! Des hautes ramures des châtaigniers tombaient sur nous de larges nappes d’ombre. Plus loin, le soleil allumait, semblables à des clartés jaunes, rouges, bleues, toutes les fleurettes du gazon. Nous ne nous occupions pas de ces contrastes. Nous allions à travers l’ombre, à travers le soleil, ne songeant qu’à rire, qu’à nous amuser; car, tandis que Baptiste s’emportait davantage en son élan insensé, moi je riais aux éclats, le talonnant, le pinçant, lui parlant ainsi qu’à une personne humaine, et le caressant des deux mains à l’envi.

Barnabé, couché comme un ours sous les chênes verts, se leva. Un sifflement suraigu retentit. Ma bête, emportée, s’arrêta court.

—Descends! me cria le Frère.

Je descendis.

—Tu as de l’encre, je crois? me dit l’ermite, qui s’était rapproché.

—Oui, Barnabé.

—Et du papier aussi?

—Certainement.

—Nous aurons besoin de tout cela, fit-il, se passant la main droite sur le front et m’entraînant à l’ombre des arbres.

—Asseyons-nous! reprit-il.

Nous nous assîmes.

—Voyons, fillot, serais-tu assez savant pour écrire du patois sur une de tes feuilles blanches?

—J’ai copié, l’autre jour, pour mon oncle, un noël en patois, et peut-être, en m’appliquant bien...

—Oh! si tu as copié un noël, tu copieras bien ma chanson...

Je l’examinai avec surprise.

—Comment, Barnabé, lui dis-je, vous avez fait une chanson?

—Elle sera très jolie; elle aura cinq couplets... Braguibus va mettre son fifre en train...

—Et la défense de mon oncle?

—Je porte tous les respects à M. le curé des Aires, qui doit à mes soins le peu de souffle qui lui reste; mais faut-il, pour lui plaire, refuser de gagner cinq francs, peut-être dix? Ton oncle croit-il, par hasard, que les alouettes tombent rôties à l’ermitage de Saint-Michel? La famine m’aurait mis au trou depuis longues années, si j’avais dû me passer de mes industries. Le bon Dieu m’aurait-il donné des talents, ne devant pas m’en servir? Je ne gagne pas vingt sous chaque jour, moi, à dire une messe basse, et je ne connais pas la couleur des écus du gouvernement. Ton oncle parle toujours comme le riche, qui, ayant le ventre plein, dit aux personnes affamées: «Ne mangez point ceci, ne mangez point cela.» D’ailleurs, les autres ermites de la vallée se gênent-ils pour besogner chacun à sa façon? Je ne parle aucunement de ton ami Venceslas Labinowski, lequel faisait un métier de déshonneur. Mais, sauf Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize, qui pratique la règle par le menu, les Frères libres de nos Cévennes marchent-ils tous en droiture dans le chemin de saint François? Est-ce que, par exemple, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur, ne s’amuse pas un brin à l’usure, du côté de Camplong et de Graissessac? Il prête un pois, le malin, mais il faut lui rendre une fève. Et Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, qui aime la terre plus que le paradis, ne va-t-il pas à la journée afin d’avoir le plaisir de gagner une pièce de dix sous et de trousser par-ci par-là les jupons aux filles de Boubals? Je passe Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. Pour celui-là, il sent la vieille futaille d’une lieue, et l’on n’a pas besoin de lui tirer les vers du nez pour savoir qu’il passe moins de temps à nettoyer sa chapelle qu’à siffler la linotte dans son cellier. Moi, dès le premier âge, de tant loin qu’il me souvienne, j’aimai toujours inventer des chansons, et j’en invente encore quand on me paie.

—Cependant, après sa maladie, vous promîtes à mon oncle...

—Je lui promis tout ce qu’il voulut. Autant lui promettre le merle blanc, pardi! Fallait-il m’exposer à perdre la soutane et Saint-Michel avec? Fallait-il ruiner Félibien et son magasin? Tu ne sais donc pas, innocent, que, si M. le curé des Aires m’a mis son habit sur les épaules et le bourdon à la main, il a le pouvoir de me déplumer de tout cela, moyennant quelques lignes qu’il écrirait à Monseigneur? Ce n’est pas très solide, notre Ordre. Me vois-tu, dépouillé de mon costume d’ermite, obligé, pour gagner pain, de redevenir ce que je fus au temps jadis, un misérable ouvrier en vannerie?... Si quelque malheur me forçait jamais à retourner tordre les osiers, là-bas, au bord de l’Orb, j’en mourrais de honte. Songez donc, avoir été Frère de Saint-Michel; avoir dominé dans ce pays; avoir tiré un pied de nez à tous mes confrères, jaloux de mes richesses; avoir cheminé une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans l’Espagne, deux fois jusqu’à Rome; avoir vu le saint-père, qui m’a parlé; et puis retomber aux corbeilles, aux paniers, à tous ces ouvrages grossiers des pauvres diables de la rivière!... Cela n’est pas possible et cela ne sera pas.

—Alors, renoncez aux chansons!

—Tu m’ennuies, toi, à la fin des fins, pétiot, et si tu es venu ici pour me prêcher, à l’exemple de ton oncle, tu agiras sagement en reprenant le chemin de la cure. A-t-on jamais vu un blanc-bec comme cela, qui ose tourmenter un homme de mon âge, un homme qui connaît tous les pays et tous les mondes de la terre, puisqu’il a pu arriver jusqu’en Italie à travers mille villes et mille villages, à un homme...

—Ne vous fâchez pas, Barnabé. Soyez tranquille, mon oncle ne saura rien de cette chanson. Voulez-vous me la dicter? Je suis prêt à l’écrire, et vous serez content de moi.

Je possédais une plume métallique superbe dans un petit étui en argent. Je la retirai délicatement du fourreau. Barnabé sourit. Il prit lui-même l’encrier abandonné sur le gazon et en releva le couvercle.

—Ah! si je savais écrire! murmura-t-il avec un soupir douloureux... Et dire que le maître d’école des Aires me fait payer dix sous chaque fois qu’il me copie une chanson! Le voleur!

Je détachai une feuille de papier réglé de mon cahier de versions, et, ramenant mes genoux pour m’arranger une façon de pupitre, j’attendis.

Barnabé

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