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VII

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Table des matières

Marianne fait main basse sur le chocolat de mon oncle, du chocolat de quarante sous!

Marianne me réveilla dès l’apparition de l’aube.

—Allons, enfant! appela-t-elle.

Je sautai à bas de mon petit lit de sangle et m’habillai vivement. J’entrai dans la cuisine. La vieille gouvernante trempait de longues mouillettes de pain en un bol de lait crémeux.

—Voici ta tasse pleine, me dit-elle.

Nous mangeâmes silencieusement.

Tout à coup, l’Angelus sonna. Nous nous mîmes à genoux et nous le récitâmes, Marianne estropiant le latin du verset, moi lui marmottant en réponse l’Ave Maria.

—Cette cloche me fait mal, dit-elle, quand nous nous fûmes rassis.

—Et pourquoi? lui demandai-je.

—Il me semble qu’elle a le son plus triste que du temps de ton oncle.

Le temps de mon oncle!... J’eus peur. Qui sait? peut-être Marianne avait-elle déjà reçu une lettre qui lui annonçait quelque malheur. Incontinent, de grosses larmes tombèrent de mes yeux dans mon lait. La servante, qui n’avait pas vidé son bol, le déposa sur la table, s’amusa à rechercher les miettes de pain arrêtées dans les plis de son tablier et fit un effort pour ne pas regarder de mon côté. Enfin elle se leva, traversa la cuisine, le salon, puis disparut dans la chambre à coucher de mon oncle. Où allait-elle? Je l’entendis ouvrir la bibliothèque. Le cri de chaque meuble m’était devenu si familier! Que cherchait-elle dans la bibliothèque, elle qui ne savait pas lire? Elle reparut, tenant à la main un objet plié dans du papier jaune et qu’il me fut impossible de reconnaître.

—Mon cher petit, me murmura-t-elle, voici une livre de chocolat. Tu l’emporteras à Saint-Michel. Tu en mangeras un morceau comme ça de temps en temps. Nous t’avons habitué aux douceurs ici, et je ne veux pas que tu t’en passes. C’est du chocolat de quarante sous, c’est le chocolat de ton oncle! Il le serre dans la bibliothèque, derrière les livres; mais je connais la cachette, et j’y ai passé la main pour toi.

—Merci, Marianne.

Je pris le paquet.

—Je dois te prévenir, mon enfant, poursuivit-elle, que Barnabé est un peu porté sur sa bouche, le brave homme! Peut-être serait-il sage à toi de compter les billes de ton chocolat, et, chaque fois qu’il te sera arrivé d’en manger une, tu diras, sans avoir l’air d’y toucher, car il ne conviendrait pas de fâcher le Frère: «Barnabé, il m’en reste dix billes... Barnabé, il ne m’en reste plus que deux billes.» Si tu agis avec cette prudence, il n’osera pas entamer tes provisions.

—Alors vous croyez, Marianne, qu’il serait capable?...

—Oh! je ne voudrais pas faire de jugement téméraire; mais il a la dent si cruelle, le Frère! On ne pourrait croire ce qu’il a dévoré à la cure, durant la maladie de ton oncle. Il n’était jamais rassasié. Ah! comme notre jambon s’en allait! J’en pleurais. Chaque matin, il y pratiquait des entailles où l’on aurait logé les deux poings. J’avais toujours envie de lui crier comme ça: «Voulez-vous le laisser à la fin des fins!» Mais je n’osais pas, de peur de contrarier M. le curé. Et puis, afin qu’on l’aidât à retourner notre pauvre malade dans son lit, n’eut-il pas l’idée d’appeler chez nous le frère Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël! Ce fut le tour de notre cave, par exemple! Ils buvaient tous les deux, ils buvaient comme de vrais moucherons de vendange. Ils n’épargnèrent même pas le vin vieux! Est-ce que M. Combal, est-ce que Simon Garidel, est-ce que son fils Simonnet, qui sont les amis de la maison, n’auraient pas donné un coup de main par ici? Quel besoin avions-nous du frère Barthélemy, de Saint-Raphaël, pour nous avaler tout vifs?...

—Soyez tranquille, Marianne, je mènerai les choses d’après vos recommandations.

Silencieux, nous nous regardâmes pendant quelques minutes.

—Maintenant, reprit la vieille, les mains croisées sur ses genoux et comme se parlant à elle-même, moi je pars pour Eric-sous-Caroux. Ciel du bon Dieu! cela est-il possible qu’à soixante ans passés je retourne voir le pays de mon enfance? C’est à Eric que je naquis, un jour de Noël, dans une pauvre cabane, contre de gros rochers... Puis, toute jeunette, je fus placée chez M. Bergon pour garder ses ouailles dans la prairie. Enfin, étant un peu plus en taille et en force, je devins pastoure à la ferme des Ormes, près de Douch. Quel temps! Vous êtes heureux, les enfants tout de même comparés aux vieux comme moi...

Elle s’interrompit.

—C’est drôle, continua-t-elle, qu’on ne puisse pas oublier ses jeunes ans, et, encore qu’on ait eu beaucoup de mal à gagner sa misérable vie, qu’on revienne toujours à ses souvenirs, tout comme à une fontaine quand on a soif. Le bon Dieu l’a voulu ainsi peut-être pour nous apprendre à ne jamais mettre nos parents en oubli. Mes malheureux parents, si travailleurs, si rudes! Je vais trouver, au cimetière, l’herbe qui pousse sur leurs corps; mais eux, je ne les trouverai point...

—Vous trouverez votre frère, Marianne.

—Oui, certes! et une tante aussi à Douch, et mon parrain également à Saint-Gervais. Il s’appelle Pierre Tournel, autrement dit le Borgne, parce que d’un coup de corne une chèvre lui creva un œil, étant petit. Il a quatre-vingt-cinq ans. Mais pourrai-je, en dix jours, visiter tout ce monde de la montagne?

—Moi, je serai très heureux chez Barnabé, et vous demeurerez là-haut quinze jours, si cela vous convient.

—Et penseras-tu un peu à moi, mon pétiot, bien que je chemine loin de la cure?

—Certainement, Marianne.

—Il ne faudrait pas non plus oublier ton pauvre oncle.

—Oh! Marianne!...

—Soir et matin, je réciterai une dizaine de mon chapelet à son intention.

—Je ferai comme vous, à Saint-Michel, avec Barnabé.

Les premiers rayons du soleil s’infiltrèrent doucement dans la cuisine.

—Voici le grand jour, dit la vieille; il faut que je parte. J’ai bien trois ou quatre montagnes à traverser et deux rivières avant de toucher à Eric.

Elle alla fermer les volets du presbytère, verrouilla toutes les portes, puis saisit en un coin le bâton de cornouiller dont elle se servait pour assurer sa marche.

A mon tour, je mis sous le bras mes livres, mes cahiers; je glissai mon encrier dans la poche.

Nous sortîmes.

Nous traversâmes la place des Aires sans échanger une parole, Marianne partagée entre le regret de me quitter et la joie intime d’aller revoir le hameau natal, moi, inquiet, troublé, sentant sur ma poitrine un poids qui l’écrasait, la gorge sèche, les jambes coupées.

Nous devions nous séparer au ruisseau de Lavernière, qui coule au bas du village. Là, Marianne prendrait à droite, se dirigeant vers le roc de Caroux, dont le front de granit domine la vallée d’Orb, tandis que moi, tirant à gauche, je m’acheminerais vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies. Nous traversâmes le ruisseau sur les hautes passerelles luisantes. Les tiges vert-jaune des amarines, où pointaient des feuilles légères et transparentes comme des gouttes d’eau, cachaient en partie le courant.

Nous nous arrêtâmes sur l’autre rive. Devant nous s’ouvraient, semblables aux deux branches d’un compas, nos deux routes différentes. Marianne, torturée par l’angoisse, me regarda. Quel regard! Elle agita les lèvres, mais ne put articuler un mot. Tout d’un coup elle laissa aller son bâton sur le sol, et m’enveloppa de ses bras tremblants. L’embrassement fut long. Dans le sein de cette femme, j’éprouvai des impressions que le temps n’a pas effacées et dont je ne saurais traduire ni la puissance, ni les délices, ni la profondeur.

—Bonne paysanne, simple et grande par le cœur, comme vous m’avez aimé!—Elle dénoua ses bras, recueillit son bâton, s’éloigna. Je tombai dans les oseraies qui forment un rideau grisâtre le long de Lavernière, et je crois que je m’évanouis.

Quand je revins à moi, je m’aperçus avec surprise que mes pieds portaient sur la dernière passerelle et que les deux extrémités de mon pantalon flottaient dans l’eau. Quant à mes livres, à mes cahiers, ils avaient volé dans toutes les directions. La grammaire latine, par miracle, était restée sur le bord; mais mon cahier de corrigés—un cahier relié!—et mon Phèdre buvaient tranquillement dans le ruisseau. Comment tout cela était-il arrivé? Je ne saurais le dire. Vivement je palpai mes poches: l’encrier n’avait pas bougé.

Je me levai, regardant autour de moi. Sauf les lavandières du village dont j’entendais les battoirs avec les caquets et entrevoyais les coiffes blanches à travers les rameaux encore grêles des noisetiers, j’étais seul. Je m’en souviens, je m’étirai les bras comme après un long sommeil; puis, ayant recueilli livres et cahiers, je m’engageai dans le chemin de Saint-Michel.

C’est un véritable chemin de chèvre, zigzaguant tantôt à droite, tantôt à gauche, obstrué par les branches qui menacent les yeux, toujours encombré de pierres qui roulent sous les pieds, et, malgré ces inconvénients multiples, très agréable à gravir, parce qu’il demeure constamment à l’ombre des arbres et qu’à mesure que l’on monte on découvre les plus magnifiques perspectives.

A peine a-t-on fait cinquante pas en grimpant le long de cette rampe très raide, que, si l’on s’arrête une minute pour respirer et si l’on se retourne, on est tout à coup saisi d’admiration. A vos pieds se déroule, avec ses prairies d’un vert cru, ses hautes rangées de peupliers, ses saulées touffues, ses hameaux tapis sous des amoncellements de feuillage, la partie la plus large de la vallée d’Orb. Là-bas, la petite ville du Poujol, si pittoresque au milieu des blocs détachés de la grande montagne; plus près, dans un bouquet d’yeuses, la chapelle solitaire de Saint-Pierre de Rèdes, dont les voûtes surbaissées, le portail à plein cintre écrasé, les colonnes trapues et à chapiteaux grimaçants datent de l’époque carlovingienne; vis-à-vis, le joli établissement thermal de La Malou avec ses eaux chaudes jaillissantes, ses mille ruisselets rayant la plaine de leurs sédiments cuivrés; enfin, comme pour faire opposition à la grâce épanouie d’une nature à la fois sévère et charmante, à l’autre extrémité du tableau, le gros bourg d’Hérépian, à demi noyé dans la fumée noire ou les flammes rougeâtres de ses verreries.

L’Orb, un peu maigre, serpente tout au fond de la vallée, laissant à découvert des roches micacées que le soleil, de temps à autre, allume ainsi que de gigantesques diamants. Et puis, si l’œil s’égare au-dessus de la rivière, semée d’îlots, quel splendide spectacle que celui des épaisses forêts de châtaigniers prenant racine aux premiers mamelons de la plaine et se prolongeant, avec leurs frondaisons qui moutonnent sous le vent ou étincellent sous la lumière, jusqu’aux crêtes sourcilleuses du roc de Caroux! Du sentier de Saint-Michel, distant de plusieurs kilomètres, ces énormes masses de verdure affectent les formes les plus étranges. On dirait parfois une grande mer verte, où les cimes saillantes des arbres figurent assez bien les mâts élevés des vaisseaux; puis on croit apercevoir des carrières immenses d’ardoises, où travaillent des légions d’ouvriers armés de pics. Si la tempête, sifflant aux pitons du mont Caroux, plie ces vastes rameaux, des trous béants, des gouffres insondables se creusent, et l’on distingue, à l’orifice de ces cavernes mouvantes, se pressant pour les envahir, comme un peuple effaré de géants.

Certes, à douze ans, les mots me manquaient pour traduire les sensations que me faisait éprouver ce grandiose paysage. Mais je n’ai pas oublié avec quelle sorte de saisissement profond je le contemplais. Dès le berceau, par une pente mystérieuse de mon âme que personne n’expliquera, j’avais été conquis à la nature, à nos montagnes surtout, à nos superbes montagnes cévenoles, d’un profil si sévère, si noble, si hardi, où se découvrent toutes les richesses: des eaux qui défient l’éclat et la pureté du cristal, des bêtes fidèles et aux pieds sûrs, des hommes honnêtes, énergiques et courageux. Alma tellus!...

Ce matin-là, escaladant cette montée tortueuse et presque à pic, je me retournais à chaque pas vers la vallée: non que j’eusse grande envie de m’abandonner aux songeries muettes, absorbantes, hiératiques, où je m’étais complu tant de fois; mais il me semblait toujours que, dominant toutes les routes du point élevé où je me trouvais, j’allais apercevoir Marianne au crochet de quelque chemin. Hélas! la pauvre vieille était déjà bien loin sans doute, car mon œil eut beau fouiller les sentiers, qui m’apparaissaient, ici comme de petits rubans bleus, plus loin comme de longues entailles pratiquées à la serpe dans le feuillage tassé des arbres, il ne découvrit rien.

Encore une fois le sentiment de ma solitude m’écrasa et je dus m’asseoir sur une pierre. Toutes sortes d’idées bizarres me traversèrent l’esprit:—Si je courais après Marianne, peut-être parviendrais-je à la rattraper?... Oh! pourquoi ne m’avait-elle pas amené à Eric-sous-Caroux?—Je songeai même, en ma subite détresse, bien que mes parents demeurassent loin, à aller les rejoindre à pied, du côté de Lunel. Peut-être rencontrerais-je, sur la grande route, quelque roulier complaisant qui me permettrait de monter sur sa charrette quand je serais fatigué?

Moi, d’abord si joyeux d’aller passer dix jours de franche et bonne liberté à l’ermitage de Saint-Michel, je ne pensais plus à Barnabé. Dans les suprêmes angoisses, le cœur va droit à ceux qui lui sont familiers, à ceux qu’il aime, et les étrangers demeurent les étrangers.

Maintenant, je ne me révoltais plus contre les exigences, parfois tyranniques, de mon oncle; maintenant, je ne trouvais plus les réprimandes de Marianne trop sévères. J’eusse voulu que ces deux êtres, lesquels laissaient mon âme vide comme un flacon dont la liqueur s’est répandue, fussent près de moi, me morigénant, me menaçant, me punissant. Que n’aurais-je pas donné, en ce moment, pour être châtié de leur main, de leur propre main!...

«O mon oncle! balbutiai-je d’une voix étranglée et pressant contre ma poitrine, par un mouvement convulsif, mes livres et mes cahiers, je travaillerai bien, vous serez content de moi.»

Un coup de vent écarta les branchages des châtaigniers. J’aperçus les hautes murailles blanches de Saint-Michel.

Je gravis au galop l’extrémité du sentier.

Barnabé

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