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VI

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Table des matières

Pour rôtir une brochette d’oisillons, ayez du lard frais et des braises vives.

Le lendemain, Barnabé, que Marianne avait fait prévenir aussitôt après le départ de mon oncle, arriva de bonne heure chez nous.

Mais, avant d’aller plus loin en ce récit, il me paraît indispensable d’en portraire minutieusement le héros.

Barnabé Lavérune, ou mieux frère Barnabé, comme on l’appelait aux Aires et partout dans les environs, était un énorme paysan de cinquante-cinq ans, aussi grand, aussi robuste qu’un châtaignier de la montagne. Il avait des bras démesurés, se terminant par des mains cartilagineuses, armées de doigts longs, durs et poilus. Son visage, au beau milieu duquel s’épatait, semblable à un champignon dans les bruyères, un gros nez tuberculeux sillonné de veinules violacées, avait un caractère de gouaillerie ironique qui faisait songer à ces personnages plantureux dont le génie de Rabelais peupla l’abbaye de Thélesme. Les yeux de Barnabé, noirs, petits, étaient singulièrement perçants. Une barbe touffue lui descendait jusqu’au bas de la poitrine, grise autour de la bouche largement coupée, d’un blanc ambré au-dessous du menton.

Notre homme, qui, depuis plus de dix ans, appartenait à la Congrégation des Frères libres de Saint-François, était habillé, accoutré devrais-je dire, d’une soutane. Cette soutane, dans laquelle mon oncle s’était trouvé à son aise, craquait en maints endroits sur la vigoureuse armature de l’ermite de Saint-Michel. Il faut le reconnaître, c’est seulement après huit ans de bons et loyaux services que le curé des Aires avait consenti à se séparer de ce vêtement, élimé par la brosse, aminci par l’usure, un peu troué par-ci par-là. On devine comme ce fourreau de vieux drap, luisant à tous les plis, et dans lequel notre Frère s’était glissé non sans effort, ainsi que dans une gaîne, devait lui aller. Mon oncle étant de petite taille, l’étoffe de la soutane tombait ni plus ni moins jusqu’aux genoux de l’ermite, et là, abandonnait ses tibias à un pantalon de velours bleu, dit chez nous velours d’Espagne, et très en faveur auprès des paysans cévenols.

Aux premiers jours de sa moinerie, pour emprunter le mot de maître François, dans toute la ferveur de sa vocation nouvelle, Barnabé avait caressé le rêve de s’acheter un froc de bure avec capuchon, en tout pareil à celui de la plupart de ses confrères. Mais à la longue, il était revenu de cette coquetterie, ne pouvant se résoudre à toucher au magot de Félibien. Tirer vingt francs du bas sacro-saint au fond duquel gîtait son trésor, c’était, lui semblait-il, ruiner Félibien, lui voler ses montres, ses pendules, le magasin qu’il entrevoyait pour lui dans l’avenir, et il avait accepté avec résignation toutes les loques qu’on lui offrait.

Notre Frère étalait un chapelet à grains énormes noué autour des reins; une croix brillante se balançait sur sa poitrine, retenue par une chaînette de laiton; une pèlerine, bossuée pittoresquement de coquilles polies sur la pierre, lui couvrait les épaules. Son bicorne, autre cadeau de mon oncle, affichait, en guise de bourdaloue, une suite non interrompue de petites images encastrées dans des lamelles de plomb. Ce chapeau, rappelant le couvre-chef célèbre de Louis XI, seyait on ne peut mieux à Barnabé, qui le portait penché sur l’oreille droite avec beaucoup de crânerie.

L’ermite de Saint-Michel, entêté à ne pas être confondu avec ses confrères de Cavimont, de Saint-Raphaël, de Boubals, de Notre-Dame de Nize, de Saint-Sauveur, lesquels depuis longtemps ont abandonné le bourdon, marchait toujours, lui, le bourdon à la main.

«C’est l’insigne de notre Ordre!» répétait-il.

De ce long bâton, souvenir des pèlerinages aux époques de foi, Barnabé avait fait un véritable objet d’art. Outre qu’après de minutieuses recherches, il l’avait coupé lui-même dans un bois de châtaigniers sauvages, nous connaissons que Caramel, de Bédarieux, s’y était appliqué de tout son talent. Un petit miroir enchâssé dans un cadre de cuivre poli étincelait à la cime de cette canne majestueuse, et, à une petite croix surmontant le tout, pendaient, gracieuses et brunes, deux gourdes sèches curieusement historiées à la pointe du couteau. Ces deux gourdes toujours pleines de vin, qui autrefois figuraient le dévouement des ermites aux pèlerins de la Terre-Sainte, Barnabé les vidait aujourd’hui à la plus grande gloire de Dieu. Que diable! on n’est pas Frère libre de Saint-François pour mourir de soif sur la route si âpre de la vie.

—Barnabé, lui dit la gouvernante, je vous ai fait venir parce que M. le curé m’a chargée de vous demander un service.

—Je suis à la disposition de M. le curé et à la vôtre pareillement, Marianne... Ah! par exemple, je voudrais bien voir que l’ermite de Saint-Michel refusât quelque chose aux gens de la cure!

La barbe du Frère s’agita, sa bouche s’ouvrit large et profonde comme un gouffre, et il éclata en bruyants éclats de rire.

—Je sais que vous êtes reconnaissant envers M. le curé, et...

—Reconnaissant! reconnaissant! interrompit-il, riant toujours... Ah ça! Marianne, soyons de bon compte, s’il vous plaît. Croyez-vous que Barnabé Lavérune, parce qu’il est le Frère le plus propre de la contrée, qu’il occupe l’ermitage le plus beau et le plus en vue de toute la montagne, qu’il a mis un peu de foin dans ses bottes, que son fils étudie dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, croyez-vous qu’il ait oublié qu’il y a dix ans à peine il n’était qu’un misérable vannier de la rivière d’Orb? Dieu de Dieu! en ai-je tordu, en mon temps, de ces osiers, pour confectionner corbeilles, paniers, claies à cribler le sable et différentes autres marchandises! Mais M. le curé tenait un œil ouvert sur moi, et comme le travail ne m’avait pas fait abandonner l’église, que je ne manquais aucunement les offices pour aller boire au cabaret, que je laissais les filles à M. Anselme Benoît, il me confia Saint-Michel, avec la permission de Monseigneur... Quelle joie quand j’y pense!... Et vous voudriez que je fusse capable de refuser un service! Ah! si ma vie pouvait augmenter celle de M. le curé, qui est un saint sur la terre, je la lui donnerais des deux mains.

—Il ne vous demande pas un si grand sacrifice: il vous demande tant seulement de garder son neveu à Saint-Michel, tandis que moi j’irai voir ce qui se passe chez mon frère, à Eric-sous-Caroux... Vous entendez bien que nous ne pouvons laisser notre enfant ici tout seul.

Barnabé me caressa les deux joues du bout de ses gros doigts; puis, avec une hilarité débordante:

—Allons-nous faire des nôtres par là-haut! dit-il. C’est Baptiste qui ne sera pas content, par exemple! Tu me promets au moins de ne pas me le crever dans nos affreuses pierrailles. Un âne, quelque courage à la course qu’on lui suppose, n’est jamais comme un cheval tout de même... Si j’avais un cheval, comme mes confrères des environs enrageraient! Sans compter que je pourrais alors pousser mes quêtes jusque du côté de Saint-Affrique, dans l’Aveyron. Mais un Frère mendiant à cheval, cela occasionnerait du scandale, puis cela ne serait pas selon la règle de saint François... peut-être. Enfin, on verra plus tard avec les économies, quand Félibien sera revenu de Moret, département du Jura...

—C’est donc une affaire convenue? interrompit Marianne.

—C’est convenu semblablement à la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur le Calvaire, quand les Juifs se révoltèrent tous contre lui.

—Vous prendrez bien soin de notre enfant, vous le promettez?

—Je vous promets qu’avec moi il ne maigrira ni d’âme ni de corps. D’abord je suis gai comme toute une nichée de passereaux, et je chante à bouche-que-veux-tu tout le long de la journée. Au demeurant, vous savez que je m’entends plus que pas un aux chansons, moi! Demandez à Baptiste!... Voici notre vie: le matin, nous réciterons notre prière à la chapelle, devant la statue de saint Michel. Ah! je l’ai nettoyée, cette pauvre statue si noire! Dans le fait, tout est luisant au nid comme une image... Puis nous déjeunerons avec quatre doigts, peut-être six, de saucisse. C’est de la saucisse de Saint-Gervais. Vous connaissez sa réputation, n’est-ce pas, Marianne? Je l’ai quêtée en janvier, quelques jours après la grande tuerie de cochons qui se fait au carnaval. Aujourd’hui, la coquine vous a un air! On dirait, tant elle est rouge, ferme et fraîche, du saucisson de M. Cœurdevache, le charcutier... Puis nous irons mener Baptiste jusqu’à ma prairie. Il faut bien qu’il pâture à son tour, ce mien ami! Baptiste, encore qu’il soit de petite taille, vous a un appétit à faire reculer les deux mulets de M. Combal. Qu’ils sont beaux ces mulets de M. le maire, des mulets comme on en a au ciel!... Puis, quand l’idée nous en viendra, à genoux sur le sol, nous chanterons un Adoremus... Puis nous retournerons à l’ermitage sur le coup de midi, où, ayant pris une nouvelle becquée, nous dormirons notre sieste, à la bénédiction du Seigneur! La sieste, tout le monde sait ça, entretient l’homme en force et en vertu... Enfin, dans la vesprée, je raconterai à ce fillot mon voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, une ville de l’Espagne, et mes deux voyages à Rome, la ville du pape et des chrétiens. M. le curé vous a annoncé, sans doute, que j’ai parlé au saint-père, là-bas, dans les Vaticans. C’est vrai tel que vous me voyez, malgré ma mine de loup. Le saint-père—apprenez toujours cela, Marianne, pour votre salut—est un homme grand. Il s’appelle Grégoire XVI. Pour la pâleur, il ressemble à l’hostie consacrée. Mais, malgré sa figure blanche comme sa soutane, car il porte une soutane blanche à pèlerine sans coquilles, il va très bien. Il m’a dit: «Fra Barnabeo, fra Barnabeo.» Puis il ma béni. En ce moment, il me semblait que le bon Dieu en personne me descendait dans l’estomac... Donc, c’est convenu, Marianne, ne vous mettez pas chagrin en tête, nous mangerons bien, nous boirons mieux, nous rossignolerons à plaisir, et saint François fera le reste.

—Voulez-vous prendre le petit paquet de l’enfant? demanda la vieille gouvernante.

—J’en prendrai cent paquets, si vous me les donnez, pardi!

Marianne atteignit sur une chaise un mouchoir à carreaux rouges, dont les quatre coins étaient retenus ensemble par des nœuds.

—J’ai serré là-dedans, dit-elle, deux chemises, trois paires de bas, un bonnet pour la nuit...

—Combien de temps comptez-vous séjourner à Eric?

—De dix à quinze jours environ. Il faut bien dix jours pour voir les vivants et prier sur la tombe des morts. Hélas! j’en ai mis de mon monde au trou, par là-haut dans mon pays!

—Qui a vie doit avoir mort, répondit philosophiquement Barnabé. Chacun son tour. Tenez, Marianne, c’est comme les lapins qui vont se prendre à mes collets dans les taillis, du côté de Margal. Sont-ils assez maladroits de passer par là! Mais c’est écrit aux Evangiles, le chemin du cimetière est attaché aux pieds des bêtes et des gens. Que voulez-vous? il faut ça, car, encore que la vie soit mauvaise, on se ferait joliment tirer l’oreille pour aller en paradis..... Oh! puis, ajouta-t-il en manière de consolation et toussant à ébranler les murailles du presbytère, on a le coffre plus ou moins solide.

—Jésus-Seigneur! si notre pauvre M. le curé était bien en chair et en os comme vous! gémit Marianne, dont l’âme pleine d’anxiété courait, haletante, après la diligence qui emportait son maître vers les eaux d’Amélie.

Cette note douloureuse tombant au milieu de ma joie me fit courir un frisson par tout le corps. L’expansion, la gaieté de frère Barnabé reçurent un coup dont elles ne se relevèrent point. Après un moment de silence fort embarrassé, l’ermite ne songea plus qu’à détaler. Il glissa mon paquet sous son bras, puis ouvrit la porte de la cure.

—Je retourne de ce pas à Saint-Michel, me dit-il; tu m’y trouveras toujours, ainsi que Baptiste. Viens au plus tôt. Les nichées commencent leurs gazouillements dans les amandiers; je vois beaucoup de becs rouges à travers les feuilles nouvelles, et tu jugeras si je m’entends à rôtir à point les brochettes. Ayez sous le gril des braises vives et claires, puis, autour des bestioles, du lard frais... Plus d’une fois tu te lécheras les doigts, pétiot!

Il descendit quatre à quatre l’escalier de notre perron.

Barnabé

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