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CHAPITRE V.
HORACE
ОглавлениеHorace est une histoire aussi noble et aussi généreuse, mais plus triste. C'est pour cela qu'il faut la lire et la bien comprendre, pour apprendre que le devoir accompli n'a pas toujours une récompense aussi douce que tout à l'heure, et qu'il faut néanmoins le remplir, parce que la vraie récompense du bien que l'on fait, c'est la conscience qu'on a d'avoir bien agi.
Horace était un Romain des temps anciens, du temps que Rome était en guerre avec la ville d'Albe, sa voisine. Il avait trois fils, et, avant la guerre, il en avait marié un avec une jeune fille d'Albe, nommée Sabine, qui était de la famille des Curiaces. D'un autre côté, un jeune homme de la famille des Curiaces devait épouser une fille d'Horace, nommée Camille. Vous comprenez combien ces deux familles, unies par tant de liens, désiraient la fin de la guerre qui les séparait sans que pourtant elles pussent arriver à se haïr.
Précisément un sujet de joie, ou du moins d'espoir, se présente. Une trêve a été conclue, et l'on a décidé, pour en finir, que trois Romains combattraient pour tous contre trois Albains, et que la patrie des vaincus se soumettrait à celle des vainqueurs.
Mais voilà que ce sont justement les trois fils d'Horace qui sont choisis, et pour combattre contre qui? contre le Curiace, fiancé de Camille, et ses deux frères. On pleure dans la maison d'Horace. Sabine et Camille sont au désespoir. N'importe; la patrie ordonne, il faut marcher sans plainte où elle veut qu'on aille. Le jeune Horace dit au Curiace qui est son beau-frère:
«Albe vous a nommé; je ne vous connais plus.»
et Horace, le père, les envoie au combat en les bénissant, avec ces paroles sublimes:
Ah! n'attendrissez point ici mes sentiments;
Pour vous encourager ma voix manque de termes;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;
Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux!
Ils font leur devoir.
Au premier choc, deux Horaces sont tués, les trois Curiaces blessés. On vient apprendre cette nouvelle au vieil Horace, et on ajoute que le seul survivant de ses trois fils a pris la fuite. Il refuse d'y croire. Un Horace fuir! ce n'est pas possible:
O d'un triste combat effet vraiment funeste!
Rome est sujette d'Albe, et pour l'en garantir
Il n'a pas employé jusqu'au dernier soupir!
Non, non, cela n'est point, on vous trompe, Julie;
Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie:
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.
Que vouliez-vous qu'il fît contre trois? lui demande-t-on. – «Qu'il mourût!» répond d'un ton sublime ce père, déjà privé de deux enfants, mais qui ne songe qu'à l'honneur du pays.
Qu'il mourût!
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;
Il eût avec honneur4 laissé mes cheveux gris,
Et c'était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J'en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d'un père,
Saura bien faire voir, dans sa punition,
L'éclatant désaveu d'une telle action.
Cependant d'autres nouvelles arrivent. Le jeune Horace n'était pas un lâche. Sa fuite n'était qu'une ruse. Il comptait que les trois Curiaces blessés le poursuivraient, qu'en le poursuivant, étant blessés plus grièvement les uns que les autres, ils se sépareraient, et que lui, revenant sur eux, n'aurait affaire qu'à un seul à la fois, et pourrait les frapper l'un après l'autre.
Resté seul contre trois, mais, en cette aventure,
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,
Il sait bien se tirer d'un pas si dangereux;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé;
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite;
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi domptés:
Il attend le premier, et c'était votre gendre5.
L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,
En vain en l'attaquant fait paraître un grand cœur;
Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire;
Elle crie au second qu'il secoure son frère:
Il se hâte et s'épuise en efforts superflus;
Il trouve en les joignant que son frère n'est plus.
Encor tout hors d'haleine, il prend pourtant sa place,
Et redouble bientôt la victoire d'Horace:
Son courage sans force est un débile appui;
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie;
Albe en jette d'angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d'achever,
C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver:
«J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires:
C'est à ses intérêts que je vais l'immoler»,
Dit-il; et tout d'un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n'était pas incertaine;
L'Albain percé de coups ne se traînait qu'à peine,
Et, comme une victime aux marches de l'autel,
Il semblait présenter sa gorge au coup mortel:
Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense,
Et son trépas de Rome établit la puissance.
Rome est victorieuse, Albe est sujette. Le vieil Horace éclate en transports de joie et d'orgueil.
O mon fils! ô ma joie! ô l'honneur de nos jours!
O d'un Etat penchant l'inespéré secours!
Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace!
Appui de ton pays, et gloire de ta race!
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L'erreur dont j'ai formé de si faux sentiments?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d'allégresse?
Hélas! il n'est pas au bout de ses peines.
Camille, sa fille, a perdu son fiancé, tué par son frère. Quand celui-ci revient vainqueur, elle pleure devant lui cette victoire funeste, et peu à peu en vient à l'insulter. Le jeune Horace, tout chaud encore de la bataille et du triomphe, s'emporte, perd l'esprit, et frappe mortellement sa sœur.
Voilà le vieil Horace, en un seul jour, privé de trois de ses enfants par suite de la guerre qu'a faite sa patrie. Eh bien, il ne la maudit pas pour cela, il ne s'en plaint pas, il sait qu'on lui doit tout; il l'aime encore.
Son dernier fils passe en jugement pour avoir tué sa sœur; il le défend devant le roi et les Romains.
Savez-vous comme il le défend? Il ne supplie pas le roi de lui conserver ce dernier enfant, ce soutien de sa vieillesse. Il le conjure de le conserver à Rome, qui peut avoir encore besoin de ce bras et de ce sang. Il dit au roi:
Un premier mouvement ne fut jamais un crime;
Et la louange est due, au lieu du châtiment,
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l'Etat un malheur infini,
C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée;
Il serait innocent s'il l'avait moins aimée.
Qu'ai-je dit, Sire? il l'est, et ce bras paternel
L'aurait déjà puni s'il était criminel;
J'aurais su mieux user de l'entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance;
J'aime trop l'honneur, Sire, et ne suis point de rang
A souffrir ni d'affront ni de crime en mon sang.
C'est dont je ne veux point de témoin que Valère6;
Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,
Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat,
Je croyais que sa fuite avait trahi l'Etat.
Qui le fait se charger des soins de ma famille?
Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille?
Et par quelle raison, dans son juste trépas,
Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas?
On craint qu'après sa sœur il n'en maltraite d'autres!
Sire, nous n'avons part qu'à la honte des nôtres.
Et de quelque façon qu'un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
Et puis le crime ne disparaît-il pas dans la grandeur du service rendu à la Patrie? La Patrie peut-elle permettre qu'on la prive ainsi de ses défenseurs?
Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un homme
Sans qui Rome aujourd'hui cesserait d'être Rome,
Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renom
D'un guerrier à qui tous doivent un si beau nom?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu'il périsse,
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice:
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu'on voit fumer encor du sang des Curiaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire;
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,
Tout s'oppose à l'effort de ton injuste amour,
Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.
Vous les préviendrez, Sire: et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire;
Il peut la garantir encor d'un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans;
Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle:
Il m'en reste encore un, conservez-le pour elle:
N'ôtez pas à ses murs un si puissant appui;
Et souffrez, pour finir, que je m'adresse à lui.
Horace, ne crois pas que le peuple stupide
Soit le maître absolu d'un renom bien solide.
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit
Mais un moment l'élève, un moment le détruit;
Et ce qu'il contribue à notre renommée
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,
A voir la vertu pleine en ses moindres effets;
C'est d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
Vis toujours en Horace7, et toujours auprès d'eux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux;
Bien que l'occasion, ou moins haute, moins brillante,
D'un vulgaire ignorant trompe l'injuste attente.
Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,
Et pour servir encor ton pays et ton roi.
Sire, j'en ai trop dit: mais l'affaire vous touche;
Et Rome tout entière a parlé par ma bouche.
Voilà le vrai patriotisme, celui qui donne sans compter, qui perd sans se plaindre, qui ne veut conserver que pour donner encore. Ce père méritait bien qu'on lui laissât son fils. On le lui rend en effet, et il rentre dans sa maison désolée, triste, mais la tête haute, et le cœur calme; car on est inébranlable aux coups du sort, quand on s'est attaché moins aux êtres les plus chéris, qui peuvent mourir, qu'à la patrie, qui ne meurt pas.
4
Il eût laissé honorés mes cheveux gris.
5
Ce récit s'adresse au vieil Horace.
6
Celui qui accuse le jeune Horace, parce qu'il aimait Camille qu'Horace a tué.
7
Tel qu'un Horace doit vivre.