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CHAPITRE VI.
CINNA

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Cinna est l'histoire d'un beau mouvement de courage de l'empereur Auguste. Le courage ne consiste pas toujours à braver l'ennemi, à attaquer, parce que l'honneur le veut, un homme qui tient votre bonheur en sa main, à sacrifier ses enfants aux intérêts de son pays. Il consiste souvent à briser, à vaincre les mauvais sentiments qu'on a dans son cœur. C'est un courage intérieur, en quelque sorte, et obscur, qui n'a rien d'éclatant et de frappant, qui ne fait pas que les gens se retournent et vous applaudissent, mais qui n'en demande peut-être que plus d'effort et de fermeté.

Cet Auguste s'était emparé du pouvoir à Rome, grâce à beaucoup de perfidies et de violences. Il s'était montré affreusement cruel envers ses ennemis et envers ceux qu'il avait vaincus. C'était un homme habitué à la haine, à la rancune et à la vengeance. Des villes entières avaient été noyées dans le sang pour s'être opposées à ses desseins. Enfin il était devenu le maître, et il gouvernait sans obstacle.

Il était heureux, me direz-vous peut-être.

Non, il s'ennuyait. On n'est heureux que par le bonheur qu'on donne aux autres, et, ne s'étant occupé que du sien, il n'avait acquis que la puissance, et non la satisfaction, ce qui n'est pas du tout la même chose. Il était si dégoûté de sa fausse prospérité qu'il songeait à quitter ce haut rang qui lui avait tant coûté d'efforts, et qu'il le disait en ces termes à Cinna et à Maxime, qu'il croyait ses amis:

Cet empire absolu sur la terre et sur l'onde,

Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde,

Cette grandeur sans borne et cet illustre rang

Qui m'a jadis coûté tant de peine et de sang,

Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune

D'un courtisan flatteur la présence importune,

N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit,

Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.

L'ambition déplaît quand elle est assouvie,

D'une contraire ardeur son ardeur est suivie;

Et comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir,

Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,

Il se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre8,

Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.

J'ai souhaité l'empire, et j'y suis parvenu;

Mais, en le souhaitant, je ne l'ai pas connu:

Dans sa possession j'ai trouvé pour tous charmes

D'effroyables soucis, d'éternelles alarmes,

Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,

Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.

Sylla9 m'a précédé dans ce pouvoir suprême:

Le grand César10 mon père en a joui de même;

D'un œil si différent tous deux l'ont regardé,

Que l'un s'en est démis et l'autre l'a gardé:

Mais l'un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,

Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville;

L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,

A vu trancher ses jours par un assassinat.

Ces exemples récents suffiraient pour m'instruire,

Si par l'exemple seul on se devait conduire:

L'un m'invite à le suivre, et l'autre me fait peur.

Mais l'exemple souvent est un miroir trompeur;

Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées

N'est pas toujours écrit dans les choses passées:

Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,

Et par où l'un périt un autre est conservé.

Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.

Vous, qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène11,

Pour résoudre ce point avec eux débattu,

Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu;

Ne considérez point cette grandeur suprême,

Odieuse aux Romains et pesante à moi-même;

Traitez-moi comme ami, non comme souverain;

Rome, Auguste, l'État, tout est en votre main:

Vous mettrez et l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique,

Sous les lois d'un monarque, ou d'une république;

Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen

Je veux être empereur ou simple citoyen.


Tout à coup Auguste apprend que Cinna, un jeune Romain qu'il aurait pu frapper autrefois, car il était parent de ses ennemis, mais qu'au contraire il avait protégé et comblé de faveurs, forme un complot contre lui. Cet homme ardent, violent, si enclin à la vengeance, ne songe d'abord qu'à châtier l'ingrat. Il en avait le droit; car Cinna, ayant accepté ses bienfaits, était peut-être le seul à Rome à qui il fût interdit, en conscience, de se révolter contre Auguste. Il s'écrie:

Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie12

Les secrets de mon âme et le soin de ma vie?

Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis,

Si donnant des sujets il ôte les amis,

Si tel est le destin des grandeurs souveraines

Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines,

Et si votre rigueur les condamne à chérir

Ceux que vous animez à les faire périr.

Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout doit tout craindre.

Rentre en toi-même, Octave13, et cesse de te plaindre.

Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné!

Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,

De combien ont rougi les champs de Macédoine,

Combien en a versé la défaite d'Antoine14,

Combien celle de Sexte15, et revois tout d'un temps

Pérouse16 au sien noyée, et tous ses habitants;

Remets dans ton esprit, après tant de carnages,

De tes proscriptions les sanglantes images,

Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,

Au sein de ton tuteur enfonças le couteau:

Et puis, ose accuser le destin d'injustice,

Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,

Et que, par ton exemple à ta perte guidés,

Ils violent des droits que tu n'as pas gardés!

Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise:

Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;

Rends un sang infidèle à l'infidélité,

Et souffre des ingrats après l'avoir été.

Mais que mon jugement au besoin m'abandonne!

Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne?

Toi, dont la trahison me force à retenir

Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,

Me traite en criminel, et fait seule mon crime,

Relève pour l'abattre un trône illégitime,

Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,

S'oppose pour me perdre au bonheur de l'État!

Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre!

Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!

Non, non, je me trahis moi-même d'y penser:

Qui pardonne aisément invite à l'offenser;

Punissons l'assassin, proscrivons les complices.


Mais, à l'idée de relever encore la hache du bourreau, Auguste se trouble: «Ah! se dit-il, toujours du sang!»

Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices!

Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;

Je veux me faire craindre et ne fais qu'irriter.

Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile;17

Une tête coupée en fait renaître mille,


8

N'ayant plus où se prendre.– Ne sachant plus à quoi s'attacher.

9

Sylla.– Célèbre général romain qui s'était fait maître dans Rome avec beaucoup de cruautés et de sang répandu. Vous le retrouverez dans la tragédie de Corneille intitulée: Sertorius. (Voir plus loin, p. 125)

10

César.– Le fondateur de l'Empire à Rome. Auguste l'appelle: mon père, parce que César l'avait adopté.

11

Agrippe. Agrippa, lieutenant d'Auguste et son principal ministre dans les commencements de son gouvernement. —Mécène. Ami et ministre aussi d'Auguste.

12

Confie.

13

Avant d'être empereur, Auguste s'appelait Octave.

14

Antoine. Le rival principal d'Octave avant que celui-ci fût resté seul maître.

15

Sextus Pompée, autre rival d'Octave.

16

Pérouse. Ville de l'Italie Centrale, qu'Octave avait fait dévaster pendant les guerres civiles.

17

L'hydre était un serpent fabuleux, à sept têtes; à chaque tête coupée, une autre tête renaissait. – Le mot hydre est pris ici au sens figuré.

Corneille expliqué aux enfants

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