Читать книгу Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires - Fernand Kolney - Страница 3

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Il ne faut pas croire que Madame Truphot soit, en raccourci bourgeois, le type désormais historique de la princesse Mathilde.

Médéric Boutorgne sortait du café Napolitain où il aimait à fréquenter. De cinq à sept, c’était le confluent de toutes les salles de rédaction et l’endroit de la planète où l’on se giflait le plus. Même un gérant inspiré avait eu, un moment, l’idée d’y installer un appareil ambulatoire destiné à distribuer les calottes. Ainsi toute fatigue superflue aurait été évitée à MM. les gens de lettres, journalistes, marchands d’hexamètres et prosifères de tout ordre, déjà exténués par le colossal labeur qui consiste à enfanter, chaque jour, la pensée de tout un peuple, à être quelque chose comme l’encéphale d’une race réputée pour le brio de son génie. Médéric Boutorgne hantait le lieu avec acharnement. Malgré l’hostilité des courants d’air qui avaient fini par tuer le patron du lieu, lui-même, et l’élévation à 75 centimes du prix des absinthes, il persistait, chaque fin d’après-midi, à passer avec des mines respectueuses et attendries, la carafe frappée, le Temps du soir ou le pyrophore aux maîtres incontestés, aux maharajahs du Lieu commun qui régnaient dans les gazettes. Et il aimait à ce point la littérature, qu’à deux ou trois reprises, il n’avait point hésité à se précipiter pour payer le fiacre quand l’augure fébrilement attendu n’avait point de monnaie, ce qui arrivait souvent. Grâce à cela, il était l’homme qui, avec les arbres du boulevard, les sites célèbres et l’hémicycle de la Chambre, avait entendu, sans broncher, le plus de sottises. Auditeur bénévole, la bouche en oméga, il sirotait tous les cancans qu’on voulait bien lui notifier, se montrait ravi d’une telle condescendance et s’exclamait toujours à point, en des superlatifs aussi nouveaux qu’avantageux, lorsqu’il devenait nécessaire d’expertiser l’esprit de la vedette, du chroniqueur ou du tartinier occupé à éjaculer des bons mots. Malgré cela, il ne perçait point. Il savait, par exemple, que la belle Fridah, des Bouffes, était allée faire une scène, en plein domicile conjugal, au mari de cette pauvre Madame Desroziers, un critique influent, parce que cette dernière qui concubinait encore avec elle, il n’y avait pas un mois, l’avait salement plaquée, pour retourner à l’amour masculin. Il n’ignorait pas non plus que Flamussin, de l’Escobar, s’était mis en ménage avec un déménageur de pianos, et qu’il avait tenté la semaine précédente de se suicider: car l’homme de chez Pleyel, après deux semaines seulement de parfaite félicité, était décédé subitement à Cochin, d’une appendicite. Il était informé aussi que ce gros homme sale, givré de pellicules, d’âge indéfinissable, assis en face de lui, qui s’ivrognait ponctuellement, fabriquait tous les livres de Pornos qui tirait à quatre-vingt mille. Cet auteur avait même traité avec le patron, moyennant une somme fixe à l’année pour que son tâcheron se ribotât sans inquiétude: car il ne travaillait jamais mieux que dans le plein d’une bonne soulographie.

Oui, nul autre avant Médéric Boutorgne ne donnait l’accolade à Pornos, lorsque ce dernier, coiffé d’un bords plats, les yeux exorbités comme un barbillon qui vient de perdre son frai, pénétrait dans le Napolitain avec son allure de commis-voyageur en photographies obscènes, de placier en suppositoires. Le premier, il avait reçu de cet écriturier plein de génie la mémorable confidence: «Un homme de mon talent n’est-il pas vrai? ne doit pas se surmener au point de vue sexuel. Nous recevons deux fois par semaine; il vient beaucoup de confrères, alors ma femme choisit.» Il connaissait aussi le métier du grand maigre, porteur de linge en celluloïd, chaussé d’une bottine à boutons et d’un soulier molière qui ne craignait pas d’affronter les élégances de M. Jehan de Mithylène, et hâtivement, d’un stylographe profitable, donnait à la copie de notre moderne Tallemant des Réaux, l’allure et le tour du grand siècle.

M. Jehan de Mithylène, de son vrai nom Dimitri Argireanu, sujet serbe ou bulgaro-macédonien d’origine, on ne sait pas au juste, était venu des Balkans à Paris dans le dessein d’y rénover le dandysme non moins que le bonapartisme et d’y brandir le bichon de la faute de français, afin de donner, lui aussi, un coup de fer au Petit Chapeau. C’était le bagotier du char de la dictature. On le voyait courir derrière les fiacres de tous les possibles dictateurs pour descendre les malles, abattre le strapontin, accomplir les basses besognes et recevoir la sportule. Il arborait sur le boulevard des pantalons en tire-bouchons et de suffocantes redingotes 1830, sanglées à la taille et qui allaient s’évasant à partir des hanches, en forme de fustanelle, de jupon de Palikare. Au débarqué de l’Orient-Express, tout heureux de s’être dérobé à une destinée identique à celle de ses auteurs qui vendaient des cacaouètes sur les quais de Salonique, il s’était engouffré, chaque jour, avec ponctualité, pendant deux ans, sous le porche de la Nationale non pas, comme on aurait pu le croire, dans l’intention louable de s’initier à la langue française ou à l’orthographe rudimentaire, mais bien pour prélever dans le Cabinet des Estampes un modèle de galure capable de compléter la chienlit de son personnage. Ainsi avantagé, sur les conseils d’un autre ratapoil, le baron Toussaint, alias René Maizeroy, il avait cru de son devoir d’apprendre par cœur les mémoires de Barras, ceux de la duchesse d’Abrantès, le Mémorial de Sainte-Hélène et de les découper en menues tranches pour les lecteurs d’un grand quotidien du matin, où le prince Victor, qui le subventionnait alors et payait son gargotier, l’avait fait embaucher comme manœuvre. Nul, comme ce Bulgare, n’était ferré sur le décret de messidor an VII qui règle les préséances; personne mieux que ce demi-Turc ne connaissait les traits de Talleyrand, les mots de Cambacérès et les rites du nationalisme dont il était le nouveau Brummel. Ses beuglements, lors d’une gaffe du Protocole, quand ce dernier fit éclater le ridicule et la misère d’esprit du roi d’Italie en le laissant bafouiller à l’Hôtel de ville, pour ne l’avoir point prévenu que le Préfet de la Seine allait le speecher et qu’il avait à lui répondre, ses beuglements d’indignation sont restés célèbres. M. Jehan de Mithylène avait même failli déborder du Napolitain, parloir des gens de Lettres, sur la scène du Monde. A la suite de la tragédie de Belgrade et pendant l’élection de Pierre Ier, il fut en effet, douze heures entières, l’outsider de la Skoupschina: car il avait par télégraphe posé sa candidature à la succession du mari de Draga. Présentement, chaque matinée, il se rendait à Saint-Gratien pour enfoncer le pessaire à la princesse Mathilde.

L’homme qui assistait ce jour-là M. Jehan de Mithylène fabriquait des œuvres posthumes de son métier. Qu’on ne s’étonne pas, il n’était point le seul, en Paris, à travailler dans cette partie qui n’enrichissait guère. Un grand écrivain, une Pensée dont l’altitude voisinait avec celle des étoiles les plus renfrognées, venait-il à disparaître, sa femme se réfugiait une année, comme il est décent, dans les ténèbres de ses voiles et s’immergeait dans le silence et la douleur. Ce délai écoulé, on apprenait ordinairement que le trépassé dont l’art contemporain, au dire des papiers publics, était incommensurablement endeuillé avait laissé des fonds de tiroirs, d’inestimables manuscrits qui ne tarderaient pas à être livrés au culte des foules éperdues de désir. Et une savante réclame fonctionnait judicieusement. Puis un beau jour la veuve allait trouver le spécialiste, le fabricant d’œuvres posthumes. Il s’agissait pour ce malheureux, moyennant un salaire infime et quelquefois une partie de la garde-robe du défunt, de s’introduire assez congrûment dans la peau du de cujus afin que les pastiches de son style et de ses idées, s’il en avait jamais eus, puissent être pris, par l’éditeur dupé, par le marchand de secousses littéraires, pour les propres excogitations de l’homme célèbre, que le papier, plein de soumission, avait recueilli de son vivant. Chaque année, paraissaient ainsi de nombreux recueils d’«Impressions», «Notes», «Souvenirs», «Aphorismes» signés du nom d’un mort illustre et qui étaient fabriqués dans des mansardes, moyennant des rétributions qui variaient de 150 à 300 francs par mois. Trente-cinq éditions de «Mémoires» élaborés de semblable façon et supérieurement écrits furent enlevés, récemment, en moins de six mois et la Critique en resta stupéfaite, car cette fois, le grand homme, soucieux de retenue et de modestie, avait attendu son décès pour manifester enfin quelque talent. Oui, Médéric Boutorgne savait cela, et bien d’autres choses encore, mais malgré tout, il n’arrivait pas. Jamais—ce qui était son plus grand désir—il n’avait pu pénétrer dans une grande feuille au tirage fabuleux. Une vigoureuse offensive et l’appui de ses belles relations l’avaient seulement amené, un jour, à collaborer comme chef des échos à un de ces journaux hypothétiques qui ont pris coutume depuis vingt ans, au moins, de se mettre en ménage, à trois ou quatre dans une unique chambre du Croissant, pour pouvoir être en mesure le jour du terme, tout comme les maçons, les ligorniaux de l’île Saint-Louis.

Médéric Boutorgne avait débuté dans les lettres par un livre qu’il avait intitulé: Drames dans la Pénombre. Sa prose chassieuse et la molle pétarade de ses métaphores ataxiques y faisaient sommation à la Vie, aux Êtres, aux Choses, à l’Univers lui-même, de livrer, sur l’heure, l’atroce mystère de leur Absolu, non moins que l’incognescible de leurs Futurs et de leurs Au-delà. Il est inutile d’ajouter que tout ce qui vient d’être énuméré n’avait rien révélé du tout, hormis la seule inanité de l’auteur. Un grand écrivain, à la réception de cet ouvrage abondamment dédicacé, avait évalué Médéric Boutorgne comme un «nouveau Shakespeare». Cet arbitrage bonifiant ayant été rapporté sur l’heure au plus grand nombre d’amis possibles, un de ces derniers lui avait fait remarquer que d’être un «nouveau Shakespeare», cela ne comptait pas: attendu qu’il y en avait déjà une quinzaine qui circulaient en se réclamant de ce titre avantageux, notamment un Néerlandais, un Marseillais qui écrivait en provençal sans compter sept ou huit Scandinaves et tous les impubères des jeunes Revues qui, à leur deuxième écriture, avaient, pour le moins, ravalé le grand Will. Médéric Boutorgne cependant avait persévéré. Il avait travaillé trois ans à la confection de deux bolides qui devaient, à son avis, rayer de leur aveuglante fulguration, la nue jusque là ténébreuse et morne des Lettres Contemporaines. Le premier s’appelait: Épopées dans la Conscience, le second s’abritait sous ce titre: Julius Pélican. Mais sa pyrotechnie devait avoir été maléficée ou compissée à l’avance: car sa trajectoire la plus tendue ne l’avait menée que dans les boîtes des bouquinistes des quais où les deux bolides s’étaient engouffrés avec ensemble, sans projeter la moindre étincelle, ni susciter la moindre monnaie.

Médéric Boutorgne, ce jour-là, devant les confrères glorieux, inventoriait sa vie ainsi que son présumable avenir. Quel destin contraire, quel mauvais sort enragé s’accrochait donc à ses grègues pour l’empêcher de se faufiler lui aussi? Tous ses camarades, un à un, finissaient par se hisser; lui seul restait enlizé dans le marasme. Quelques heures auparavant, un de ses amis l’avait écrasé encore de sa fortune naissante. Promu soudainement à la dignité de chef des Informations et du Chantage, il l’avait entraîné dans la salle de rédaction du Gallo-Romain, une feuille du boulevard battant pavillon de flibustiers et dont le directeur, un créole argentin, devait, plus tard, être choisi comme plénipotentiaire par une jeune République hispano-américaine désireuse d’être, sur l’heure, initiée, par ce maltôtier milliardaire, à toutes les ressources de la piraterie occidentale qui permettent à un peuple nouveau-né de s’imposer au respect des chancelleries et lui assurent, à bref délai, l’estime des autres nations civilisées. Arrêté devant le cadre fileté d’or, qui devait offrir aux regards de la clientèle les profils des nouveaux articliers de la maison, le camarade de Boutorgne touchait du doigt la place où, dès le lendemain, s’imposerait son front aux géniales radiations. Aussi Médéric sentait-il sourdre en lui une admiration profonde, enfiellée cependant de quelque amertume à l’égard du confrère pareillement favorisé. Mais, la Fortune cette fois, s’était montrée intelligente dans son choix, comme il dut le reconnaître devant le toupet du personnage soudainement mis à jour, toupet monstre qui, dans la littérature, permet d’accéder aux plus hautes situations.

Ils ne s’étaient pas retournés, en effet, que dans un froufroutement de fracassantes soieries, un feu d’artifice de lueurs et d’aveuglants rayons émané de soixante bagues et d’au moins quatorze colliers ou pendiques, parmi le déchaînement des parfums racoleurs où perçait cependant la note aiguë d’une pointe d’iodoforme, sortait la belle Otero venue pour solliciter une lèche de quelques lignes de ces messieurs.

Et l’ami s’était précipité vers le garçon de bureau.

—La belle Otero chez le patron? Elle a au moins cassé l’ascenseur, en montant?

—?????

—Oui, elle casse tous les ascenseurs: elle a démoli le mien, avant-hier, en venant chez moi.

Boutorgne qui savait dans quel taudion d’une maison ouvrière de la rue Lamark, dans quel galetas situé au plus haut d’un escalier, feutré les soirs de paye par le vomis des locataires, demeurait le chef des Informations et du Chantage, admira sans réserve et n’osa plus solliciter son admission dans un journal où, pour la moindre besogne, on pouvait requérir de lui, un égal savoir-faire. A s’ausculter soi-même, il reconnut qu’il lui faudrait au moins six mois d’entraînement rationnel et journalier dans l’imposture pour, à l’improviste, témoigner d’une pareille maîtrise.

C’était ce même jouvenceau,—auteur du Cloporte cramoisi—qui, à peine évadé de sa sous-préfecture tardigrade et installé depuis huit jours à Montmartre arrêtait au passage un ami journaleux pour lui tenir ce petit discours:

—Mon vieux, je sors de chez Puvis de Chavannes.

—Ah bah!

—Oui, et il m’a dit en me montrant sa dernière fresque: «Comment trouvez-vous cela, mon cher? Est-ce que cela vous plaît?»

Mot admirable et grâce à quoi on entrevoit Verlaine prenant conseil de Théodore Botrel; Renan, angoissé, demandant son avis à Francis de Croisset, par exemple.

Le camarade de Boutorgne était d’ailleurs le plus frappant exemple de la crétinisation indurée que le métier de gazetier peut conférer à des individus nés pour tenir exclusivement avec lustre l’emploi de calicot suburbain ou d’adjudant rengagé. Comme une certaine littérature avait mis la pédérastie à la mode dans le monde des petites chapelles d’esthétique, et comme un tartinier notoire, Jacques Flamussin, faisait profession dans un grand journal de jouer à la ville le rôle d’un Pétrone brabançon dont la prose saccageait les ronds de-cuir en mal de satanisme, notre éphèbe, dans le désir d’approcher ce dernier et de se décrasser aux yeux de tous de ses allures départementales, s’était fait initier à la sodomie passive, par dévouement professionnel. Désormais, il traita de saligauds ceux qui pratiquaient l’amour normal. Par surplus, afin de se conformer aux écritures de ce maître révéré, qu’il projetait d’égaler, Arthus Mabrique: c’est le nom de notre animalcule, s’était mis à boire l’éther et avait fait le possible,—bien que tout cela le dégoutât peut-être,—pour devenir morphinomane. On ne le rencontra plus qu’avec Jacques Flamussin, racolant pour lui tous les Adelsward, tous les Warren, tous les Ephestions de trottoir qui déferlent de la Madeleine à la rue Drouot. Et il vous soufflait dans le nez, l’air dolent et exténué.

—Ah! si vous saviez! demandez à Jacques, mon collabo: l’éther me ravage, et je suis saturé de morphine, je vais bientôt sauter: pensez donc, trois piqûres par heure et par dessus tout cela, comme Jacques, j’ai la hantise... la maladie des masques... mais tous deux nous haïssons les brutes repoussantes de santé...

La Nature hélas, bien que Boutorgne fût parisien, l’avait affligé d’un empois tenace de provincial. Et, mâchant et remâchant le fiel extravasé d’une pareille constatation, il en arrivait à se dire qu’il était oiseux de lutter, qu’il ne serait jamais une signature retentissante; que quoi qu’il fît, puisqu’il n’était qu’un arriviste balourd, ses œuvres postérieures, comme les précédentes—où il avait cependant entreposé le meilleur de ses moelles et de son cerveau—seraient enterrées dans la fosse commune de l’indifférence. Pourtant, pourtant, il était de la race des écrivains! Cela, il en était sûr. Alors, pour évoquer l’ignorance, la mauvaise foi et la méchanceté des hommes à l’égard de l’artiste qu’il découvrait en lui, il se murmura, in petto, les vers de Baudelaire:

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,

Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats...

Quels gratte-fesses que tous ces littérateurs, mes confrères! Dire que le public coupe là-dedans, lui que les journaleux traitent couramment de grand enfant imbécile, à l’incoercible crédulité, dire qu’on le guérira de tout excepté de la chose imprimée; dire que si la clientèle pouvait assister aux conversations de tous ces gens-là, quand ils se demandent quelles bourdes ils vont lui conter, sur quel bateau ils vont l’embarquer, elle marcherait encore dans le besoin où elle est de révérer quelque chose ou quelqu’un quand même et toujours, proféra-t-il à voix contenue. Devenu nihiliste et iconoclaste, pour hélas! seulement une seconde, il surenchérit en lui-même, tout en claquant la porte: Certes, une peuplade d’Araucaniens, une horde de la Papouasie est supérieure au mental et au moral à la Tribu des gens de lettres. Et, rageur, d’une allure précipitée, il doubla sans le voir, l’homme à la serviette sous l’aisselle, le gérant, qui inclinait la tête à son adresse en deux ou trois flexions amicales. Il avait, cependant, peiné près de quatre ans pour conquérir ce geste! Oui, il lui avait fallu de longues années d’assiduité avant de capter ainsi l’attention du personnel, avant d’être intronisé à tout jamais dans la maison. Désormais, cette politesse du gérant était une sorte de consécration et aux yeux des garçons, qui ne lisaient, eux, que le Paris-Sport ou bien les lettres décachetées dans les poches des pardessus, il pouvait passer pour avoir du talent puisqu’il figurait parmi les littérateurs qu’on salue.

Dehors, il pressa le pas dans la douceur de la soleillée finissante. On était en mai, et le ciel, tendu tel un velarium de soie indigo, rougeoyait des derniers brandons de l’astre au couchant, semblait palpiter et se soulever sous l’effort d’une brise légère et attiédie qui promulguait les jouvences nouvelles. Faces plates de cercleux vides d’intellect, visages malmenés par la hantise de l’argent ou de la femme à conquérir, bouches tordues par toutes les sales concupiscences, prunelles de flammes, yeux torves, chassieux ou hagards des fauves civilisés en tendance vers la proie, rumeur sourde faite des plus pures émanations de l’accablante sottise, locutions à la mode jetées d’un groupe à l’autre en manière de blague ou d’appel, rires de femmes, invectives de cochers, hurlements de camelots, poussière dansante et fine sablant les crachats épars, coudoiements voluptueux, mystère, menace des figures glabres ou poilues, retape de la fille, du giton ou de la tribade, journalistes en quête d’une bêtise à monnayer: le boulevard s’encombrait, pendant qu’une pestilence d’absinthe, émanée des terrasses de café où se tenaient les grandes assises de l’alcool, assaillait les passants.

Muni d’un carton ovale, Médéric Boutorgne stationna un quart-d’heure dans l’attente laborieuse de Batignolles-Odéon. Il se rappela, à propos, la boutade d’un confrère: Si Paris, désormais, ne peut plus faire de révolutions, s’il s’est résigné à accepter toutes les molestations et toutes les turpitudes, s’il est tombé à l’apathie dernière, la faute en incombe à la Compagnie des omnibus qui, depuis cinquante ans, l’accoutume à tout subir et, peu à peu, l’a amené à ce degré de vachardise dans la résignation. Ah! les gouvernants, quels qu’ils soient, peuvent être tranquilles: les citoyens capables de supporter pareilles avanies sans se révolter, jamais plus n’arracheront les pavés. Rebuté encore à la troisième voiture surgissant archi-comble, il passa devant la devanture d’un tailleur voisin, affronta le verdict de la glace, s’entrevit, comme toujours, petit, syncéphale: le cou dans les épaules et la poitrine trop bombée, en ventre de poulet. Blond, d’un blond sale identique à la paille d’avoine qu’on extrait parfois des couettes, des paillots d’enfant, alors qu’ils ont été exagérément humidifiés, l’allure anglaise qu’il devait à un Raglan de la Belle-Jardinière et à un faux-col des Cent-mille chemises n’arriva point à le consoler. Contristé par sa propre image, il revint au bord du trottoir, alluma une cigarette. Et tout à coup, il resta stupéfié, le bras en l’air, sans plus penser à jeter le tison qui, sournoisement, lui brûlait les doigts.

Devant lui, à trois pas, dans une victoria sobre, attelée de deux trotteurs anglais supérieurement racés que l’engorgement de la chaussée faisait piétiner sur place, il venait de reconnaître le prince de Tabran. Un demi siècle au moins, le prince avait fait peser sur Paris la dictature de ses élégances, avait été le patricien célèbre qui régente le bon ton et promulgue aux pantalons, aux jaquettes et aux cravates, non moins qu’aux attitudes, les brefs du goût parfait. Frappé quinze mois auparavant d’une attaque de paralysie générale: car rien, on s’en doute, ne peut liquéfier l’encéphale, ou ravager les méninges, comme de se trouver, chaque matin, dans la nécessité d’infuser du génie aux tailleurs de la gentry et de confabuler avec les esprits aussi adamantins qu’armoriés du Jockey-Club, il n’était restitué à l’air libre que depuis peu de jours, gâteux à un point indicible et ayant à peu près perdu l’usage du son articulé. En l’heure présente, il se manifestait sous les apparences d’un tas de chair amorphe élaborant des salives mousseuses qui floconnaient le long des commissures et qu’une femme, une institutrice,—il ne pouvait tolérer les hommes à son côté,—étanchait de minute en minute. Cette femme était chargée de lui réapprendre à parler, de lui indiquer la valeur et le sens des mots, comme elle aurait pu le faire à un enfant. Et rien n’était plus triste que de voir la main gantée de la compagne du vieillard pointer, au hasard, pendant que sa voix répétait plusieurs fois le nom de la chose, ou de l’être désigné, sans que rien d’autre qu’un bégaiement confus, une sorte de borborygme arrivât aux lèvres du prince. Tour à tour, l’institutrice, requérant toute son attention à l’aide d’intonations câlines, avait dit, le bras tendu:—un kiosque—un café—un chien—un soldat—la face du patricien, retourné aux limbes puérils, était restée plus morte que jamais. Mais, tout à coup, la femme montra la lamentable haridelle somnolant dans les brancards d’un fiacre en station et articula lentement: cheval, cheval, à deux reprises. Alors, comme si ce mot qui lui rappelait les gloires, les fastes hippiques qu’il avait présidés jadis, fût doué pour lui d’un pouvoir magique, le prince fit un suprême effort, son œil s’alluma d’une lueur d’intelligence et, très distinctement, il dit:

Dada! Dada!

Médéric Boutorgne se préparait à philosopher, comme il est du devoir d’un bon littérateur de le faire quand le hasard place devant lui un geste drôle, une circonstance pleine d’enseignement ou une conjoncture pittoresque de la vie. Il n’en eut pas le loisir. Le voyant arrêté et comme statufié au bord du trottoir, une marchande de spasmes quinquagénaire, à l’arrière train tumultueux, qui n’avait point lésiné sur la tripe ni le téton, s’efforçait de l’aguicher depuis un bon moment déjà. Il murmura:—Vieille peau, à son adresse et fut admis enfin à s’insinuer dans le gros omnibus—le cinquième qui venait de passer. A peine assis, il se trouva gratifié de la puce classique que la compagnie, en surplus de la correspondance, tient à la disposition de tout voyageur. Et il donna ses trois sous d’impériale, cependant que le conducteur, dont c’est la fonction, lui marchait opiniâtrement sur les pieds.

Le gendelettre, tout en se grattant, convoqua ses soucis cuisants, les pensées douloureuses, l’urticaire mentale dont il était investi depuis longtemps déjà. Certes, il n’y avait rien à faire pour lui dans la littérature, s’entêter désormais serait stupide. Et il se remémorait les rancœurs subies, les crapauds, les poignées de cloportes qu’il lui avait fallu avaler quand il était petit reporter. C’était à lui que le mot suivant avait été dit: Un matin de décembre, après avoir trotté pendant deux heures avec des bottines spongieuses, dans la boue glacée des rues, il s’était présenté pour la deuxième fois dans la même semaine chez un augure, dans le dessein de lui soutirer à nouveau une interview et de faire ainsi du deux sous la ligne. Plein d’audace, la nécessité de gagner sa vie lui infusant du courage, il avait échappé au valet de chambre, au grand dam de sa jaquette après laquelle ce dernier s’agrippait afin de l’empêcher d’envahir le logis sacré où habitait la Gloire. Il avait culbuté avec un égal brio un autre larbin accouru à la rescousse et, finalement, s’était insinué dans la chambre à coucher, le crayon en arrêt et l’oreille attentive décrassée, préalablement, par un coup d’ongle, de la cire, du cérumen de la nuit. Alors l’oracle en chemise, le poil des jambes et de l’estomac hérissé de colère, s’était précipité sur lui.

—Comment c’est toujours vous! Qu’est-ce que vous voulez que je vous montre encore.... Mon âme ou mon pot de nuit?

Un confrère, à qui Boutorgne confessa la chose, réfléchit une minute, et conseilla:

—Mon vieux, tu as sous la main une vengeance épatante: conte dans ton papier que tu as trouvé un Larousse chez le bonze; il sera discrédité....

En effet, dans le métier des lettres, le Larousse est le parent pauvre. Il n’est pas d’injure plus forte pour un porteur de prose, pour un prosifère, que d’entendre dire de son érudition: il a pigé ça dans le Larousse. Un écrivain accepterait plutôt d’être traité de pédéraste que d’être accusé d’avoir chez lui l’infamante encyclopédie. C’est le monument inavouable qu’on cache aux visiteurs, qu’on relègue dans la pénombre, près du seau à charbon de la cuisine, et auquel presque tous cependant doivent leur savoir. Pauvre Larousse, combien d’ingrats éduques-tu tous les jours, toi qui as déjà fait entrer tant de gens sous la coupole des Quarante ou à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres!

Boutorgne, ingénu en cette occurrence comme en toutes autres, n’avait pas su discerner la sombre scélératesse du conseil donné par le collègue. Celui ci rêvait de cumuler, d’adjoindre à ses appointements de soiriste les maigres émoluments de Médéric en lui râflant son emploi. Et cela ne tarda guère. L’augure accusé de posséder le Larousse courut d’un trait chez le Directeur du journal et incontinent fit débarquer le lamentable Boutorgne.

Ah! oui sortir de là au plus vite! Résilier l’ambition de prononcer des phrases éternelles, des mots qui enchanteront les siècles futurs, abdiquer l’espoir de monnayer jamais son jaspin, mais s’évader de cette rotonde d’hamadryas qu’on appelle la Littérature, le Journalisme, le quatrième État, tout ce que vous voudrez. D’autant plus que le cap de la trentaine était doublé depuis trois années, et il en avait vraiment assez de cette vie paupérique, de cette existence sans faste qu’il menait avec sa mère. Puisqu’il n’avait pas réussi à devenir notoire, il fallait abandonner l’idée du beau mariage. Les Lettres sont un moyen aussi certain de conquérir l’héritière bourgeoise que l’épaulette, et la plupart des vocations d’écrivain sont déterminées, comme les vocations militaires, par ce fait archi-connu. Mais néanmoins convient-il de sortir du rang. Quand on s’établit négociant en solécismes et manufacturier de banalités, faut-il que la boutique soit achalandée pour capter la pintade enrichie, désireuse de lisser ses plumes parmi les volaillers du beau langage. Or, il ne se trouvait nullement dans ce cas. Les dots fabuleuses ou même simplement acceptables étaient pour d’autres que lui. Tout au plus pouvait-il espérer épouser dans le demi-monde sur le retour. Et encore! Car ces dames devenaient exigeantes depuis que plusieurs d’entre elles avaient réussi à convoler dans les ambassades, l’Académie, ou avec les gloires du roman contemporain. Pourtant, coûte que coûte, il fallait trouver un expédient durable et nourricier.

Madame Boutorgne, sa mère, veuve d’un rond de cuir du ministère des Colonies, vivotait de la maigre retraite du père jointe à une prime d’assurances que le charançon administratif avait eu le bon esprit de souscrire pour sa femme, de son vivant. Le revenu annuel ne montait pas à 4.000 francs et ils étaient deux à s’alimenter dessus: lui, ne rapportant absolument rien. Même, un équipage décent était nécessaire: car Médéric, ravagé du besoin de paraître et profitant de ce que son auteur avait gratté jadis du papier à la Guadeloupe, accréditait au Napolitain le bruit qu’il était engendré de planteurs ruinés par des cyclones. Par surcroît, il confiait même à d’aucuns, de temps en temps—dans l’espoir d’allécher le nationalisme occupé alors à racoler des plumitifs reluisants—qu’il était marquis authentique. Mais, ajoutait-il, le ton désinvolte, il préférait laisser tomber son blason en désuétude, puisqu’il n’avait plus les 300.000 livres de rentes nécessaires à le porter dignement. On a beau avoir du talent, vous comprenez, n’est-ce pas, mon cher? Traîner un titre dans la littérature, c’est diminuant, sans compter que cela vous classe toujours comme amateur. Non, ce n’était plus à faire depuis ce pauvre Villiers qui avait roulé le sien dans tous les gargots et tous les monts de piété de Paris et que sa particule avait empêché d’être pris au sérieux et d’arriver au gros public. Lui, l’Isle-Adam, avait au moins une excuse. Il n’aurait jamais, certes, grossoyé de la copie si la France ne l’avait pas mis dans cette nécessité en lui refusant le trône de Grèce—auquel il avait des droits certains de par sa généalogie qui, d’après ses dires, le racinait aux Basileus de Byzance—quand il était venu supplier l’Empereur de le lui faire obtenir.

Ce soir-là, Médéric Boutorgne allait dîner, rue de Fleurus, chez Madame Truphot, tenancière d’un cénacle qui, deux fois par semaine, traitait des peintres, des orateurs, des gens de lettres et toutes sortes d’autres phénomènes. Peut-être de ce côté-là, y avait-il quelque chose à espérer. L’événement imprévu, la circonstance fortuite qui le tirerait d’affaire pouvait se produire dans ce milieu. Cependant il ne spéculait sur rien de précis, n’arrivait pas à fixer ni même à formuler son espoir. Enfin, il se tiendrait aux aguets de la moindre conjoncture. On verrait bien. Et il se représentait la femme, repassait son curriculum.

Bien qu’elle eût soixante ans pour le moins, Madame Truphot, depuis deux lustres, vivait avec un garçon de trente-cinq à peine, qu’elle entretenait de son mieux, le gros Siemans, un Belge à la face poupine, au cheveu rare, aux joues de jambon rose, aux épaules de coltineur, si complètement dans son rôle qu’il était muet à l’accoutumée comme ses congénères et, en toutes occasions, imitait des cyprins le silence prudent. La seule passion de cet homme, hormis celle de la musique, était d’aller se promener avec obstination devant la façade des trois immeubles tout neufs que Madame Truphot possédait rue des Écoles. On le rencontrait là, régulièrement, de quatre à cinq, quelque temps qu’il fît, suivi d’une théorie de petits chiens hideux et recroquevillés, gros comme le poing à peine, des fœtus de chiens inquiétants et louches, à la chassie opiniâtre de bêtes puantes qui ne pouvaient pas le souffrir d’ailleurs, aboyaient contre lui en rebellion constante et s’efforçaient de le mordre sournoisement, à la moindre occasion. Mais Siemans veillait sur eux, réfrénait leurs tentatives d’évasion, s’efforçait de se faire tolérer, leur prodiguant même des noms d’amitié, des épithètes câlines, dans l’épouvante—faut-il le croire?—où il pouvait être d’accomplir seul désormais la besogne de tendresse à laquelle se refusaient peut-être les carlins et les griffons. Sans doute, devant ce million des trois bâtisses, il se répétait les yeux crochés sur les balcons et les porches béants: Cela sera à moi un jour. Et des bouffées d’orgueil venaient crever à la mafflosité de sa face, tout son être éclatait de joie contenue pendant qu’il tirait sur lui les avortons à la queue chantournée, aux yeux laiteux. Fils d’un savetier de Louvain, il se voyait déjà retournant au pays après avoir réalisé la vieille, informant les gens de l’endroit qu’il avait gagné sa fortune à écrire des partitions avec son beau-frère, le compositeur—car sa sœur avait épousé un vague maëstro roumain qui pastichait Wagner et intriguait pour accéder à l’Opéra-Comique. Celui-ci lui avait donné quelques leçons et, dès lors, Siemans, rebuté par le piston et le violoncelle trop difficiles se souvint à propos qu’il avait été serpent dans sa jeunesse, à la paroisse natale, et il se mit à l’ocarina, un instrument dédaigné, mais dont on pouvait tirer des merveilles avec un peu d’art. Pendant de longues heures, sans relâche, il jouait du Tagliafico. Le Voulez-vous bien ne plus dormir succédait impitoyablement à la Chanson de Marinette.

Ses harmonies jetaient le désarroi dans les muqueuses féminines, ravageaient les cœurs d’alentour portés sur le sentiment. Un prêtre, qui habitait la maison, tout en lui reprochant d’introduire le trouble dans les âmes pieuses, était même venu le demander en mariage de la part d’une de ses pénitentes: une dame mûre mais très bien encore, la veuve d’un officier qui avait un fils à Saint-Cyr et qui portait un chignon de soie. Madame Truphot, mise au courant par des indiscrétions de domestiques, avait dû placer le propriétaire dans l’alternative de choisir entre elle, 2.000 francs de loyer, et cette personne, 1.200 à peine, le menaçant d’un congé s’il ne résiliait pas la location de l’autre. Et ce n’est qu’après le déménagement de cette énamourée que le Belge eut à nouveau licence de cultiver l’ocarina. Depuis quelques jours, il s’attaquait à Ambroise Thomas, auquel il correspondait, par nature, disait-il, et il épanchait Mignon, sur l’alentour, inexorablement. Dans l’immeuble, on affirmait que la vieille dame rebutée se mourait, rue d’Assas, d’une maladie de langueur, ce qui valait à Siemans une auréole d’amant fatal et faisait rager sa maîtresse sexagénaire.

De menus incidents revenaient encore à l’esprit de Boutorgne. Il évoquait l’enterrement de la fille de Madame Truphot, morte dans le célibat, à quarante ans, après avoir lutté sans succès, après s’être épuisée en querelles et en inutile stratégie pour éloigner l’amant qui tenait sa mère par on ne sait quelles fibres honteuses. Ce jour-là l’homme entretenu avait fait les honneurs du logis endeuillé, en maître désormais incontestable, avait marché bravement, tenant les cordons du poële, à la tête de la famille, au regard d’une notable partie du Tout-Paris de l’art et de la politique, car M. Truphot, mari, avait été longtemps chef du municipe, maire d’un des arrondissements les plus riches de la capitale. Même, Boutorgne se revoyait, certain jour, courant les rédactions pour empêcher les quotidiens de révéler que M. Truphot avait été trouvé, un matin, au pied de son lit, la tempe trouée d’une balle. Pendant longtemps, cet homme, conjoint à une hystéromane, s’était efforcé de ne rien voir. Puis, quand il lui avait fallu, de mauvais gré, ouvrir les yeux sur les priapées de son logis, il avait versé en des scènes atroces, mais pour pardonner chaque fois, dans la crainte qu’un esclandre public ne l’astreignit à répudier l’écharpe tricolore à laquelle il tenait par dessus tout. Il s’était contenté d’expurger un peu son foyer, évacuant du mieux qu’il le pouvait la racaille de lettres qui mangeait à sa table et polluait sa literie, surveillant de près l’homme du gaz qui venait vérifier l’appareil, ou le frotteur qui, la brosse au pied, esquissait des entrechats excitants et dansait la croupe en l’air. Madame Truphot, en effet, ne répugnait à rien, s’accointait avec les plus viles espèces, dilapidait ce qu’on est convenu d’appeler «l’honneur conjugal» avec des histrions du théâtre Montparnasse, des pîtres de Bobino. Un jour même, elle avait été cause de la révocation d’un sergent de ville albinos, pour l’avoir, quand il était de faction, attiré dans la chambre de sa bonne en lui promettant de l’épouser, après divorce. Par la suite, M. Truphot, las sans doute de mener ici bas une vie dont les seules voluptés consistaient à marier les autres et à être plus cocu que le prince de Chimay ou le futur roi de Saxe, s’était mis subitement à la poursuite d’autres délices et s’était laissé induire en l’alcool. Pendant quatre années, il avait entrecoupé la quotidienne lecture des articles du Code d’abondants hoquets et aromatisé la salle d’honneur de la mairie d’une haleine où les senteurs du pernod et le relent du bitter réalisaient l’indissoluble hyménée. Comme on le voit, c’était dans toute son ampleur l’ignominie bourgeoise, la gangrène qui, à l’arrière de la façade impressionnante, de l’armature et des fonctions dignitaires ou honorifiques, ronge, comme un cancer, la chair et l’âme des classes possédantes. Mais l’honorable magistrat municipal, en une heure pessimiste où l’irréductible ignominie de sa compagne et le malaise de sa «bouche de bois» s’étaient faits particulièrement insupportables n’avait pu résister à la nécessité de se liquider d’un coup de revolver.

Madame Truphot, débarrassée du mari, avait réalisé un rêve longtemps caressé. Elle avait ouvert un salon littéraire. Le symbolisme alors battait son plein et des tiaulées d’imbéciles, opérés de toute syntaxe et de toute orthographe, travaillaient à surpeupler les maisons de fous en proposant à l’admiration des masses d’invraisemblables rébus, des formules aussi inouïes qu’hermétiques où, paraît-il, ils avaient emprisonné la Beauté. Madame Truphot fut donc préraphaëlite ardemment. De jeunes hommes, quelque peu Kleptomanes, visiblement détachés des ablutions et pédérastes comme il convient, vinrent, chaque mardi et chaque samedi, déverser chez elle le trop plein de leur génie, sous forme de pentamètres, d’hexamètres et de myriamètres, tout en faisant suinter, de leur mieux, les écrouelles de leur esthétique. Après quelque résistance, le Sar Péladan, coiffé d’une brassée de copeaux à la sépia, d’une bottelée de paille de fer, le Sar Péladan, lui-même, finit par céder et, pendant une année, honora son logis de ses pellicules et de ses oreilles en forme d’ailes d’engoulevent. Grâce à ses bons soins, la veuve fut, sur l’heure, immatriculée dans la religion de la Beauté et n’ignora plus tout ce que le Saint Jean du Vinci ou la sodomie vénale dérobe aux profanes de splendeurs cachées.

Son argent et sa personne furent, longtemps, l’âme du salon des Rose-Croix où elle figura sous les apparences d’une Salomé maigre; et deux ou trois artistes de l’Ermitage travaillèrent à la munir des proses gonorrhéiques aptes à glorifier en toute occasion les œuvres du divin Sandro ou de Cimabué. En sa demeure, Jean Moréas qui, depuis trente ans, menace le monde angoissé d’un chef-d’œuvre selon la norme grecque et se contente de ressembler à Euripide, qu’il traduit, comme Hadji-Stavros ressemble à Miltiade, Jean Moréas se vit acclamé à l’unanimité chef de l’Ecole Romane. Même, un moment le lustre de Madame Truphot fut tel que M. Huysmans alla jusqu’à parler de la mettre dans un de ses livres, quand elle eût donné dans les Bolandistes et fourni l’argent d’une messe noire. Mais le mauvais destin veillait et si la veuve ne fut point léguée à la postérité, telle une Mme Chantelouve d’un mode avantageux, c’est que son crédit politique s’avéra insuffisant pour faire octroyer le ruban rouge à l’auteur d’A Rebours. Sans doute, la sexagénaire serait arrivée avant peu à l’androgynat que lui préconisait le génial Joséphin, mais le Belge, son amant, rendu fou furieux par les dépenses exagérées d’un tel état de choses, avait un beau jour jeté tout le monde dehors. Nettement, il posa la question de confiance. Elle aurait à choisir désormais entre ce faubourg de Gomorrhe, ces Commodores de l’Insanité et son amour de mâle préféré. Et Madame Truphot, geignante, tout en protestant qu’il assassinait en elle et l’intelligence et la beauté avait cédé, sans trop de défense, dans la peur terrible où elle était de le perdre pour toujours.

Mais elle souffrait d’être, depuis cette époque, tenue à l’écart du mouvement littéraire et de n’avoir plus aucune action sur la pensée des hommes de son temps. Ses dîners hebdomadaires n’étaient plus, hélas! les Conciles d’antan. Et il lui était douloureux de ne plus manœuvrer, comme auparavant, la manette qui imprimait la direction au génie symboliste.

Médéric Boutorgne, qui se préparait à descendre à la station de Saint-Germain-des-Prés, se murmura tout à coup, en se frappant sur les cuisses:

—Ah! non, c’est trop drôle!

Il se remémorait le soir des Sociétés savantes où en compagnie de la Truphot éclectique, de son amant et de trois ou quatre autres camarades, il était allé entendre Truculor, le tribun socialiste. Truculor les avait fait placer sur l’estrade, tout près de lui et, de suite, il s’était mis à besogner de son métier sur les tréteaux, tonitruant, de sa voix fracassante.

—Oui, Citoyens, l’ordre qui régit les justes consciences et les esprits en possession de la Beauté, de la Vérité et de la Justice, sera l’ordre même de la Société nouvelle, de la Société que tous nous voulons créer, de la Société que nous voulons accoucher enfin de son idéal supérieur...

—Dans deux mille ans, coupa un prolétaire sceptique.

Mais Truculor, se tournant vers lui, continuait imperturbable:

—Je répondrai à mon interrupteur: Quai ce qu’ai c’est quai deux mille ans dans l’histoire du Minde? Quai ce qu’ai c’est quai deux mille ans de souffrince encore, étant donné que la misère existe depuis l’origine des sociétés et qu’elle menace de durer toujours? Et si le Sô-cia-lis-me venait dire à l’Hu-ma-ni-té: il est en mon pouvoir de faire régner la paix et le bonheur sur la terre, mais seulement dans deux mille ans, le Sô-ci-a-lis-me devrait être accepté avec enthousiasme par tous les hommes généreux...

Spontanément, Siemans, l’homme entretenu, s’était mis debout et avait donné le signal des applaudissements en heurtant l’une contre l’autre ses grosses mains poilues de roulier wallon, tandis que la Truphot, empoignée par l’éloquence du bateleur redondant, criait: bravo! bravo! de sa voix suraiguë de fifre avarié. Et Truculor ensuite avait été à ce point persuasif et admirable que, pendant trois jours, la veuve et le Belge—rétrogrades à l’ordinaire—ne parlèrent plus que du devoir où se trouvaient les bons citoyens, de coopérer au bonheur des hommes. Rénover la famille, supprimer les parasites dans la Cité future, oui, ils étaient travaillés par ce désir!

L’appartement de Madame Truphot, où elle concubinait avec son amant, était situé à l’entresol d’un pavillon en retrait sur la cour, dans une maison quiète et tranquille, d’allure balzacienne avec sa pénombre constante, les petits judas grillés de chaque porte et les tentatives de végétation de la cour: fusains empoussiérés et buis maupiteux dont le vert noirâtre, inexorable et agaçant, entretenait là une note de préau d’hôpital, de jardin de prison ou de presbytère calviniste. Mais Madame Truphot aimait cet immeuble dont l’allure compassée et réfrigérante marouflait le réel de sa vie d’une ombre austère et d’une décence profitable. Quand Médéric Bourtogne ascensionna l’escalier, il fut baigné par les ondes d’une mélodie qui, traversant les portes et les cloisons, rayonnait sur le dehors. C’était Siemans occupé à interpréter sur l’ocarina le «Si vous ne m’aimez plus, oubliez la fenêtre...» en fignolant les traits et en soignant les finales; ce qui, sans doute, devait avoir encore pour résultat de perturber, au sixième, les mansardes ancillaires et d’infuser aux femmes de professeurs dont la maison s’embellissait, l’irréfrénable désir des péripéties sentimentales. Parvenu au second et reprenant haleine, car il avait le souffle court, le jeune littérateur essuya, avec précaution, ses Raoul au paillasson et tira le cordon de sonnette dont l’appel intérieur détermina immédiatement la frénétique effervescence des roquets favoris. Une bonne vint ouvrir et, tout en garant le bas de son pantalon des crocs de Moka, Spot, Nénette, Chiffe et Sapho, Médéric Boutorgne préleva le meilleur de ses compliments et réussit à élaborer un sourire du plus pur aloi pour répondre au bon accueil du Belge et de la Truphot.

Très maigre et plutôt petite, avec un reste de cheveux gris insociables et envolés dont les courants d’air ou les torgnoles de son amant paraissaient prendre un soin jaloux, les joues caves creusées d’un coup de pouce et les pommettes rubéfiées; avec cela un verbe criard de marchand d’habits ou de robinettier ambulant, telle était la veuve de l’officier municipal. Possédée de la passion du bric-à-brac, ses deux salons ressemblaient à l’arrière-boutique d’un regrattier montmartrois ou à quelque sous-dépotoir de l’hôtel des Ventes, sentaient la poussière surie et le vieux matelas, s’encombraient de ferrailles archaïques, de lampadaires défaillants, de bahuts stropiats, de faïences qualifiées historiques qui avaient dû servir de projectiles dans les précédentes disputes du ménage et de soies juteuses quoique sans modestie. Cet entour sertissait merveilleusement, d’ailleurs, Madame Truphot, dont les corsages évanescents et les jupes instables, toujours pendantes au bout de quelque cordon mal sanglé, évoquaient un personnage de manucure douteuse qui, dans les périphéries, travaillerait les vicaires louches, les vieux messieurs décorés qui font leurs Pâques ou les sacristains promis à la correctionnelle. Parfois, elle faisait venir un artiste capillaire qui moyennant deux louis la séance la plâtrait et la cimentait avec perspicacité.

—Charles, il faut que vous me donniez trente-cinq ans aujourd’hui.

—Alors ça sera soixante francs; Madame sait bien que pour deux louis, je ne peux donner à Madame que l’apparence de quarante ans.

Elle s’en allait alors, filait en des expéditions mystérieuses, courait Paris, ne rentrait que le lendemain au soir, avec des yeux battus, des joues gaufrées de rides, où le fard écaillé mettait des esquarres de moisissure. Et dans l’heure qui suivait, des jeunes gens à figure sinistre, les orbites bistrés, la voix dolente, venaient apporter des bouquets qu’elle avait payés d’avance, du reste.

—Tu ne seras pas jaloux, disait la Truphot à Siemans, en ces sortes d’occasions. Vois je n’y peux rien; ils sont fous de moi; ils me pourchassent dans la rue. Hier, l’un d’entre eux, le pauvre mignon, a voulu se jeter à l’eau parce que je le repoussais...

Le Belge devait avoir l’espoir qu’un de ces drôles assassinerait sa vieille, quelque jour, car il ne protestait pas, veillait seulement à ce que cette vermine ne coutât pas trop cher. En cette prévision, il accaparait le gros des monnaies, ne laissait à sa maîtresse que des sommes peu élevées et retournait dans sa chambre, bien tranquille, jouer de l’ocarina et s’administrer des bolées de café au lait et des tartines de cramique—une passion tenace qu’il gardait du pays natal.

—Avant toutes choses, mon petit, dit Madame Truphot à Boutorgne, après l’avoir attiré sur une bergère claudicante dont la poussière, insuffisamment combattue par le balai apathique des bonnes peu surveillées, s’envola en une petite nuée ocreuse, avant toutes choses, vous allez me traduire cela, car vous êtes l’érudit de la maison. Ce sont des vers latins, des vers d’amour qu’un petit polisson inconnu m’a dépêchés ce matin sous le couvert de l’anonymat, et je voudrais bien savoir s’il a l’impudence de m’y conter fleurette... Et elle lui tendait un papier.

A la seule pensée que ses humanités improbables pouvaient être requises pour traduire quoi que ce soit ayant une relation quelconque avec la langue de Cicéron, le gendelettre sentit ses fibres intérieures se glacer. Néanmoins il fut beau joueur; il sortit son porte-cartes, en tira un carré de papier, brandit un crayon et dit:

—Je vais, Madame, vous traduire ce poulet tout de suite, et sans Quicherat.

Heureusement pour lui, la veuve l’arrêtait.

—Oh! ça ne presse pas; vous me donnerez la chose demain.

Rasséréné, Médéric Boutorgne pensa alors à un sien ami, un desservant très calé sur Tertulien, qui pourrait lui rendre ce service.

Le papier de Madame Truphot, portant dûment les deux timbres de la poste, convoyait bien des vers, mais hélas! c’était le madrigal tout particulier qu’Horace dépêche à la vieille Chloris:

Uxor pauperis Ibyci,

Tandem nequitiæ fige modum tuæ,

Famorisque laboribus.

Matura propior desine fumeri,

Inter ludere virgines,

Et stellis nebulam spargere candidis, etc, etc.

· · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · ·

«Femme du pauvre Ibycus, mets enfin un terme à ton dérèglement,

«à ces travaux qui t’ont rendue tristement fameuse.

«Déjà mûre pour le trépas, déjà près de la tombe...

«... ton partage, à toi, c’est désormais le travail de la laine

«tondue près de la noble Lucérie, non la cithare, non la pourpre

«des roses, non les amphores mises à sec jusqu’à la lie;

«car maintenant tu es vieille.»

Ceci devait être un tour du Sar Péladan éconduit.

Trois coups de doigts rageurs dans l’emmêlement gris de son chignon malingre et la Truphot ajoutait:

—Maintenant, autre guitare. Oh! non pas que je veuille vous recommander d’avoir particulièrement de l’esprit, tout à l’heure, c’est une superfluité que de vous prier d’être en veine: vous l’êtes toujours. Non, j’attends de vous bien autre chose. Voilà: J’irai au fait avec la belle franchise spontanée que vous me connaissez. Comme je vous l’ai écrit, nous avons Truculor et Jacques Paraclet que j’ai invité lui, sur vos conseils, puis un type extraordinaire, confondant, une sorte de fou ou d’inspiré, on ne peut pas savoir, mais qui est bien l’homme le plus bizarre de tout Paris. On dit même que c’est le fils naturel d’un roi. Ceux-là, avec vous et trois ou quatre autres de moindre encolure, vont nous faire une table amusante. Mais écoutez-moi bien. Ce soir, par dessus tout, nous avons Honved et sa femme, vous connaissez bien Honved, l’auteur dramatique, Honved de l’Ame païenne qui s’est marié récemment?...

A cet endroit de son discours, la Truphot se levait et, s’emparant délibérément du bras de Boutorgne, elle le forçait à arpenter la pièce à son côté, puis volubile:

—Mon petit, j’ai décidé que vous seriez l’amant de Mme Honved et cela, dès demain, car c’est tout simplement une indignité, Honved a dix-huit ans de plus que sa femme qui n’en a pas vingt-cinq, elle; or, cela ne peut durer, il faut à toute force rompre une pareille union. La pauvre petite ne peut pas, ne doit pas aimer son mari. Je l’ai deviné. Or, moi, je veux que tous ceux qui m’entourent soient heureux. L’amour seul vaut de vivre n’est-ce pas? Et puis il y a des caractères qui ne savent pas vouloir: il faut les placer devant le fait accompli et aller ainsi au devant de leurs secrètes aspirations. C’est le cas de Madame Honved, j’en suis sûre....

Un peu ahuri par cette proposition quasi-injonctive, le gendelettre aux côtés de la vieille femme, marquait un écart et son pied venant à écraser la queue de Sapho, roulée en boule sur le tapis, celle-ci se mettait à pousser des glapissements suraigus immédiatement appuyés par ceux des autres.

La Truphot les calmait, en opérant une diversion d’une minute.

—Ah! ça! la paix Spot, Moka, Chiffe... Oh! les vilaines bêtes... mais il faut leur pardonner car elles sont très énervées en ce moment... un peu de neurasthénie... je pense... croiriez-vous, mon cher Boutorgne? Nénette et Sapho sont malades... Oui, Nénette est cardiaque et Sapho a des aphtes dans la bouche, la digitale pour l’une, de la kola pour l’autre... Voyez mes soucis... On a bien du mal, allez, avec ce qui vous est cher...

Déjà elle avait ressaisi le bras du gendelettre, donnant à nouveau tête baissée dans son projet, qu’elle n’avait pas eu l’audace, peut-être, de formuler d’un seul élan.

—Oui, nous pouvons, vous et moi, réparer une grande injustice, une des pires de la vie et du Destin: libérer une jeune femme d’un homme déjà vieux. Je fais appel à votre caractère chevaleresque. D’ailleurs, vous allez passer des jours sans rancœur. Ah! mon cher! Quels yeux! quelle plastique! une gorge à déchaponner un sénateur inamovible, comme dit mon scélérat de coiffeur... Et puis, si vous réussissez, ce qui n’est pas douteux, ma maison est à vous, vous en pourrez disposer, car vous n’avez pas de garçonnière... hein? Les garnis sont coûteux et si répugnants, n’est-ce pas?...

Elle l’avait empoigné des deux mains aux épaules, l’œil brasillant, une large tache rouge à chaque pommette...

—C’est entendu, dites, vous voulez bien?... Ah! quelle bonne odeur, quel charme cela mettra dans ma maison si triste parfois... Une odeur d’amour, la meilleure brise pour parfumer l’existence... Vous me connaissez, j’adore qu’on s’aime autour de moi... Mon Dieu! Entendre le bruit des baisers! voir des caresses! pressentir les étreintes voisines! C’est jeter un défi victorieux à la mort et c’est ne plus vieillir... Aussi, avec moi, pas de fausse honte, pas de gène ridicule. Si vous avez besoin d’argent, un signe, et je suis à votre disposition. Du reste je m’arrangerai avec Madame votre mère pour qu’à partir d’aujourd’hui vous ne lui coûtiez plus un sou...

Elle défaillait presque... ayant fini d’énoncer la chose d’une haleine ininterrompue, cette fois, avec des petits crissements de plaisir à la chute des mots. Et maintenant l’ordinaire cramoisi de ses joues avait fait place à une blêmeur un peu verte. Des frissons la secouaient, ses mains se rétractaient en des tics convulsifs, comme si son corps frémissait tout entier, à l’intérieur, à la promesse de ces amours qui allaient se dérouler tout près d’elle, à portée de son épiderme et sous son égide de matrone experte aux palpitations d’alcôve.

Cependant elle n’avait point terminé encore. Derechef la fadeur caséeuse de son haleine revint dans la figure de Boutorgne. Son discours heurté roula des mots choisis, des phrases triées et apprises d’avance, sans doute, qu’elle n’arrivait à sortir que très péniblement.

—Et puis voilà la vérité, lâchait-elle, j’ai de la vie une optique de philosophe et d’artiste. Nos mœurs sont stupides. Aucun de nous n’est fait pour n’aimer qu’un seul être. Je considère qu’il est du devoir de certaines intelligences d’empêcher les gens de s’encroûter dans un amour unique. N’est-ce pas d’un noble cœur et d’une grande âme d’intervenir, l’occasion se présentant, pour amener les circonstances, susciter les faits qui pousseront vos amis vers d’autres bras que les bras accoutumés. Régenter, administrer pour ainsi dire la chair d’autrui, au mieux de son bonheur et sans qu’il s’en aperçoive; deviner quels sont les êtres créés l’un pour l’autre et qui se correspondent parfaitement, c’est œuvrer supérieurement à Dieu lui-même et c’est se montrer plus grand que la vie stupide; c’est une tâche digne de mon esprit altruiste et de ma fortune. Je veux marquer la voie à la civilisation nouvelle, moi... S’efforcer d’affranchir l’Occident de l’imbécile monogamie est un beau rêve. Hommes et femmes ont droit à toutes les étreintes que le Destin peut leur offrir et les règles sociales sont criminelles qui les empêchent d’aller où leurs sens et leur cœur les entraînent. Répandre dans le monde une plus grande quantité d’amour, la répartir plus justement est une volonté autrement magnifique que celle du Socialisme qui veut répandre plus de bien-être matériel. C’est ma Sociologie et ce sera le labeur de ma vieillesse. Ah! si beaucoup m’imitaient, bientôt ainsi que l’a dit Raimbaud, en ces deux vers cités par Verlaine, chez moi, un soir de jadis:

Le monde frémira comme une immense lyre

Dans le frémissement d’un immense baiser.....

Médéric Boutorgne, bien qu’auparavant il n’ignorât rien de la femme, en restait quelque peu abasourdi. Comment, cette vieille frégate tant de fois incendiée par le brûlot du stupre toujours collé à ses flancs, comment, cette vieille tartane ne pouvait pas se résigner à gagner quelque hâvre de désarmement! Voilà qu’elle allait faire la remorque maintenant, sans y mettre plus de formes, et en résiliant d’un coup toute l’hypocrisie bourgeoise indiquée en pareille matière. Cette haquenée hors d’usage, à qui les dents rasées et les membres asséchés par les éparvins et les suros ne permettaient plus que très difficilement les gambades et les larges broutées dans le pacage sensuel, se précipitait écumante encore vers la senteur proche, le fumet d’amour, l’odeur d’accouplement, qui devaient revigorer ses vieux tendons, galvaniser ses flancs périmés, être en un mot le stimulant nécessaire aux nouvelles ruades, aux bondissements désordonnés de la fantasia lubrique! Le gendelettre exhumait maintenant de son souvenir une précédente histoire. La femme du peintre Maubuée qu’elle avait amenée à divorcer, sans but précis, uniquement pour le plaisir, par souci d’un proxénétisme désintéressé, poussé jusqu’à l’art, et qu’elle avait fiancée, elle-même ensuite, au petit Foinoir. Cette soirée de fiançailles était restée célèbre parmi les cénacles littéraires de la rive gauche. Le beau-frère du Belge avait interprété un de ses oratorios, et quand la Truphot portant le voile en paranymphe avait entonné elle-même l’épithalame, le gaz s’était éteint, tout à coup, au bon moment. Lorsqu’il se ralluma, Elphège Brucoglan, du Mercure, prétendait que la chose avait été machinée pour permettre dix minutes de peloting intensif et que, pour s’en convaincre, il n’y avait qu’à regarder cinq ou six messieurs qui n’osaient plus sentir leurs doigts. Trois heures après, la veuve couchait les tourtereaux non sans s’être assurée au préalable du bon fonctionnement de l’hydraulique dans les cabinets de toilette. Mais jamais plus les fiancés n’étaient revenus; ils étaient partis panteler ailleurs: ils avaient des doutes au sujet de certains trous insolites ménagés dans la cloison. Maintenant ils vivaient en parfait collage après avoir touché la petite dot que la Truphot leur avaient libéralement octroyée pour faire face aux premiers besoins: car cette femme était très généreuse en ces sortes de circonstances et elle se serait ruinée—si son amant n’y eût veillé—afin de satisfaire ce qu’elle appelait couramment ses petits travers dix-huitième siècle. Un rien de pudeur, un rogaton de préjugé, sans doute, la retenait encore, puisque riche comme elle l’était, elle aurait pu aller jusqu’au bout de son penchant, instituer par exemple une campagne, une folie, comme à l’époque du Régent, une sorte de lupanar gratuit à l’usage de la littérature dont elle aurait administré les coucheries et frôlé le personnel.

Médéric Boutorgne pensait à tout cela. Cette femme, après tout, n’est pas sans logique. On donne bien à manger, pourquoi ne pas donner aussi à culbuter? Ce serait pratiquer l’hospitalité bien entendue. On regarde les autres danser, pourquoi diable, ne pas les regarder aimer? La danse n’est qu’une excitation passionnelle, une mimique hypocrite des étreintes, et seul le puritanisme social s’oppose à la contemplation du geste de volupté. Mais que sera le puritanisme social dans deux siècles, ou même avant, quand l’humanité pratiquera la civilisation parachevée, quand la science et la philosophie l’auront convaincue que procréer est monstrueux et stupide, quand l’amour aura été justement décrété ridicule par la littérature? car c’est une question de mode que la beauté de l’amour. Si quinze mille poètes et trois ou quatre fois autant de prosateurs ne s’étaient point avisés, depuis l’origine des sociétés, de glorifier les bêlements sentimentaux et les soubresauts de l’arrière-train, l’espèce humaine n’aurait jamais eu l’idée d’établir en dogme la magnificence de l’amour. Les animaux, sous ce rapport, nous sont bien supérieurs: ils ne paraissent pas tirer vanité de leurs copulations. Dans quelques générations peut-être, il ne sera pas plus malséant d’assister aux ébats des couples qu’il ne l’est, à l’heure actuelle, d’assister aux ébats du Corps de ballet. Bien des choses, de ce seul fait, seront remises à leur place; la transmutation des valeurs, dont parle Nietzsche, sera réalisée pour le meilleur profit de la morale, et le petit spasme n’aura pas plus d’importance dans la vie des hommes, que l’acte de nutrition ou d’évacuation. Ce pôle majeur de la Sottise qui s’appelle l’amour, n’attirera donc plus sur lui, pour la stupéfier, la plus grande partie de l’intelligence en pouvoir de comprendre désormais qu’il y a autre chose que l’ébriété épidermique dans l’existence.

Madame Truphot, conclut le gendelettre, a trop gigoté par elle-même et, se sentant sans doute quelque embarras dans les jointures, elle s’amuse à faire et à voir gigoter les autres. Cela lui continuera l’illusion qu’elle œuvre et besogne pour son propre compte. Elle s’affinait présentement, voilà tout. Agir en n’importe quel sens est grossier. Manœuvrer pour déterminer autrui et n’être que le spectateur est, en toutes choses, d’un artiste. Elle avait compris cela peut-être, bien que ce fût extraordinaire d’une pareille cervelle. Surajouter la joie du dilettantisme au bénéfice de la contorsion personnelle, la classait parmi les cérébraux. Mais elle y perdait tout de même quelque chose: la possibilité de se dire un beau mécanisme humain dont le dynamo sexuel fonctionnerait jusque dans l’ultime vieillesse. Pourquoi prosaïquement ne pas rester ce qu’elle avait été? Une pauvre chair tourmentée et pitoyable, qu’Eros traquait et pourchassait, de retraite en retraite, comme une bête aux abois, une esclave passionnelle, que le rut fustigeait de ses lanières de feu, ébouillantait toute vive, sans trêve ni repos, qui, sans jamais reprendre haleine, et sans connaître la moindre halte miséricordieuse, devait gravir, une à une, jusqu’à la mort, sur ses paumes saigneuses et ses genoux à vif, les âpres cîmes de l’escarpement sensuel. Qui sait? Il est possible qu’elle demandât grâce, parfois, dans ses nuits abjectes, devant l’homme infâme qu’elle payait; peut-être tendait-elle les bras vers une impossible clémence. Marche! marche! hurlait la voix du Sexe, pendant que des fers rouges tisonnaient ses reins fumants, pour lui faire précipiter sa course sénile vers un invisible sommet d’immondices charnelles. Elle répudiait tout cela, ce côté épique en somme, pour les rôles d’entremetteuse et de voyeuse bourgeoise! C’était décourageant.

Maintenant le raté se reportait à la promesse de Madame Truphot. Il allait être l’élève, le cadet, le sujet brillant dont on paye les frais d’étude et qu’on subventionne dans l’espoir d’un profitable avenir. Si sa matérielle, comme il était permis de l’entrevoir, ne devait plus rien coûter à sa mère, ne fût-ce que pendant quelques mois, un profitable virement de fonds en ferait de l’argent de poche. Trois jours par semaine, il pourrait stupéfier les amis et le Napolitain d’un luxe inattendu. Ah! il ne serait pas si bête que ce crétin de Foinoir qui avait déraillé par suite de pudeur incongrue. Certes, il ne s’avèrerait pas imbécile à ce point. Les trous de la cloison, il s’en moquait un peu, lui, à peu près autant que de son premier solécisme. D’autre part, circonstance seconde, Madame Honved n’était point sans agrément. Mais comme il tirait gloire, à l’ordinaire, de son chic anglais qui lui enjoignait de ne pas être un impulsif et de ne pas se prononcer sur le champ, il répondit par des paroles vagues qui ne l’engageaient guère:

—La petite Honved. Ah! oui, je vois, dit-il.

Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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