Читать книгу Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires - Fernand Kolney - Страница 5

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École Navale

VAISSEAU LE BORDA

Le Capitaine de vaisseau commandant.

Monsieur,

En réponse à votre lettre du 15 avril courant, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’aucun élève du nom de Fourcamadan n’a figuré sur les matricules de l’École Navale.

Un silence tomba: tout le couvert digérait la chose. Mais le comte n’était point homme à abandonner pour si peu la tribune aux harangues. Cet esprit primesautier et saugrenu était habile au décousu et aux plus déroutantes variations. Le buste incliné sur la nappe, rasant de la tête les plats du service, à nouveau il conquérait la parole.

—Ah! messieurs, je ne peux pas résister au désir de vous faire savoir à tous ce que j’ai répondu il n’y a pas un quart d’heure à mon voisin qui me demandait mon opinion sur le remarquable discours de M. Deschanel et qui voulait savoir dans quel parti je rangeais l’orateur. Vous me direz si j’ai tort. M. Deschanel, lui ai-je répliqué, n’appartient à aucun groupe, il est lui-même et c’est assez, car s’il y a dans la Chambre des anti-ministériels, des anti-militaristes, des anti-cléricaux et des anti-sémites, lui, tout simplement, est Anti... noüs...

Un murmure flatteur et des rires de la meilleure spontanéité furent le salaire de ce trait d’esprit. Truculor sortit même un très-bien aussi sonore que ceux dont il avait coutume d’appuyer les discours des ministres, sur les bancs de la majorité.

—Fourcamadan, contez-nous donc l’histoire du crabe et du matelot, dit Boutorgne, qui venait de récupérer dans son plein l’usage de l’entendement.

Mais le comte se défendait.

—Un peu osée... trop spéciale... je n’ose vraiment pas... Cependant, comme cela flattait sa manie de fin diseur, il ne prit point plus longtemps la peine de consulter l’assistance de l’œil. Comme s’il y fut autorisé, il ajouta, dans le malaise de tous.

—Enfin, puisque vous le voulez... Vous savez que je la mets dans la bouche d’un pair de France, à la table de Louis XVIII, le roi spirituel, dans le petit acte que je termine en ce moment pour le Grand Guignol. Et, sans aucune retenue, avec la plus belle inconscience, il se lança, une demi-heure durant, dans un monologue fécal, détaillant les aventures d’un gabier marseillais qui, sur le sable d’une grève, luttait d’ingéniosité contre un crustacé sournois, pour empêcher ce dernier de profiter de l’excédent de ses digestions.

—Té, mon bon, maintenant que cela déliquesce... tu n’es plus à la hauteur avec tes pinces, si tu veux y goûter, tu prendras une cuillère... paracheva le comte qui avait un peu bu.

Les deux tiers de l’assistance éclataient. Truculor devenu hilare et dont la chose chatouillait agréablement l’inéliminable substrat de rusticité qui faisait le fond de sa nature, Truculor riait aux larmes et complimentait le patricien. Siemans, épanoui d’une grosse joie, donnait des coups de coude dans les flancs de Boutorgne qui avait définitivement abandonné la conquête de Madame Honved. Seuls l’auteur dramatique et le convive extraordinaire, M. Eliphas de Beothus, signalé par Madame Truphot au gendelettre, ne disaient rien, non plus que Jacques Paraclet, qui paraissait surtout occupé à ne pas laisser disparaître la bonne avec les reliefs du faisan. Il lui faisait de gros yeux, lui enjoignait, d’un froncement de sourcils, d’avoir à remplir son assiette, et requérait le maître d’hôtel qui versait les vins, d’un geste de l’épaule remontée très haut, lorsqu’il venait à passer près de lui.

Le comte de Fourcamadan, ivre de succès, abreuvé à nouveau et en proie au vertige du génie, ne s’arrêtait plus. Debout, dressé sur la plante des pieds, il pointait au-dessus des convives sa petite tête ratatinée, déjà gaufrée de rides, et ses boucles de karakul tout humides des abondantes et faciles transsudations méridionales.

—J’en ai encore de plus drôles... La cantharide, la cantharide? voulez-vous, disait-il, déchaîné.

Cela menaçait de devenir scabreux. Bien que Madame Honved fût tout le contraire d’une bégueule, elle imprimait un sursaut à sa chaise. Mais cela n’arrêtait point le sire.

Comme on le voit, ce salon littéraire n’avait qu’une parité et une relation très vagues avec ceux du xviiie siècle, ceux de Madame Dupin ou de Madame d’Épinay ou bien encore le parloir qui eut en primeur la lecture de la Pluralité des Mondes, de Fontenelle. Après tout, ceux-là étaient peut-être pareils. Mais telle est généralement l’attitude des bourgeois beaux-esprits à l’heure de la fermentation des estomacs. Les stupidités sanieuses qui ne dérideraient plus aucun corps de garde ont l’heureux don de déclencher leur plus déferlante hilarité et de mettre à jour le meilleur de leur âme. La grossièreté congénitale et la bassesse de leurs coutumières attirances ne demandent pas de caresse autrement savante pour venir s’ébrouer à la surface. Dans leurs festins les plus gourmés, on démêle toujours un peu de la noce à Coupeau.

—Voilà, commençait déjà le comte de Fourcamadan, en s’essuyant le coin des babines de sa serviette roulée en tampon, comme un zingueur qui s’apprête à en dégoiser une,—un soir, la cantharide aux élytres bruissantes...

Mais il ne put pas continuer. Un cri perçant, un cri aigu tel le sifflement d’une locomotive hystérique ou le coup de sirène d’un paquebot déchira l’air. Parmi un éboulis de vaisselles et un effondrement de verres et de bouteilles, un individu d’une quarantaine d’années, maquillé et rechampi, qui s’efforçait, grâce aux fards et aux cosmétiques, de persévérer, aux yeux de tous, dans la jouvence et l’extérieur d’un éphèbe, venait de disparaître sous la table. Jusque-là, cet Eliacin en simili s’était tenu tranquille, se contentant de lustrer sa chevelure digne de Clodoald et de faire pleuvoir des averses de pellicules, d’une main satisfaite baguée d’art nouveau. Même il avait répondu aux menues questions de ses voisins d’une voix timide de pucelette qui fait sa première sortie. Maintenant ses yeux chaviraient dans l’orbite et ses deux mains crispées à la nappe la secouaient furieusement au milieu de la danse éperdue de tout le service. Les carafes, les fourchettes, les plats et les bouteilles d’un Corton 1889 qu’on venait d’apporter entraient en saltation bruyante, tout comme si Papus ou l’ombre de feu Madame Blavatsky eussent surgi à l’improviste. Et l’éphèbe quadragénaire hululait, se tordait, se tendait et se détendait en des secousses d’épilepsie pareilles à celles qu’eussent pu lui procurer le contact d’un plot, d’un électrode saturé. En quelques instants, il fut couvert de nourritures, de sauces et de vins, cependant que le trémolo de ses hurlements se faisait plus impitoyable.

—C’est Boromée Pharamond Venceslas Robomir, du Pégase, expliquait Madame Truphot alarmée, mon Dieu, il a sa crise!

—C’est la grande hystérie, opina Sarigue, qui s’y connaissait.

—Appuyez-lui sur les ovaires, alors, conseilla Honved, ironiquement.

Transporté dans le salon voisin, l’homme du Pégase, ne tarda pas à reprendre ses sens sous les affusions de vinaigre et les vigoureuses tapes dans les mains dont le gratifiait le Belge, qui faisait tournoyer ses bras, comme s’il eût voulu marteler un boulon sur le fer d’une enclume. Ses yeux s’étaient ouverts et, bientôt, après deux ou trois tentatives infructueuses encore, il bégaya par à coups, d’une voix blanche et ténue comme un fil.

—Pardonnez-moi! J’ai ça de commun avec le grand Flaubert, je suis épileptique... C’est le surmenage... la fin de mon poème me coûte bien du mal... je ne peux pas arriver à mettre debout le dernier chant... Quand la Princesse Rupéronde, fille du roi Nabuchodonosor, vient de consommer l’inceste avec son père changé en bête... Vous comprenez cette complication de l’inceste par la bestialité, la zoophilie, est très difficile à rendre.

Il fit une pause; puis se dressant tout d’un coup, désormais ressuscité, il claironna d’une voix terrible.

Pendant que flosculait la brume argyrescente, Tu mordis par trois fois ma gorge intumescente Animal-Roi! Mon père! O toi l’Amphicéphale!

Devant la menace de postérieurs alexandrins et d’un dolosif poème tout entier en rimes féminines, la société, du coup, opérait, en désordre apeuré, son transfert sur des lieux moins redoutables.

—Ce gaillard-là a fait exprès de se trouver mal pour nous placer ses vers, dit, de sa voix de cuivre, Truculor, qui pour la première fois de sa vie, peut-être, énonçait une vérité.

Et de peur qu’il ne continuât, on décida de le laisser quelque temps encore aux soins de la femme de chambre.

—Surtout, ne l’embrassez pas, notifia Madame Truphot à cette dernière; vous savez qu’il est pour homme: il vous arracherait les yeux ma fille.

Mais le comte de Fourcamadan, enragé que cet incident lui eût coupé son effet, s’accrochait à la manche du Tribun socialiste.

—Écoutez, tout à l’heure j’en ai trouvé une bien bonne; vous en aurez la primeur: Sarigue me demandait à moi, qui suis marié, mon opinion sur le mariage. Je lui ai répondu que ce qu’on devait en penser était formulé par les termes mêmes dont on désigne les époux. Ne dit-on pas d’eux qu’ils sont des conjoints?..

Alors tous deux, éboulés sur un canapé, se roulèrent.

Au bout d’un quart d’heure de papotages dans le grand salon, la table se trouva remise au point et l’on reprit le cours du dîner.

Monsieur Eliphas de Béothus, le type prétendu extraordinaire, annoncé par Madame Truphot et de qui, selon ses prières préalables réitérées à chaque convive, on devait tout endurer, les pires paradoxes, comme les fantaisies les plus insolites, s’était tu jusqu’à ce moment. C’était un homme très grand, exagérément maigre, à la face bossuée de méplats, au teint couleur d’urine, à la tête aplatie comme celle du basilic, aux yeux noirs machurés qui, sous le coup de quelque émotion, lui saillaient parfois de l’orbite, et qu’il semblait porter, alors, à la façon de certains insectes qui les brandissent au bout de leurs antennes. Une bouche tourmentée et grimaçante, en forme de balafre de yatagan, complétait cette laideur irritante non moins qu’hoffmanesque.

—Vous considérez ma hideur avec étonnement, dit-il à Honved, qui, depuis longtemps déjà, le dévisageait stupéfié. Je suis très laid, en effet, Monsieur, et cependant, comme la plupart des autres hommes, mon être intime est de beaucoup plus affreux encore que mon relief apparent. Mais, ainsi que vous le voyez, je me suis débarrassé au moins, moi, du préjugé commun à mon espèce animale, qui consiste à se rattraper sur les splendeurs cachées, à vouloir être expertisé favorablement au point de vue moral quand l’extérieur est sans avantage et que la nature vous a joué de vilains tours du côté plastique. Je ne suis pas soucieux de cette compensation. Vous trouvez en moi un individu pour qui l’opinion de ses congénères, leur blâme, leurs suffrages ou leurs louanges n’ont pas plus d’importance que ce qui peut se passer dans une autre planète. J’existe dans la plus belle liberté intérieure et les paroles ou les jugements qu’on peut prononcer sur moi ont tout juste à mon sens la valeur d’un son qui contrarie bien inutilement la sérénité du silence. Si quelqu’un prenait jamais le souci de vouloir m’analyser—chose bien vaine, car qui peut analyser un être?—soyez assuré que je répugnerais à la règle d’éducation civilisée qui commande d’apparaître «en Beauté» et de parquer immédiatement dans les écuries invisibles, dans les porcheries profondes de la Psyché ou du cœur les sentiments qui prennent la peine de s’agiter intra-muros. J’ai coutume, moi, de les laisser barboter aux yeux de tous et même à ceux du psychologue dans leurs auges préférées. L’Humanité, n’est-ce pas? ne vaut pas qu’on lui mente.

Toutefois, je n’ai pas toujours été aussi laid que présentement. Il paraît même que je fus beau, très beau sur mes vingt ans et, si j’en crois mes souvenirs, je n’avais pas alors assez de mes jours ni de mes nuits pour déférer à la requête de toutes les femmes qui désiraient frotter leurs muqueuses aux miennes. Mon profil aquilin était tout à fait dissemblable de celui que je fais circuler à l’heure actuelle, mon œil était bleu, ineffablement céruléen au lieu d’être comme aujourd’hui d’un noir bizarre qui fait penser à la suie des vieux poëles, et il n’était pas jusqu’à ma bouche, désormais vulvoïde et indécente, qui ne fût, en ce temps-là, menue à point et dessinée comme l’arc d’Eros. Bref, j’étais élaboré pour susciter l’amour autour de moi et retirer aux femmes, à l’aide de ce sentiment, le peu de lucidité que la Nature leur a toléré. Même il m’était possible d’escompter la passion des mâles, et si j’avais vécu à Rome, il n’aurait pas été malséant, pour moi, de songer à me faire épouser par un César tant j’étais un Jouvenceau cupidoné.

—Alors, comment diable êtes-vous devenu si laid? interrogea Honved qui riait franchement.

—En me penchant sur la réalité de la vie, monsieur. Jusque-là, ante pilos je n’avais rien vu, et lorsque la hideur, l’infamie et la scélératesse du Monde me sont apparues subitement, mon âme a soubresauté d’épouvante et le choc a été tel que mon facies, par contre-coup, éclatait, pour ainsi dire, brisant son noble contour et détruisant pour jamais l’harmonie et la pureté de ses lignes. L’ovale de mon visage a été rompu, le nez s’est mis à plonger d’effroi, la couleur de mes prunelles s’est insurgée, et la bouche s’est tordue dans une grimace de perpétuelle horreur. Un médecin en Amérique a voulu redresser mon masque par l’électricité, il paraît que c’est possible là-bas.

—Allons bon, vous êtes allé en Amérique, vous aussi, comme les autres, comme tout le monde, et vous vouliez reconquérir votre vénusté première dans l’intention de vous marier avec une milliardaire sans doute, interrompit Honved que le personnage amusait.

—Je vous remercie, Monsieur, de m’interrompre, ce qui m’évite de discourir d’un seul tenant, chose toujours fâcheuse au point de vue de l’art; mais pour en venir à votre question, je vous répondrai: Bien que mon nom se décline au génitif, ce qui est très demandé dans les alcoves de Chicago, je n’avais pas l’intention de négocier ma particule. Je suis un nihiliste et un homme laid, par conséquent débarrassé de toutes les tares, de toutes les hontes, de toutes les prostitutions et de tous les sales attouchements que vous imposent l’ambition et la beauté. J’étais allé outre-océan pour y faire tout simplement un judicieux emploi de ma fortune, pour y créer une institution comme on n’en avait jamais vue encore sous le soleil.

—Eh quoi, vint lui dire à l’oreille le comte de Fourcamadan, tout à fait aviné, qui s’était levé de sa chaise, espériez-vous donc réaliser le trust des maisons chaudes et du calomel? Être maître ainsi du prix des coucheries honteuses et de leurs néfastes incidences, sur les marchés du monde?

—Mieux que cela, mieux que cela, Monsieur, quoique ce fût d’un autre ordre. Je suis un philosophe avisé et non le parent d’Eva la Tomate et de Félix Faure. Mon but était de fonder, là-bas, comment dirai-je? un gymnase préparatoire, un collège professionnel, une école d’application, en un mot, pour régicides... Rien que ça... une sorte de Saint-Cyr ou de Polytechnique, pour tueurs de Rois.

—Ah, bah, l’idée, au moins, était originale, fit Truculor.

—Je n’ai que des idées originales, moi. Monsieur, je ne suis pas socialiste... et comme tout le couvert était devenu attentif, Eliphas de Béothus éleva la voix pour mieux conquérir son auditoire.

—Oui, j’avais remarqué que la plupart des attentats contre les dynastes échouaient par insuffisance d’entraînement des révoltés. Riche à dix millions, je résolus de pallier à cet inconvénient qui faisait rater les meilleures tentatives. Si vous me demandez pourquoi je me déterminai ainsi, je vous répondrai que la Société me dégoûte, que les bourgeois, mes frères, parmi lesquels j’ai trop longtemps vécu, ayant trouvé le multiplicateur suprême de la bêtise et de la putréfaction et s’étant empressés de porter leur sanie et leur squalidité à cet effroyable cosinus, je résolus, un beau matin, de leur déclarer la guerre à eux, ainsi qu’aux potentats et aux différentes autorités auxquelles ils se raccrochent comme la roupie au... nez du singe.

Je pouvais, n’est-ce pas? employer ma fortune à faire du sport, des femmes, à monter des chevaux, des yachts, des automobiles, à palabrer dans les cercles fermés et à ajouter ainsi quelques versets au Koran de la sottise, mais le crétinisme de ces différents comportements s’étant présenté à moi, je me suis décidé à utiliser, de façon autre, mon intelligence, mon argent et mes loisirs. Pourquoi, oui pourquoi, ne me serais-je pas assimilé l’état d’âme des grands aristocrates du XVIIIe siècle, qui applaudissaient des deux mains aux coups portés à leur caste, à la condition que le coup fût dirigé avec art, et le trait bien empenné? Pourquoi ne pas être le bourgeois qui sort de sa classe et le premier combat sa classe? Les révolutions ne peuvent être faites que par des patriciens ou des privilégiés qui s’acharnent contre le privilège du Patriciat. Tibérius Gracchus et Mirabeau sont là pour le démontrer. Et la Bourgeoisie se verra perdue quand se dresseront devant elle, pour la combattre, sans quartier ni miséricorde, seulement quelques bourgeois ne postulant d’autre récompense que celle de voir enfin s’écrouler par leurs soins l’édifice abominable, l’innommable pyramide d’exaction qui porte à sa pointe, comme la fumerole d’un caca pyriforme et triomphant, la divinité bicéphale de l’Argent et de la Force.

J’achetai donc des terrains très loin de New-York, là-bas, dans le Colorado. J’y fis édifier des bâtiments, circonscrire un champ de tir avec des buttes, des remblais, des cibles à toute distance. J’engageai d’avance des professeurs d’escrime et de balistique, d’anciens officiers pour la plupart et des maîtres du genre, dans le civil. J’eus un laboratoire de chimie où un pontife de Faculté, ignominé par ses semblables et qui entrait en belligérance avec la Société, lui aussi, devait venir donner des leçons, trois fois par semaine, clandestinement. Je m’assurai le concours d’un grand toxicologue, qui chez moi, enseignerait les simples et les alcaloïdes en tout point inexorables. Tout fut prévu. Je nolisai deux professeurs de belles manières et de civilités afin qu’il fût possible à mes élèves de se présenter dans les Cours, et d’y tenir des emplois variés dont la gamme devait aller de la fonction de marmiton à la charge de chambellan. Il fallait, vous le comprenez, que mes Magnicides pussent, le cas échéant, se tirer des griffes d’un mouchard en l’impressionnant grâce à leur savoir-vivre, à leur élégance ou à leurs imparfaits du subjonctif. Je n’oubliai pas, vous vous en doutez, de m’adjoindre un Espagnol de la Catalogne qui pratiquait supérieurement la navaja, non plus que quatre polyglottes parlant toutes les langues du monde. Je louai des ingénieurs qui, sur mes indications, construisirent une voie ferrée et l’approvisionnèrent de matériel roulant: cela pour répéter l’explosion de dynamite à l’usage des Tsars.

Quand ma petite caserne où des appartements munis de tout le confort moderne, empreints cependant d’une note de sévérité nihiliste, avaient été ménagés pour mes futurs élèves se trouva au point; quand le laboratoire, le polygone, le champ d’essai des bombes furent prêts à être utilisés, quand me furent parvenus des meilleures armureries d’Europe des merveilles de carabines, des bijoux de revolver et des poignards d’une trempe indéfectible; quand mes clapiers regorgèrent de cobayes pour l’essai des poisons; quand mon professeur de maintien et mon archididascalus d’éloquence m’eurent assuré, qu’en moins de six mois, ils pouvaient dégrossir le rustre le plus inculte et en faire un gentleman capable d’éclipser dans les salons et les belles-lettres, Monsieur Deschanel lui-même, je gagnai alors la capitale des États de l’Union. Vous me comprenez bien? Je voulais faire des régicides aptes non seulement à tuer vulgairement dans la rue, mais habiles encore à s’insinuer dans le monde fermé des Cours, dans les milieux les plus défendus, et à tuer en habit noir comme en bourgeron souillé. Grâce à moi, les tyrans et les grands de la terre, autocrates, rois constitutionnels ou bourgeois retentissants, ne devaient plus connaître un seul instant de quiétude ou de repos. Il me fallait élaborer des Chœreas et des Louvel, des Brutus, des Alibaud et des Aristogiton en nombre indéfini. Je voulais que, dans le vieux monde et le nouveau, l’attentat devînt endémique et qu’une pluie de sang bleu fécondât le sol rajeuni, ainsi que les gouttelettes chaudes d’une ondée de printemps; je voulais qu’une série de meurtres prestigieux déchirassent la sérénité de la civilisation scélérate et crevassent enfin le phlegmon social, tel l’orage à la chevelure d’éclairs qui débride le ciel d’août congestionné comme un abcès.. Oui... oui... je voulais que dans le cocher qui conduit le coupé, l’huissier qui soulève la portière de soie, le cuisinier qui conditionne les plats, le familier rencontré par la ville, le passant quelconque ou la maîtresse conquise depuis peu, le Dynaste médusé, le satisfait hagard, pussent, tout à coup, découvrir le justicier fomenté par l’Invisible et qu’ils s’abattissent enfin, devant la valetaille en déroute, sous le couteau empoisonné de ptomaïnes ou la balle explosible trempée dans le curare!...

Un froid subit circulait parmi l’assemblée, des frissons de malaise secouaient les nerfs de la plupart des convives. Truculor, Sarigue et le comte de Fourcamadan jetaient sur la porte des regards apeurés comme s’ils craignaient la subite intrusion de la police.

L’auriculaire planté au milieu du front, une flamme verte tirebouchonnant en dehors de ses yeux étranges, Monsieur Éliphas de Béothus continuait.

—Installé dans un petit logement de la XIXme avenue, dès le lendemain de mon arrivée, je fis circuler, parmi les journaux à grand tirage, une annonce ainsi libellée:

«Les désespérés qui se sentent prêts à se retirer de la vie, et qui se sont, d’ores et déjà, condamnés à mort, sont priés de s’adresser au Révérend S.A.W. Murchill qui offrira consolations et combinaisons pratiques.»

En moins de quatre jours, je reçus vingt-sept visites. Pour faire un tri parmi elles, j’avais revêtu l’habit de clergyman et je m’étais enduit d’une vaseline papelarde, d’un opiat d’hypocrite apitoiement, comme il sied à un ministre de Dieu. Ah! Messieurs, il y eut bien du déchet. Il me fallait, vous le saisissez, négliger tous ceux que la misère avait déterminés au suicide. Évidemment, après avoir mangé, après s’être requinqués un peu, ces individus-là ne voudraient plus entendre parler de la guillotine ou de la pendaison magnifiantes et me glisseraient dans les doigts. De même je devais négliger les crétins, les confondants imbéciles qu’un désespoir d’amour pousse à abolir leur falote personne.

La tourte moustachue qui, dans la vie, n’a découvert que l’amour, qui ne peut pas se consoler d’avoir été répudié, ou à qui le souvenir d’un nez établi de telle façon, d’une prunelle douée, pour lui, de quelque agrément, d’une chevelure colorée selon son goût, la tourte moustachue, à qui la perte de tout cela fait croire qu’il ne pourra plus jamais frétiller aussi voluptueusement avec d’autres femmes, est un bipède qui mésuse de la lumière solaire et, quand il se replonge dans le néant, la chose ne doit lui demander aucun effort, car il ne paraît pas en être jamais sorti. Ce fut surtout ceux-là qui abondèrent. Pauvre de moi! En ai-je entendu de ces confessions! Il aurait fallu être M. Hugues Leroux, lui-même, pour les écouter sans faiblir et leur donner des conseils par surcroît, dans le Journal. Un moment, j’eus l’envie de lui écrire, ainsi qu’à M. Paul Bourget qui, grâce à eux, aurait pu diversifier un peu les thèmes de ses affabulations. Mais je me décidai pour le geste beaucoup plus rapide qui consista à les jeter dehors, et je leur demandai s’ils me prenaient pour un vicaire catholique en s’autorisant ainsi à me raconter toutes leurs saletés. De cette fournée de vingt-sept désespérés, je n’en retins qu’un seul qui me déclara, lui, qu’il voulait se donner la mort parce que la vie le dégoûtait tout simplement, pas plus. Lorsqu’on a une âme tant soit peu affinée, au bout de trois ou quatre années, à partir de l’âge de raison, n’est-ce pas? me confia-t-il, on est définitivement écœuré par tous les plaisirs que l’existence tient en réserve. La gloire, l’argent, l’ambition, c’est un identique guano qui se recommence et se diversifie à peine. L’indigence d’imagination de la Nature apparaît alors manifeste et on se demande vainement pourquoi elle nous a convoqués avec tant d’âpreté, ici-bas. Il reste bien l’amour, ajouta encore cet homme, mais il faut être un collégien indécrottable pour jouer encore, passé vingt-cinq ans, à cet éternel et fadasse saute-mouton. Je cherche depuis déjà six mois, sans pouvoir le trouver, le moyen de faire une sortie décente, acheva-t-il, en s’emparant d’une de mes manchettes pour me secouer le bras. Connaîtriez-vous un mode d’évasion un peu moins niais que celui employé couramment par mes frères en désespoir. Je faillis l’embrasser.—Si j’en connais, lui dis-je; je vous emmène, je vous emmène, nous partirons demain... Ah... oui. Je vais vous l’indiquer, moi, le seul moyen de partir en beauté!...

—Ah! ça vous ne respectez donc rien, pas même l’amour? flûta Madame Truphot, en coulant vers son convive un regard où elle avait insinué tout ce qui lui restait d’ondes magnétiques et d’effluves langoureux.

—Vous l’avez dit, Madame... Et ceux qui croient à la beauté de l’amour, à la nécessité de procréer, à la gloire, en Dieu et autres obscénités, sont avisés que, dans mes propos, ils ne trouveront pas une seule parole pour ensemencer leur... entendement...

J’avais un élève vous disais-je; je n’avais donc pas perdu mon voyage et de suite je l’installai dans l’École des Régicides en le priant de patienter un peu. Pendant un an, tous les mois, je revins à New-York et je réussis à découvrir encore sept désespérés du même ordre, ou d’acabit à peu près similaire... Douze mois après, j’en avais vingt. Où sont-ils donc les philosophes asinaires qui prétendent que l’optimisme et sa fille, la volonté, sont occupés, présentement, à régénérer le monde? Je pourrais leur faire toucher du doigt le noir filon de pessimisme que j’ai mis à jour, moi, avec mes seuls moyens... Ah! les affaires du vieux monde vont mal, et s’il se rencontre comme cela, aussi facilement, une telle proportion de jeunes hommes qui ont déclaré la guerre à la vie, uniquement parce qu’elle est immonde et faite pour saoûler d’effroi les cœurs de sereine fierté; si du jour au lendemain peut se recruter ainsi une telle phalange de nobles êtres se réclamant du Nihilisme non pas parce qu’ils sont pieds bots comme Byron ou bossus comme Léopardi, mais bien parce qu’ils ont éventé le piège grossier de la Nature, on va assister à des spectacles intéressants sur cet excrément sphéroïdal, que l’emphase humaine a appelé la Terre!

En même temps que le judicieux entraînement de mes pupilles commençait, j’entrai en correspondance avec tous les cercles anarchistes du monde. Et ceux-ci prirent l’engagement solennel de me fournir ma remonte, par voie de tirage au sort, afin de remplacer ainsi ce que l’échafaud aurait décimé. Les moyens, les dons physiques ou moraux, de mes pensionnaires ayant été sagacement analysés, je les sériai en diverses catégories, je procédai à leur répartition dans les classes de bombe, de revolver, de couteau, de carabine ou de poison.

Qui eût pu prévoir l’entrain et le réconfortant enthousiasme de mes cadets? Ces hommes jusque-là sombres, sarcastiques et d’une misanthropie redoutable se prêtèrent tout à coup avec la plus grande souplesse, la plus merveilleuse docilité, à ce que j’étais en droit d’exiger d’eux. Leur front crispé se détendait; dans leurs yeux s’allumait une flamme juvénile, lorsqu’il m’arrivait de leur fixer la date approximative où tout permettait de croire qu’ils seraient prêts enfin. Les chrétiens qu’on destinait au Cirque ne témoignèrent pas jadis d’une pareille ardeur au martyre... Je dois dire, cependant, que ce qui me coûta le plus à obtenir de la plupart d’entre eux, ce fut le silence de trappiste, l’absolu mépris de la parole. La certitude qu’ils allaient mourir en héros avaient déchaîné en eux une extrême loquacité: ils se racontaient par avance et préparaient déjà, avec des gestes appropriés, leurs réponses aux juges ou aux jurés. Or, un régicide ne doit pas parler, ni avant, ni après. Il convient qu’il méprise l’inutile parole humaine, qu’il s’embusque dans une mutité farouche et obsècre le langage articulé qui aide les hommes à se pénétrer de la réconfortante certitude qu’ils sont identiquement idiots les uns les autres...

Mais il fallait les voir, dans les exercices préparatoires, travaillant à miner la voie ferrée ou transperçant d’un coutelas inspiré, au passage de la voiture lancée au triple galop, le mannequin chamarré qui tenait l’emploi du potentat...

Et puis les prouesses réalisées au tir à la cible! En moins de trois mois, quatre de nos futurs tyrannicides mettaient les sept balles de leur revolver dans un pain à cacheter, à quarante pas, bien que leurs camarades, jouant le rôle de policiers, les assommassent à demi de coups de canne, s’accrochassent à leur bras qui, malgré les bourrades, ne tremblait pas plus que..... celui du Destin, comme disent les poncifs. Au bout de l’année, j’eus deux artistes qui, à cinq cents mètres, avec la carabine, vous plaçaient une balle dum-dum dans le fond d’un chapeau, impeccablement. De plus, comme mon chimiste m’avait fabriqué une poudre qui ne détonait plus et ne dégageait pas la moindre fumée, vous voyez cela d’ici: dans une ville encombrée de foule, au passage d’un souverain ou d’une puissance sociale, la mort qui, au loin, part tout à coup, fulgurante, se déchaîne d’une fenêtre invisible, et tombe du ciel, sans qu’on puisse arriver jamais à trouver le point initial de son envol...

Autre merveille. L’Europe avait inventé les rayons Rœntgen, les rayons X, qui perforaient l’opacité de la matière et permettaient d’explorer l’organisme. L’Amérique, elle, inventa les rayons Z qui rendirent ténébreuse toute chose éclairée par la lumière et conférèrent au corps humain, à l’homme, la propriété de se rendre invisible à volonté, aux yeux de ses semblables. Un élève, un lieutenant d’Edison me vendit deux cent mille dollars la découverte miraculeuse qui permettait à tout être de s’abstraire, de se soustraire du monde ambiant et cela à son gré, au regard des foules aveuglées, comme s’il s’était sur le champ transmué en effluences insaisissables. Cela tenait du sortilège, de l’hypnose; cela faisait penser à certaines expériences des brahmanes indous. Le régicide, une fois l’acte consommé, n’avait qu’à toucher un commutateur placé au creux de sa poitrine pour s’effacer subitement, pour obnubiler son relief, pour disparaître de l’espace et se fondre pour ainsi dire, à tout jamais... hors d’atteinte, dans la lumière ou la nuit éparse. Je dois dire qu’il ne s’en trouva que deux ou trois parmi mes justiciers qui voulurent se servir des rayons Z et se dérober ainsi aux responsabilités de leur geste sublime. Les autres donnèrent sang pour sang, vie pour vie. C’était plus noble mais moins pratique.

Et je les galvanisai moralement mes cadets, car il fallait, vous pensez bien, que l’âme fût trempée comme le corps. Des lectures leur étaient faites de tous ceux, classiques anciens et modernes, qui exaltèrent le régicide. Je ne veux point vous les énumérer, le pédantisme étant le seul recours des crétins. Je leur détaillai par le menu les plus récents forfaits des têtes couronnées, le satyriasis d’assassinat du sultan rouge, la cruauté du Petit-Père, les horreurs de la Sibérie, les proscriptions en masse, le Knout qui torture et avilit et la dernière invention du Romanoff: le croiseur destiné au transport des condamnés politiques, où, tout près des cages de fer de l’entrepont, une machine à ébouillanter amorçait à la chaudière d’eau brûlante deux lances horrifiques braquées, à toute heure du jour et de la nuit, sur les révolutionnaires jugulés, sur les doukhobors enchaînés, sur les plus nobles cœurs de l’empire moscovite. Je leur citai le mot de Mallarmé interviewé sur les anarchistes: Je ne suis pas assez pur pour parler de ces saints.....

Ici Médéric Boutorgne crut de son devoir d’intervenir, en entendant Monsieur Eliphas de Béothus approuver Mallarmé.

—Oh! Mallarmé, dit-il, quel raseur! Il faut avoir le courage de le dire. Qu’est-ce qui a bien pu comprendre quelque chose à l’œuvre de ce galfâtre..

Tourné vers lui, d’un geste d’automate qui vire lentement sur son pivot, l’étrange personnage, dressa vers le plafond un index vertical, et prononça d’un ton calme.

—Jeune homme, n’avez-vous jamais entendu parler de ces pures étoiles dont la lumière répugne à mettre moins de deux mille ans pour parvenir à la racaille d’ici-bas?

Un éclat de rire général accueillit cette boutade, sans aménité et, trop lâche pour se fâcher, l’infortuné gendelettre, qui s’était dressé à demi, pour mieux donner l’essor à sa géniale interruption, dut ramener au niveau des sauces de son assiette un front désormais chargé d’opprobre.

M. Eliphas de Béothus, placidement persévérait.

—Le culte malencontreux que je nourris pour la vérité m’oblige à vous confier que je ne fus pas sans éprouver quelques désillusions au début. Deux régicides, dépêchés par moi en Europe, et munis d’une assez forte somme, se dérobèrent, devant la mort en beauté, l’un préféra s’établir marchand de reconnaissances du Mont-de-Piété rue de Clichy, et l’autre se fit bookmaker à Bruxelles. Mais le troisième qui mit le pied au Havre, tua son souverain en moins de huit jours. D’ailleurs, vous pensez bien: je me vengeai des deux parjures. Le bookmaker fut égorgé, sans phrases, un soir d’octobre, au retour de l’hippodrome de Grœnendal et l’autre, le marchand de reconnaissances, eut les deux poignets coupés et les yeux crevés, un matin dans son lit, par un de mes justiciers dépêché à cet effet. Une de ses mains, préalablement momifiée, servit même pendant deux ans de gland de sonnette à la porte de mon cabinet. Et, dès lors, après ces exemples salutaires, tout marcha à souhait.

Chaque semestre, un transatlantique quittait New-York emportant deux tyrannicides et, comme vous avez pu le constater, Messieurs, les attentats se succédèrent avec une régularité d’échéance. Le premier en date fut celui du restaurant Véry, en avril 1892, et déjà c’était un chef-d’œuvre. Vous vous le rappelez tous, n’est-ce pas? Un mètre cube de panclastite fut déposé là par un être invisible, sous le nez de la police, malgré le chapelet de mouchards protégeant l’infâme bistrot. Nous avions répété la scène pendant plus de deux mois. La catastrophe avait une telle allure biblique qu’il parût à beaucoup qu’une puissance occulte, une émanation de l’Inexplicable avait pris soin de placer l’engin et d’en déterminer l’explosion. Puis d’autres suivirent, qu’il serait oiseux de vous citer mais qui furent toutes perpétrées par des anarchistes frais débarqués d’Amérique ou qui y avaient été entraînés: Angiolillo, Bresci, Luccheni, Czogolsk! Et il y en eut beaucoup aussi dont on ne parla point par raison d’État ou de famille. Des ministres, des grands, de mirifiques bourgeois empoisonnés dans les cours, ou suicidés chez eux. Ah! j’ose dire que j’ai lancé sur le monde quelques assassins qui ont fait leur chemin...

Et cela dura neuf ans, reprit Monsieur Eliphas de Béothus, après avoir trempé ses lèvres dans une coupe de champagne, neuf années pendant lesquelles j’engloutis dans cette entreprise la moitié de ma fortune. Cela revenait cher, vous vous en doutez: mes frais étaient innombrables et à l’heure actuelle je subviens encore aux besoins de quelques vieux parents de mes régicides. Bresci me coûta même cent mille francs après sa condamnation à la détention perpétuelle. Supplicié dans sa cellule, il put réussir, grâce à l’entremise d’un guichetier gagné par lui à l’anarchie, à m’adresser un billet où il m’exhortait à le faire assassiner pour mettre fin à sa torture. Je dus débourser cinq mille louis d’argent français pour le faire stranguler par un de ses gardiens, qui en reçut l’ordre du directeur de la prison. Vous voyez que j’étais un véritable père pour mes élèves.

Mais un soir de février mon professeur de chimie vint me trouver dans mon Cabinet directorial. Monsieur, me dit cet homme plein de génie, votre œuvre est admirable autant que sans seconde parmi les œuvres des hommes, mais elle est imparfaite encore, souffrez que je vous le dise. Pourquoi diable vous astreindre à enseigner le meurtre et l’assassinat ou plutôt l’exécution des Puissants, par les vieilles méthodes? Pourquoi ne pas employer les nouveaux procédés beaucoup plus pratiques, beaucoup plus propres et tout aussi expéditifs? Croyez-moi. Voici le moment où grâce à la science, l’humanité va pouvoir devenir presque aussi scélérate que la Nature. Celle-ci qui après avoir inventé l’amour a gratifié les hommes de la syphilis, celle-ci qui fait mourir en couches les femelles assez stupides pour enfanter et déférer ainsi à l’instinct qu’elle a glissé en leur chair, celle-ci, dis-je, qui après avoir suscité l’oxygène délectable aux poumons, l’oxygène imprégné de l’arome des halliers humides, l’air vivifié des senteurs marines, a conditionné la tuberculose, se trouve sur le point d’être égalée en tant que bourrelle et gouine infernale. A l’aide de nos bouillons de culture, ne détenons nous pas, nous savants, le pouvoir de répandre sur le monde ou d’insinuer en quelques individus à son exemple, la syphilis, la phtisie, le typhus et le tétanos? Répudions le couteau, la bombe ou le revolver et usons des toxines animales. Une cuillerée de cette solution sans aucun goût ni couleur—et mon chimiste frappait de l’ongle sur un bocal étiqueté,—une cuillerée de cette culture dans le potage du Tzar, de l’empereur d’Allemagne, de M. W. milliardaire américain ou Y., usinier français et vous allez voir le sujet, faire immédiatement du cancer, cela sans appel, sans remède possible. Il suffira de changer de fiole pour diversifier la maladie à conférer. Alors, entendez-moi bien, plus de scandale, plus de cris: A bas l’Anarchie! dans les populations abruties, plus de procès, plus d’échafauds. La justice est désarmée cette fois et l’assassin insaisissable, car l’acte est impossible à prouver. Levé, dressé d’une détente, j’étais dans les bras de mon professeur. Nous commençons à organiser la chose de suite, lui dis-je. Vous ne sortirez de mon cabinet que lorsque le plan de l’œuvre à réaliser sera là, tracé dans ses grandes lignes sur mon bureau. Et pendant deux jours, en tête à tête, ne prenant presque aucune nourriture, nous travaillâmes ensemble.

Sept mois après, un Institut bactériologique faisant corps avec mon Académie des Régicides fonctionnait parallèlement. Et dès lors, nous abandonnâmes le meurtre retentissant, le meurtre théâtral, pour l’œuvre beaucoup plus sûre de la mort naturelle obtenue à l’aide des bouillons de culture. Une besogne philanthropique s’imposait avant toutes les autres: supprimer, détruire le militarisme, dégoûter les masses du service militaire. Des justiciers, des missionnaires envoyés par moi dans toutes les garnisons d’Europe et surtout en France répandirent à profusion la typhoïde dans les casernes, débondèrent des dames-jeannes, des outres de microbes, dans les quartiers de cavalerie et d’infanterie où l’on parque les fils de la démocratie. Vous avez remarqué que depuis de longues années, le typhus y sévit à l’état endémique, il y opère encore, y opérera toujours depuis notre intervention. Ainsi nous espérions que les mères terrifiées ne laisseraient plus partir leur géniture pour le régiment. Des centaines, des milliers de soldats périrent et les ministres de la guerre, interpellés chaque trimestre, furent bientôt sur les dents. Hélas! nous avions compté sans la passivité, le besoin de servage et la lâcheté du peuple! Que faire à cela? Rien, sinon frapper encore à la tête, continuer à décimer les Rois, les Augures, les Pontifes, les Magistrats, les Prêtres, les Tribuns de tous ordres et de toutes nuances pour les dégoûter de leur métier de chefs et les forcer peut être un jour à licencier d’eux-mêmes leurs esclaves. Et en avant la tuberculose, la syphilis, le tétanos, la variole noire, le choléra morbus. Ah! Messieurs! Il en est peu parmi ceux que les foules révèrent, qu’elles envient de loin, qui, dans ces dernières années, moururent sans notre intervention. Rappelez-vous ces trépas imprévus qui stupéfièrent, ces êtres pleins de santé dont deux nuits seulement et quelquefois moins faisaient des cadavres au regard du monde étonné. Pour ne vous en citer qu’un, faut-il vous parler de Félix-Faure à qui nous conditionnâmes un décès en conformité absolue avec sa norme de vieux roquentin? Celui-là nous l’avons travaillé en artistes que nous étions. Il n’était pas digne du tétanos ou du choléra. Une pincée de cantharides nocives dans son thé du matin l’astreignit à se faire éclater les artérioles, le jour même, sur l’abdomen d’une cabote du boulevard. Alors une atmosphère, une chape, un plafond de terreur, pesèrent sur la Société. Le bruit courut dans Paris qu’une secte maudite pratiquait l’empoisonnement avec les bacilles des maladies contagieuses. Comme les microbes de la tuberculose couraient les rues, qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en recueillir dans les expectorations, les crachats de pulmoniques, on vit des bourgeois terrifiés licencier leur domesticité. On vit des duchesses, jusqu’à des reines en exercice, préparer, de leurs mains, leur cuisine, triturer leurs aliments pour être sûres que des vibrions assassins n’y avaient pas été introduits sciemment. Les puissants, les riches, se servirent eux-mêmes. Ce fut le commencement de la justice, car nul n’a le droit de se faire servir ici-bas. Et pour rassurer les classes dirigeantes, le Comité d’hygiène se rassembla, délibéra et fit placarder dans la ville d’innombrables affiches qui invitaient les tuberculeux à ne pas cracher par terre, qui les exhortaient, eux les condamnés à mort, les damnés, à se montrer soucieux de la vie de leurs congénères bien portants!

Cependant après neuf années de parfait fonctionnement de mon École des Régicides et trente-six mois de labeur de mon Institut bactériologique, après tant d’attentats, après tant de rois ou de puissants mis à mort, je me rendis compte, un jour, qu’il n’y avait pas une douleur, pas une honte, pas un forfait, pas un mensonge, pas un sanglot de moins dans la société policée. Et l’affreux doute prit alors possession de mon esprit.

A quoi bon tous ces meurtres? Ce n’étaient pas les tyrans, mais bien le besoin de servitude qu’il faudrait pouvoir supprimer. J’avais été victime d’une épouvantable erreur. Quel était le monstre qui avait inventé cette doctrine néronienne et absurde: Tuer pour régénérer? Oui, l’anarchie comme toutes choses ici-bas mentait... L’anarchie était fausse dans son principe, et puérile dans ses moyens. Elle énonçait que les hommes étaient nés bons et que la Société seule les rendait mauvais. C’était la théorie de Rousseau, cet homme à la vessie percée qui, comme il le conte lui-même, défaillait d’attendrissement sur une touffe de pervenches, au souvenir de sa vieille maîtresse, et qui empoisonna tout un siècle de ses mucilages sentimenteux. Eh bien! cela, c’était une effroyable imposture, les hommes sont nés mauvais parce que la Nature a intérêt à les élaborer ainsi et que, s’ils étaient bons, ils se déroberaient à l’œuvre qu’elle leur impose; c’est-à-dire qu’ayant vu la plupart d’entre eux souffrir et connaissant que la douleur ne peut être vaincue, ils refuseraient d’assurer la continuité de l’espèce. Il n’y aura donc jamais aucun moyen de les rendre bons, de constituer avec eux la Cité promise, l’Eden de l’avenir, la Civilisation harmonique en un mot, où le fort ne dévorera pas le faible, où l’égoïsme ne sera pas le moteur suprême. On aura beau faire tomber toutes les lois, détruire tous les pouvoirs, supprimer tous les maîtres, massacrer, couper des têtes, comme l’enseigne l’Anarchie, l’homme sera toujours l’être de boue et de sang occupé à spolier, à imbécilliser ou à martyriser son semblable. Il n’y avait rien à espérer, parce qu’on se heurtait à la Nature, force plus grande que tous les vouloirs humains. L’Anarchie, qui imposait de croire à quelque chose, qui spéculait sur cet a priori, sur le dogme de la bonté innée de l’homme était donc aussi ridicule et aussi malfaisante que toutes les théories religieuses ou sociologiques qui l’avaient précédée. Croire était la stupidité dernière en même temps que l’erreur suprême d’où découlaient tous les autres crimes. Si l’on voulait rêver de Justice, de Vérité, d’Harmonie et d’Absolu, il fallait être en mesure, un jour, d’étrangler la Nature naturante, ou d’arracher d’un seul coup tous les génitoires à l’Humanité, pour l’empêcher de se continuer. Mais où étaient-ils les doigts de fer, où se cachait-il le nouveau Prométhée, capables de cette œuvre sublime autant qu’impossible?

Dès que j’eus évoqué ces choses que nul, entendez-vous, parmi les philosophes ou les logiciens, n’a pu controverser que par des objections de sentiment, donc irrecevables, dès que le refus d’espérer eût prépopenté en moi, je résolus de licencier mon École de Régicides. Et à nos cadets et à mes professeurs, désormais sans emploi, je distribuai une notable partie de l’avoir qui me restait. J’allai m’embarquer pour l’Europe quand je fus cueilli au bord du ponton d’embarquement par deux gentlemen qui me prièrent de vouloir bien les suivre. J’avais été dénoncé. Arrêté, je fus incarcéré pendant huit jours. Mais la justice recula devant l’énormité du scandale où allait sombrer peut-être l’honneur des États confédérés, car les nations ont, elles aussi, un honneur aussi mal placé que celui des femmes. Et puis la Magistrature américaine avait peur; elle s’affola évidemment à la pensée que mon acte, dans la notoriété qui allait lui être donnée, fût imité par d’autres, par quelques hommes d’esprit désireux d’employer leur argent, de façon originale. Elle s’étonna seulement que mon Académie eût pu fonctionner si longtemps, sans attirer les soupçons. Je dus lui faire remarquer qu’elle était installée à cent lieues de tout centre habité, au milieu des savanes de terre rouge du Colorado. Je rappelai également au gouvernement américain que j’avais demandé l’autorisation d’ouvrir un collège libre préparatoire aux écoles militaires de l’Europe, et que j’avais même offert, en ces dernières années, de fournir des volontaires tout entraînés pour Cuba,—ce qu’il avait accepté, du reste.

Nostalgiquement, je regagnai le vieux continent, mais sans abandonner toutefois mes études et mes travaux, pour faire coûte que coûte et malgré eux le bonheur des hommes. Je m’étais convaincu que la Douleur et le Mal ne seraient enfin exterminés ici-bas, que le jour où l’on pourrait saisir le gouvernail de la planète pour l’aiguiller en dehors de sa route et l’aller fracasser contre une autre, dans un rejaillissement d’immondices qui éteindrait le soleil. Puisque les hommes s’acharnent à proliférer, l’esprit du Sage, qui ne peut pas vivre sans idéal ni sans absolu, est bien forcé de rêver quelque chose de semblable à défaut du bénéfique onguent gris en possession de supprimer, du coup, les quelques milliards d’acarus enragés qui, sous le nom d’humanité, circulent sur le testicule terraqué. Si l’on arrive à tout sabouler, si l’on réussit à faire triompher enfin le Nihil consolateur, le Bien, le Calme et le Silence prendront alors possession du monde apaisé. Et la souffrance sera définitivement abolie, puisque l’on aura détruit l’homme, qui malgré vos demi-mesures de Socialisme ou d’Anarchie en sera toujours le réceptacle. Donc, Messieurs, orientant mon intelligence et mon labeur de ce côté, j’ai résolu de faire tout le possible pour supprimer ladite humanité. Et je crois que si celle-ci avait connaissance de mon but, et se penchait sur mes travaux, elle pourrait, dès maintenant, couvrir la terre de cathédrales vouées à ma personne, engraisser des prêtres et me décerner des cultes comme elle l’a fait pour son supposé Créateur—entité responsable de tous ses maux—sans parvenir à acquitter jamais la dette de reconnaissance qu’elle contracte envers moi qui vais la faire disparaître.

—Ah! bah, vous avez comme ça à votre disposition l’onguent gris nécessaire à nous effacer tous, nous les acarus! interrogea Truculor.

—Certainement, répondit le phénomène, dont les yeux s’enflammèrent. Ce moyen est simple, comme vous allez vous en convaincre. Il y a deux ans à peine, l’Académie des Sciences fut informée qu’un chimiste, dans une expérience, avait réussi à enflammer l’azote de l’atmosphère, sans que la combustion ait lieu au préjudice de l’oxygène ambiant. Eh bien, Messieurs, cette expérience a dépassé maintenant le champ étroit du laboratoire pour devenir enfin pratique. L’homme de génie dont je vous parle, qui ne fait partie d’aucun Institut, se déclare en mesure de pouvoir, en moins d’un an, enflammer sur lui-même tout l’azote contenu dans la calotte atmosphérique recouvrant la terre. Donc, avant qu’il se soit écoulé douze mois, à partir de l’instant où je vous parle, et après un préalable anathème jeté à ce monde effroyable où seuls peuvent germer le crime, le vol et le mensonge, après une dernière malédiction lancée à cette sphère obscène, une effroyable langue de feu se précipitera d’un pôle à l’autre, un mascaret d’incendie, attisé par les vents, se déchaînera, vengeur et implacable, pour assécher d’un coup les fleuves, les mers et les océans, calciner, effacer sans retour possible la vie végétale et animale, en faisant flamber la planète maudite comme un gigantesque bol de punch. Après l’incinération de cette ordure, tout, tout, vous entendez bien, les êtres et les choses, se plongera dans le coma délicieux du Néant, pour n’en plus sortir jamais, malgré l’acharnement désespéré de l’abominable Nature, frappée à mort, elle aussi, et hurlant d’épouvante dans le vide frissonnant, pendant que la Ténèbre pacifiante digérera lentement le monde scélérat. Et puisque la Justice et le Bonheur n’étaient pas possibles sur cet habitacle, nous aurons accompli la seule œuvre dont puisse s’enthousiasmer encore l’esprit humain! Nous aurons détruit la Terre et supprimé pour toujours l’effroyable Génitrice de Douleur et d’Iniquité!

Monsieur Eliphas de Béothus, ayant ainsi parlé, se tamponna la bouche du coin de son mouchoir armorié d’une devise favorite: l’espoir suprême est dans le non-être et se leva de table, en ajoutant négligemment, comme survenait un flanqué de mauviettes.

—Je vois que la ripaille se corse; or je ne puis approuver plus longtemps, par ma présence, les mangeries qui abêtissent et ont toujours pour immédiate résultante les coïts qui repeuplent...

Il gagna la porte sans autre débordement de politesse à l’adresse des convives. Pourtant, sur le point de sortir, il se retourna de trois quarts. Du coin de sa bouche tordue dans sa face citrine et comme vert-de-grisée par endroits, il laissa tomber encore:

—Au revoirs, messieurs, au revoir, jusqu’au jour où vous apprendrez peut-être mon véritable nom... qui vous expliquera alors bien des choses.

Et il disparut.

—Folie, folie, des phrases, des phrases! que tout cela, pontifia Truculor que la bonne chère, en ce moment, semblait sur le point d’apoplectier. Le Socialisme, Messieurs, dans une vingtaine de générations au plus, fera la paix et la justice parmi les hommes réconciliés. Et tout ce nihilisme n’a qu’une valeur de paradoxe...

Déjà le Tribun se préparait à conférencier. Il avait repoussé sa chaise et, les deux mains appuyées sur la nappe, il adressait à tous les commensaux le large sourire de bienvenue qui est l’amorce de tous ses épanchements oratoires. Honved, qui ne pouvait souffrir le grand homme, prévit la chose et, pour sauver l’assistance, n’hésita pas à commettre le crime de lèse-génie. Il coupa net et fut très dur, car le logomaque l’exaspérait.

—Eh! eh! il ne faut pas médire des phrases en général, Monsieur, car il est des phrases dont la construction a exigé plus de science que celle des cathédrales et quand les basiliques ne seront plus que poussière, ces phrases chanteront encore dans la pensée des hommes. Le Socialisme ne vit que de cela du reste! Vos collègues, je ne parle pas de vous, ont réalisé ce miracle d’apaiser la faim des malheureux en leur faisant brouter des adjectifs et des substantifs nouveaux. Je ne veux point savoir si c’est un progrès sur les âges précédents où l’on voyait, de temps en temps, César distribuer la sportule au peuple et les grands consentir largesses. Il ne tient qu’à vous, sans doute, je le sais bien, de faire prononcer par l’Académie de médecine que l’épithète est un aliment, tout comme l’alcool, et vous aurez résolu le problème social. Quant à l’expédient désespéré de Monsieur Eliphas de Béothus, je ne le trouve point si déraisonnable. La science sera à la hauteur, un jour, de réaliser ce dont il parle. Il y a déjà quelques milliers d’années que, par la parole, fut dénoncée l’infamie de l’univers et que les hommes se sont efforcés d’y remédier. Comme l’a dit Monsieur de Béothus, si la Pitié et l’Équité ne peuvent pas régner sur la terre il faudra bien détruire la terre. Le philosophe qui, le premier, formula les notions de Justice et de Vérité, décréta, sans le savoir, l’abolition du monde ou tout au moins de la vie, car jamais l’absolu de ces deux principes ne pourra être réalisé par une société civilisée. Or l’esprit humain, revenu de l’erreur Dieu, ne peut se contenter d’une approximation, d’une relativité, et fatalement il sera amené à désirer, à hâter de tout son pouvoir, l’extinction de l’espèce, dans le besoin irréfrenable qui est en lui de supprimer le Mal et la Douleur. Convaincre les hommes qu’ils n’ont point le droit de se continuer est, au dire de quelques penseurs, la seule détermination pratique pour pacifier la terre et renverser du même coup l’œuvre de la Nature qui a promulgué le crime, le carnage, la souffrance et l’asservissement des faibles de façon pérennelle. J’aime la vie, moi, pour la beauté qu’elle tolère par accident; je l’aime pour son lyrisme éperdu, pour tout ce qu’elle enfante: monstres ou héros; je l’aime parce qu’elle est une représentation, parce qu’elle permet souvent à l’intelligence de conquérir sur les forces mauvaises, et qu’elle dresse en face du monde un pouvoir parfois équivalent, c’est-à-dire la volonté des hommes; je l’aime parce qu’elle permet de flageller avec des mots l’Univers abominable qui ne veut point de la justice; je l’aime aussi parce qu’il n’est pas tout à fait prouvé à mon sens qu’elle soit haïssable, puisqu’elle suscite de temps en temps le génie, condamné à souffrir, il est vrai, un peu plus encore que le troupeau. Mais, si pour moi l’expérience n’est pas probante encore, si tout n’a pas été tenté et si la conclusion qui consiste à l’annihiler me paraît prématurée, je ne la repousse pas a priori...

Je concède même ceci: C’est que le malthusisme est le seul moyen de faire, pratiquement, la Révolution sociale qui vous tient au cœur sans cataclysmes et sans massacres.. C’est l’arme suprême terrible, inexorable du prolétariat. Que celui-ci refuse de se continuer, organise, non pas les grèves des bras d’où il sort toujours vaincu, mais bien la grève des ventres et il est assuré de la victoire. Que le peuple ne procrée plus d’esclaves et puisqu’il est impuissant à sortir de son enfer, qu’il s’obstine, lui, à ne pas se reproduire, à ne pas créer d’enfants pour les faire entrer à leur tour dans sa noire géhenne. Et la Bourgeoisie sera par terre. Ce n’est pas elle, vous vous en doutez, qui consentira jamais à peupler de ses fils ses casernes et ses bagnes industriels. Alors quoi, que fera-t-elle? Des Lois? Allons donc, le Peuple, cette fois, se trouve en possession du moyen de salut. Une législation, quelle qu’elle soit, ne peut astreindre les asservis à proliférer s’ils se dérobent à cette fonction. Si vous avez les fusillades, pour assurer la continuité et le respect du monstrueux état de choses présent, vous ne pouvez employer les lebels pour obtenir de la chair à exploitation. Que les travailleurs adoptent seulement le malthusisme dans la mesure où la classe nantie le pratique et vous allez vous trouver avant une génération, avant vingt-cinq ans, devant une véritable disette de travail salarié. Or vous-même, Monsieur Truculor, n’osez assigner une échéance aussi rapprochée à la Révolution. Le suicide progressif du peuple, c’est le bouleversement général de la Société. C’est le capital désarmé et impuissant devant ses richesses accumulées, devant ses tas d’or, qui auront tout juste désormais la valeur de gravats amoncelés. Le rôle de l’or étant de fomenter de la main-d’œuvre, pour exonérer les enrichis de tout labeur, qu’allez-vous en faire quand les bras vont commencer à manquer, quand il n’y en aura plus assez pour les besognes serviles, quand, dans cinquante ans, même, il n’y en aura plus du tout peut-être? Si la caste possédante veut manger, il lui faudra travailler à son tour, œuvrer dans les effroyables besognes qu’elle impose au prolétariat de par la toute puissance de son Code et de son Argent. Si elle veut du pain et du luxe il lui faudra participer à l’activité humaine. Si elle veut jouir toujours, il lui faudra, cette fois, jouir sur elle-même, être le propre artisan de ses innomables voluptés. Si elle veut des armées permanentes, elle enrôlera ses ploutocrates, et si elle veut de la prostitution encore, elle devra jeter ses filles à ses mâles en rut.

Tout croulera par la base, les institutions et les hiérarchies, les gouvernements démocratiques et les dynasties, les cultes et les dieux, sans qu’il soit nécessaire de verser une seule goutte de sang. Jamais plus terrifiante catastrophe n’a menacé, par avance, l’Egoïsme pontifiant. Contre elle, nulle défense n’est possible, sachez-le bien, car, comprenant que c’est le seul procédé de libération pratique, le salariat étranger, auquel les classes dirigeantes pourraient faire appel, l’adoptera spontanément lui aussi. Et par dessus les frontières, s’échangera alors la première étreinte fraternelle entre les déshérités du monde, résolus à disparaître dans le refus magnifique de prolonger leur détresse, leur misère et leur servage...

Il est temps peut-être que quelques hommes aillent dire cela aux masses spoliées, qui imposent la domestication et l’endémique famine à toute la descendance issue de leurs entrailles éternellement douloureuses. Il est temps qu’on aborde franchement le débat et que, méprisant par avance toutes les persécutions, deux ou trois penseurs s’offrent d’eux-mêmes pour affranchir le peuple en lui énonçant, malgré la gouaille et les quolibets du début, les moyens infaillibles de ne plus faire d’enfants. Il est nécessaire de ne point le prendre, tout d’abord, à la thèse philosophique, mais bien au terre à terre du profit immédiat. Qu’on lui donne en exemple la Bourgeoisie qui, pour ne pas morceler sa fortune, s’est déterminée à la quasi-stérilité. Qu’on lui dise dans les réunions publiques, dans les meetings des centres ouvriers, à l’aide de millions de brochures répandues à profusion dans les usines ou à la porte des mairies, envoyées même à chaque nouveau couple, qu’on lui dise et lui rabâche à l’aide de l’écrit et de la parole, enfin, qu’il est ridicule de ne pas imiter la classe moyenne, qu’il est stupide d’employer son infime salaire à nourrir des petits, quand il peut s’abstenir d’en avoir. Définissons-lui, nous, littérateurs, le malthusisme rationnel et sournois des satisfaits, et faisons-lui comprendre que le bourgeois n’a pas supprimé le plaisir de l’acte génésique, mais seulement la résultante: la fécondation, et il ne tardera guère à en faire autant. Au bout de quelques années, dès les premières statistiques des Leroy-Beaulieu ou autres annonçant le péril, le Capitalisme, terrifié à la vue du mal qui va l’exterminer à son tour, accourra suant de peur pour offrir, de lui-même, la justice, et promettre une répartition plus équitable des biens d’ici-bas. Il ne sera plus temps. La caste assouvie, par sa volonté d’iniquité, aura tué ce qu’elle appelle la Patrie et la Race.

Et, qui peut nier la sereine et magique beauté de l’acte? La Démocratie, qui a donné son sang pour toutes les grandes œuvres sociales, la Démocratie, qui par son courage, son labeur, a permis en somme d’édifier la civilisation moderne, la Démocratie, éternelle Parturiante d’Idéal et de Bonté, comprenant qu’elle a tendu le cou à une cangue plus lourde que les chaînes féodales, la Démocratie, consciente enfin que sur sa nuque pèse la pantoufle du bourgeois, ou les cothurnes éculés des histrions de la politique, plus implacables que la botte à éperons d’or des patriciens d’ancien régime, la Démocratie, désireuse de ne point s’avilir, de ne pas se courber plus longtemps dans l’esclavage, se frappe à mort, étouffe la vie dans ses lombes, et entraîne dans le gouffre ceux qui lui refusent l’Équité...

La minute est décisive, sachons-le, et la haine publique, ou la mise hors la loi ne pourront, j’en ai l’assurance, étouffer désormais la parole courageuse des protagonistes de l’Idée salvatrice en actuelle germination. J’aime la vie, certes, moi, mais je me résigne car j’aime encore plus la justice, qui doit en être la condition première, et si c’est le seul moyen de l’arracher aux exacteurs oisifs que de brandir une telle menace au-dessus de leurs fronts implacables dans la férocité, je l’acclame de toutes les forces de mon cœur et de ma pensée. Peut-être serai-je un de ces ouvriers d’émancipation, sans jamais, par la suite, réclamer ni honneur ni mandat. Je m’affligerai, toutefois que les socialistes ou les libertaires ne m’aient point devancé. Mais sans doute, les chefs n’ont-ils cure de voir le Peuple faire sa Révolution tout seul et tout de suite, car il leur faudrait rester sans emploi et résilier leur rôle profitable de pasteurs de bétail...

Truculor ne ramena point l’adversaire.

—La question, dit-il, est d’une telle vastitude et d’une complexité si grande, Monsieur, que je préfère vous répondre demain, dans un Premier-Paris. Karl Marx et Bernstein, démontrent péremptoirement, à l’opposé de Max Stirner... Mais devant les grimaces des commensaux menacés d’un éboulis d’érudition sociologique et d’un laïus pompeux, il rengaina son Larousse et tourna bride tout à coup, en ajoutant néanmoins, d’un ton emphatique: Ces thèses malthusiennes ne gagnent pas à être commentées à table...

Depuis quelque temps déjà, le front du comte de Fourcamadan se ravinait sous l’effort des cérébrations intenses. Son esprit en gésine devait connaître les affres de l’enfantement.

—Béothus n’est qu’un dément qui m’a donné des déman.... geaisons.... ses acarus n’avaient rien à faire avec le non-être, mais bien avec le pyr...êthre... Et, satisfait, exhilarant, le dos en arc de cercle, il pinça, entre le pouce et l’index, l’assiette de Jacques Paraclet.

—C’est l’aboutissant prévu, l’homme définitif que peut élaborer une race qui a répudié Dieu, opina le pamphlétaire, dédaigneux de cette stupidité. Ceux qui, depuis tant d’âges déjà, obscurcissent chaque jour le Front du Crucifié d’un nuage de crachats, ceux qui ont fait chavirer l’Espérance dans le dépotoir du Positivisme, ceux qui depuis Voltaire et Diderot dansent sur le corps du Fils de l’homme la bamboula frénétique des vidangeurs de l’athéisme, devaient nécessairement se trouver acculés à ces théories de négation et de désespoir paroxystes. D’ailleurs je ne suis pas loin, moi aussi, de leur concéder une part de magnificence. Puisque la puanteur de ce monde est telle que les bienheureux, qui gravitent dans le séjour des Justes et des Purs, se trouvent sur le point d’en être asphyxiés d’horreur, il est bon que la création disparaisse, car Dieu, lui-même, a dû reconnaître que sa toute puissance et sa volonté seraient impuissantes à la racheter. Qu’il vienne donc l’ange exterminateur armé de son flamboiement de tonnerres! Qu’il accoure le justicier escorté d’une pyrotechnie de soleils en conflagration, et qu’il détruise pour toujours la purulence et l’immondicité de notre relief planétaire!

—Messieurs, messieurs, avec tous vos goûts de massacre et de destruction universelle, vous ne touchez pas à ce chaud-froid. Je vous prie, maître d’hôtel, faites passer, dit la Truphot, qui prévoyait qu’elle allait vivre plusieurs nuits à rêver de cataclysme général.

Après quelques oscillations réglées par un métronome d’infaillible sottise, qui servit à mettre en mesure et à balancer rythmiquememt les dires de Sarigue, de Madame Truphot, de Boutorgne et du comte de Fourcamadan dont l’intellect respectif, surexcité par la bonne chère, butinait avec acharnement le sens caché des faits du jour, la conversation vint se fixer sur la guerre de Chine, qui déroulait alors ses péripéties les plus corsées.

Cette fois Truculor s’était installé de lui-même dans le bien-penser et le bien-parler. Il se mit donc à réciter, sur les cordes basses de son violoncelle pectoral, un prochain article qu’il destinait à son journal, pour appuyer le ministère à qui quelques dissidents de la gauche reprochaient d’avoir engagé en Extrême-Orient une campagne suscitée par les brigandages des missionnaires.

—Messieurs, il faut avoir la loyauté de le reconnaître, les Chinois ne sont pas intéressants. Ce peuple abruti d’opium ignore le courage. Que penser, en effet, de trois cents millions d’individus qui se laissent mettre à la raison par un corps expéditionnaire d’à peine cinquante mille baïonnettes? Il suffirait, n’est ce pas? à ces inconcevables fourmilières humaines, de lever les bras, pour que l’air jusque-là placide, déchaîné tout à coup en ouragan par ce simple geste, balayât dans la mer les troupes que leur a dépêchées l’Europe dans un effort parcimonieux. Eh bien! Ils assistent à la chose indolents et apathiques, se contentant de geindre très fort, parce qu’on les pille et les extermine un peu. C’est un peuple figé, désormais incapable d’apporter sa contribution à l’effort et au travail du Monde en gestation de Progrès. Si on leur prend leurs ivoires, leurs soies, leur or et leurs fourrures rares, c’est, en somme, la revanche de la Civilisation sur la Barbarie, c’est la juste vengeance tirée par l’occident, après bien des siècles, des effroyables chevauchées de Tamerlan ou de Gengis. D’ailleurs, qu’ont fait des Chinois depuis douze cents ans? Où donc est leur science et de quelle culture moderne ont-ils témoigné en face de l’Europe en progression constante? Ce que les armées congrégées de cette dernière viennent d’accomplir, ce n’est, à bien y réfléchir, que ce que nous rêvons tous de voir se réaliser en faveur du prolétariat et au détriment de la Bourgeoisie régnante, c’est l’expropriation, la dépossession d’une race fainéante par une humanité laborieuse et féconde...

Ici il prit un temps, debout comme s’il conférenciait, esquissa au-dessus des convives un geste large de sa main arrondie en forme de conque, puis il acheva, se rasseyant et légitimant dans son inconscience la férocité de la classe capitaliste actuelle désireuse de triompher malgré tout.

—Nul ne mérite de vivre, au surplus, qui n’a le courage de se défendre.

Une stupeur régna; des pommettes rubescentes pâlirent d’étonnement, car cette thèse dans la bouche de Truculor déroutait toute la tablée. Mais la Truplot, respectueuse du lustre de son ténor, applaudissait et, du coup, s’y croyant autorisée par une aussi illustre obédience, elle lâchait, en phrases ineptes, et en éructant à demi, sous la poussée des vins, tout ce que sa langue pâteuse lui permettait de débonder d’un nationalisme longtemps réfréné.

—Oui oui! on devrait les égorger jusqu’au dernier. La cause de l’Église est toujours juste, et il faut que le colonel Marchand revienne de là-bas empereur.. D’abord, ce sont des païens, et puis ces misérables méprisent les femmes et crachent sur les crucifix....

—Envoyons-leur Gallifet, avec pleins pouvoirs, appuya son amant.

—La fêlure! se dit Honved, en se rappelant la thèse de la pièce qu’il chérissait, en pensée, depuis longtemps déjà. Oui, Truculor vérifiait le caractère, s’identifiait même, de surprenante façon, à un des personnages qu’il avait déjà configuré mentalement. L’auteur dramatique, dans ces trois actes projetés, voulait offrir une explication aux désolantes attitudes, aux comportements imbéciles dont sont coutumiers les gens notoires de cette époque, réputés, cependant, pour être doués de quelque phosphorescence d’entendement. Quand une race en est à la sénilité, quand le bétail humain qui a trop vécu s’agite, sans pouvoir brouter autre chose que les chardons de la sottise, la Nature suscite alors quelques individus dont la fonction est d’éliminer la dernière réserve de vaillantise morale, la dernière parcelle d’intelligence qui peuvent lui rester. Il n’est pas besoin, pour adopter ce postulat, de croire à une prédestination, ni de concéder à la Fatalité; le monde n’étant qu’une Volonté, comme les philosophes matérialistes l’ont démontré. Or la Nature se sert de ces hommes pour précipiter la déliquescence, pour aider à la désagrégation finale de l’esprit de cette race: elle leur fait à proprement parler tenir le rôle de ptomaïnes de décadence, tels ces ferments qui se mettent dans les corps déjà putréfiés. Par ailleurs, pour qu’ils aient pouvoir sur la masse, elle a fait d’eux des niveaux d’eau parfaits, destinés à déterminer exactement la ligne d’horizon, la parallèle basse nécessaire à l’optique du restant de leurs semblables. Or, elle les a frêtés d’une eau opaque de bêtise cynique, en laquelle, seulement, elle a glissé, pour la réalisation de ses mystérieux desseins, la petite bulle d’air, la petite spiritualité d’un discutable talent. Remuez le niveau d’eau: la molécule gazeuse va chavirer et se démener ensuite, sans pouvoir se fixer de façon stable. Et il faudra des circonstances particulières, une précision de manœuvre infinie, que le moindre heurt vient infirmer, pour que la bulle d’air se maintienne au centre parfait, bien en vue. Ne les faites pas agir sans précautions, sans préméditation, alors qu’ils ne sont pas en représentation voulue et concertée, car le petit globule s’affolera et se perdra alors dans la masse liquide. Seuls les doigts de géomètre du Destin auront le pouvoir de le replacer de ci, de là, par à coups, au point voulu, après cinq ou six mille oscillations fausses. L’avare Nature, sans doute, en paraissant les favoriser d’un quelconque côté, s’était acharnée sur eux, avait fait payer cher à ces cervelles pseudo-reluisantes tout le faux lustre dont elles se réclamaient. Elle semblait avoir rageusement fissuré la calotte cranienne qui servait de récipient à ces méninges glorieuses, laissant, par la fêlure, fuir le meilleur de l’intelligence. Et, en vertu de cette loi d’équilibre qui est sa règle primordiale, elle les avait dotés d’extravagants travers, leur rendant toute pondération impossible—pour balancer ce qu’elle croyait leur avoir donné.

Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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