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II

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Table des matières

Il n’y a rien d’odieux dans la satire

qu’on exerce contre les méchants: elle

mérite, au contraire, les éloges de tout

homme de bien qui sait juger sainement.

Aristophane.

La chère fut excellente et le potage bisque, la barbue Jean Bart et même le cœur de filet Rossini se trouvèrent déglutis au milieu des banalités, des calembours ou des plaisanteries qui avaient déjà fait leur temps à l’âge de pierre, mais qui servent de liant invariable aux convives les plus spirituels. Puis les propos s’égaillèrent et, dès l’apparition du faisan rôti qui valut à Madame Truphot des exclamations laudatives, la chasse étant fermée depuis quatre mois, plusieurs convives dûment assouvis, se mirent en devoir de besogner ferme pour faire briller leur génie.

A la place d’honneur, à la droite de la veuve, dont il avait jadis fréquenté le mari, trônait Truculor, le Tribun socialiste. Verbe incontesté des plèbes, sa phraséologie graissée au meilleur cambouis de l’École normale devait introduire le Pecus dans la Jérusalem nouvelle, dans la Terre promissiale de Fraternité et de Justice, à moins qu’auparavant notre système solaire ne devînt tout à fait caduc et que la planète, intempestivement ne trépassât de vieillesse. C’était un gros homme, à la face halitueuse et patinée d’une teinte de grès roussâtre, qui ressemblait assez exactement à un contremaître potier dont le visage aurait été vernissé par le feu de son four. Trapu et d’encolure massive, le thorax redondant de cet orateur était une sorte de buffet d’orgue où s’alignaient les tuyaux, les cuivres et les pipeaux de fer-blanc, le cor et l’alto, le hautbois et le basson d’une éloquence polyphonique qui se passait à l’ordinaire du stimulant de l’Idée ou de la plus menue conviction, tout comme un piano mécanique se passe du secours d’un vil doigté. La spécialité de Truculor était le déchaînement dans la forme classique: ce qui faisait percevoir aux moins compréhensifs le puffisme du procédé, car dans chacune de ses gloses l’humanité et l’enthousiasme véritable avaient été expulsés par huissier pour que la rhétorique pompeuse pût, tout à son aise, se mettre dans ses meubles, s’installer dans le faux acajou des tirades. Bien qu’il prît soin, couramment, dans ses parlottes, de ne point ravaler ses collègues du Parlement de toute la vastitude de son érudition, on pressentait néanmoins, grâce à lui, ce que les Grecs eussent pensé de la conjoncture et combien il eût fallu d’épithètes aux Romains pour évaluer l’événement. Aux jours d’inspiration, aux minutes vaticinatoires, quand le rhéteur brandissait au-dessus du verre d’eau et des sténographes un facies congestionné et prophétique, quand il menaçait l’assemblée rétrograde de convoquer devant elle un avenir gros de menaces, quand il proposait d’éclairer les ténèbres du futur avec les fulgurations de son génie, ce cracheur de feu, dont les lèvres, à son dire, avaient été touchées par le charbon ardent d’Élie, n’arrivait que très péniblement à déflagrer une lamentable flammèche oratoire, un feu follet neurasthénique, une théorie de fumeuses étincelles totalement incapables d’embraser quoi que ce soit de l’ordre établi ou d’incendier le moindre fétu. Avec ce révolutionnaire, la Révolution, en effet, s’était muée en bonne fille et il convenait de faire son deuil de la véhémence de cyclone, de la lame de fond des grands Conventionnels qui, comme des éléments déchaînés, chavirèrent l’ancien Régime. Ce n’était plus la houle, le coup de bélier sur les portes d’airain de Danton, la froide logique, les théorèmes acérés de Robespierre qui eurent raison du vieux monde, qui désossèrent l’inique société, ou quoi que ce fût d’approximatif. Non, c’était une voix de bugle qui finissait toujours en soupirs de serinette; l’élan magistral partait pour emporter d’assaut l’Ilios bourgeoise et s’arrêtait pas bien loin, dans les bosquets anacréontiques, sentimenteux ou élégiaques de l’ancien Romainville... sur la petite chanson. N’en doutez pas, si Truculor au lieu de siéger sur les bancs socialistes de la troisième République avait siégé sur les bancs de l’ancienne Montagne, au soir du 10 août, il se fût transporté incontinent dans la loge du logographe pour consoler Louis XVI et l’aurait emmené avec les camarades boire du Samos, avant de lui faire récupérer ses Tuileries. Puis, le lendemain, trente-deux colonnes de son journal eussent expliqué à Samson déconvenu et au peuple fumisté tout le lumineux de cette détermination.

Dans ses discours protéiformes, tous les genres du poncif prétentieux se coudoyaient. Tantôt, il endossait les paillons du sublime, se goudronnait d’un empois pisseux, n’usageait que le mot noble, tels les évêques fameux et bavards de Louis XIV; tantôt, il apparaissait constipé et solennel, comme les cuistres qu’on appela jadis les grands parlementaires, ou bien il brandissait des pistolets d’enfant, des foudres en aluminium, lorsqu’il s’avérait utile de terroriser l’adversaire, fluant aussitôt par toutes les ouvertures en un attendrissement diluvien, quand survenait la nécessité d’appliquer un émollient sur le cœur de bronze des majorités. Et cet instrumentiste vacarmait comme un orphéon, devenait à lui seul plus imposant, plus tumultuaire et tout aussi artiste que l’harmonie de Dufayel qui désoblige les moineaux du dimanche dans les squares parisiens. Pathétique, oh combien! l’emphase scoliaste gonflait ses tirades comme un coup de pompe un pneu de bicyclette, et il régnait sans conteste sur la foule des porteurs d’églantines extraordinés et ravis d’avoir enfin un orateur ayant victorieusement passé son bachot.

Truculor avait été proclamé jadis le premier orateur de l’époque, parce qu’il s’était mis en devoir de recouvrir, à chaque ouverture de session, à chaque automne, le vieux parapluie quarantehuitard de l’éloquence parlementaire d’une silésienne de métaphores fuligineuses, d’affligeantes banalités ou d’incorrections dans le genre de celles-ci: «Jamais dans le chaos des peuples et des races, dans la forêt des passions et des haines humaines, jamais une aussi large clairière de paix n’avait été pratiquée.»—C’est de la poésie, lui criait alors Monsieur de Dion, athlète justement réputé pour la bêtise incoercible de ses propos, et qui, impressionné par la forêt des passions, prenait ce pathos pour la langue de Pindare. D’ailleurs, dans tous les discours de Truculor, il y avait une forêt, comme dans les démonstrations théologiques des trois derniers siècles, il y avait le mécanisme de la montre et l’argument final: Qui donc, si ce n’est Dieu, est l’horloger? Il ne sortait pas de là, c’était son trope le plus fabuleux, sa tautologie préférée. «Je gravissais un soir, la rue, avec l’émotion religieuse d’un néophyte. Sous un soleil mêlé d’azur triste et de blanches nuées, je sentais une haute espérance grandir en moi, assez forte pour remonter le flot de misère et d’inquiétude qui dévalait le long de la voie assombrie[1].» Il gravissait, un soir, sous un soleil et il sentait une haute espérance, assez forte pour remonter!!! Non, Paul Bourget, lui-même, répugnerait à conculquer un pareil tapioca, à battre en mayonnaise un pareil vomis. «Comme l’aigle qui monte vers le soleil.» «Ce discours dont les vagues poussées par le vent du large», continuait le tribun jaloux de colliger toutes les images qui le feraient refuser au certificat d’études de la laïque, anxieux de ne résilier aucun pompiérisme et de surpasser, si possible, Georges Ohnet, d’infamante mémoire, tout cela afin de faire la preuve, sous les bravos frénétiques des trois quarts de la Chambre, qu’un homme de réel talent ayant le sens du ridicule, le souci de la forme et l’exécration de la solennelle niaiserie, un orateur enfin, qui serait tout le contraire de lui, ne pourra jamais prospérer dans une assemblée délibérante. Quel magnifique langage! disait-on à chacune de ses gloses, dans le Parlement non moins que dans la Presse, et «l’Aigle», la «Forêt», «le vent du large», toute cette éloquence ravagée par un herpès de propos éculés passait aux yeux de ses collègues et des matulus des gazettes, pour la suprême manifestation du Verbe humain.

Cependant, malgré l’opinion acharnée à le magnifier, Truculor, avec ses éternelles palinodies, la nécessité où il se trouvait de se déjuger sans cesse, l’obligation où il était de renier à la Tribune toutes les campagnes menées par lui dans son journal, Truculor, le Logomaque, commençait à lasser les honnêtes gens et les intelligences de son parti et pour beaucoup il n’était plus déjà qu’un Béotien ayant fait ses humanités. Ce Cacique du Socialisme voyait autour de lui déserter les Incas. Il faisait, du reste, tout ce qui est indiqué pour cela. Lui, hier encore révolutionnaire, ne venait-il pas d’être amené à confesser, en pleine séance que l’accointance avec l’autocrate du Nord était utile et louangeable, après lui avoir, vingt fois auparavant, jeté l’anathème. Et il avait suffi d’une mise en demeure d’un leader du centre pour lui faire approuver, en l’alliance russe, les horreurs de la Sibérie, les massacres de paysans dans les provinces, le vol de la Mandchourie, la persécution de Tolstoï, tous les crimes enfin du Tsarisme scélérat, dont la France porte sa part, puisque c’est avec son argent qu’ils ont pu être perpétrés.

Le triomphe de Truculor était la réunion publique. Hissé sur les tréteaux, il s’employait—avec le meilleur de son accent languedocien—à faire résonner de suite le fer-blanc de ses périodes, le chaudron mal étamé de ses prosopopées, besognant de son mieux pour griser son public, d’un seul coup, avec le trois-six de ses tirades, se démenant en des gestes de mangeur d’étoupe enflammée, les bras giratoires et la tête renversée en arrière, menaçant chaque fois d’éteindre le lustre sous une averse de postillons issue des profondeurs de son larynx tempétueux. En Aïssaouah de la Révolution, il y dévorait tout vivant le lapin du bonheur futur. Sans rémission, il chevrotait les incidentes, abusait du trémolo, la voix jouant de l’accordéon sur les finales, à la chute des phrases, ce qui faisait déferler les applaudissements. Pendant deux heures, inexorablement, on le voyait d’abord s’appuyer au soutènement de l’érudition, évoquer tour à tour Locke et Buchner, Proudhon et Auguste Comte, Karl Marx et Bernstein; puis il s’autorisait ensuite, pour son propre compte, à faire jouer les grandes eaux du Truisme, submergeant ses ouailles sous une Mer Egée de lieux communs dont sa Sociologie maritornesque et puérile était l’Amphitrite dépenaillée.

On aura touché du droit la belle spontanéité de cette nature quand on saura que, pendant quatre années consécutives, il avait servi aux étudiants de l’Université de Toulouse, où il professait, sa fameuse phrase sur la misère humaine bercée par la vieille chanson: phrase qui était alors un anathème spiritualiste jeté au matérialisme vainqueur. C’est tout ce que son génie devait enfanter jamais comme suprême offrande à la mentalité moderne. Il n’était pas un postulant de la licence qui n’eût bénéficié, là-bas, de cette formule avant qu’elle ne s’envolât pour faire le tour du monde en toute célébrité. Élu député, il avait placé son unique effet, sa trouvaille estomirante dans sa malle, sous une pile de gilets de flanelle ou un lot de chaussettes, et il était accouru à la Chambre pour lui faire un sort immédiatement.

Le bagage de Victor Cousin devant la postérité se réduit à deux définitions heureuses du mysticisme et du scepticisme; le bagage de Truculor, plus mince, se réduira vraisemblablement à cette sentimentale ineptie. Cependant l’amour que nourrissent les foules contemporaines pour les mirlitonades est poussé à un point tel que celle-ci suffit, d’un coup, à lui faire conquérir la perdurable gloire.

Et «le grand tribun» apostat de l’opportunisme, Coriolan du centre gauche qui, en 1894, avait accusé les anarchistes d’être subventionnés par l’Église, poursuivait un but qui n’était autre, que celui-ci: corser d’un peu de machiavélisme et de politique vaticane, la défense jusque-là maladroite du Capital et de la Propriété en danger imminent, les sauver, pour tout dire, en allant, lui, s’offrir au peuple, pour le mieux abuser. La caste possédante sait très bien que les masses populaires ne peuvent point, impunément, être toujours heurtées de front. Il convient de temps en temps d’employer la cautèle. Ce que dit l’esclave Démosthènes au charcutier, dans les Chevaliers d’Aristophane, s’appliquait, se juxtaposait merveilleusement à Truculor et définissait son cas:—Il faut attirer le peuple par des caresses de cuisine et le duper. Tu as d’excellentes qualités pour agir sur lui: la voix forte, l’éloquence impudente, le naturel pervers et la charlatanerie du marché.

Aussi en moins de six années, grâce à l’influence qu’il exerçait sur les masses passives et abêties, il venait de réussir à passer un anneau, une fibule dans les naseaux de l’ours socialiste dont les bras, en se refermant, auraient pu, d’une étreinte, étouffer la vieille société, et, en l’heure présente, il le faisait danser en rond devant la classe au pouvoir, en bon plantigrade qui ne sait plus qu’exécuter des courbettes et lécher éperdument les pieds de ses maîtres. Et dans la partie de bonneteau que la Bourgeoisie, depuis plus d’un siècle, avait engagée avec le vieillard Démos, pendant qu’elle faisait miroiter à ses yeux les cartes biseautées d’un hypocrite apitoiement ou d’un profit illusoire, Truculor s’était promu à l’emploi d’allumeur, de compère, de comtois, incitant le Pecus à tenir l’enjeu de moitié avec lui, protestant avec de grands coups de poing sur la table volante, qu’on allait enfin gagner la partie, exhortant, en un mot, le malheureux à choisir le néfaste expédient, à tourner la mauvaise carte.

—C’est celle-ci qui gagne, tourne la rouge, vieux, tourne la rouge, et tu vas empocher....

Le vieillard Démos, dédaignant la noire, tournait la rouge sur ses conseils et n’encaissait qu’un surcroît de famine et un supplément de coups de fusil...

Crainquebille des lieux communs, Truculor se remettait alors à pousser devant lui la petite voiture du marchand des quatre-saisons de la rhétorique électorale, dans laquelle se trouvaient entassés pêle-mêle les choux-fleurs, les carottes et les navets, tous les légumes flétris de l’art oratoire. Et à côté de lui, attelé à la même bricole, barrant la chaussée du tangage de ses épaules, la poitrine adornée d’une médaille de la préfecture, déambulait, pour défendre sa marchandise contre les coups de main des mauvais garçons, une sorte de fort de la Halle, de coltineur endimanché. Cet individu, ancien peintre en bâtiment, avait débuté, lui aussi, en la Sociologie, comme rufian dans les bouges de Montmartre. Il y sollicitait naguère des consommateurs, avec une profusion de coups de casquette, la permission de vider le fond des bocks, de ramasser les mégots ou de chanter la romance et, maintenant, le collectivisme du Larbinat ministériel l’avait promu à une des dignités les plus en vue de la Soutenance politique. A chaque nouvelle aurore dans son journal, il préconisait la servilité et la castration à la multitude prolétarienne et emportait comme salaire le billon négligeable des fonds secrets, la menue monnaie périmée qui traînait dans les tiroirs de la place Bauvau. Puant l’alcool et sans qu’il fût possible de l’exonérer de l’odeur indélébile des mauvais lieux, son patron lui avait donné un maître d’armes et lui avait fait remplacer le coup de tête dans l’estomac, des fortifs de sa jeunesse, par le coupé-dégagé des bretteurs les plus en vue. C’était le Saltabadil, le Cloutier de la bande. Mais il fallait le surveiller encore et le rétribuer toutes les fois avec munificence pour l’empêcher de sonner l’adversaire sur le pavé au lieu de le découdre, à Villebon, devant les quatre malfaisants imbéciles et les médecins odieux qui se prêtent encore aux grotesques gesticulations des affaires d’honneur. Il finissait les vieilles chaussettes et les pantalons hors d’usage des premiers ministres et, comme il parlait nègre par don congénital, on en avait fait—juste vengeance—un député de la Pointe-à-Pitre.

Jadis, pourtant, Truculor avait épouvanté la classe au pouvoir. Le fait est à peine croyable, mais il fut. Depuis la commune—cette secousse qui n’est pas encore éteinte dans ses moelles—la Caste exactrice vit dans la teneur de voir, un jour, incinérer le Grand-Livre. C’est ce qui la décida à embaucher Truculor. Le capital et lui ne pouvaient-ils pas vivre en bons frères siamois, réunis par la même membrane d’imposture? Truculor qui promenait dans la vie une sensualité ingénue de paysan mal façonné et un besoin irrésistible d’être, par tous, consacré grand homme était facile à allécher. Aussi, la Bourgeoisie, avec la plus extrême facilité, l’avait-elle pipé au trébuchet de ces deux travers. On avait laissé traîner à sa portée quelques rogatons dont les enrichis ne voulaient plus, quelques jouissances putrides du luxe et de la somptuosité, tant désirés jadis, du fond de sa province; on l’avait fait vice-président de la Chambre, on l’avait admis officieusement dans les conseils du Gouvernement, et il s’était précipité sur ces détritus avec des voracités d’otarie affamée, cependant que les journaux respectables recevaient le mot d’ordre de lui attribuer chaque jour, une somme incommensurable de génie—dilapidé, par lui, hélas! dans la mauvaise cause, disaient-ils.

Immédiatement, Truculor avait donné des gages.

Pendant les dix années qui précédaient, il avait, en effet, déclaré la guerre au catholicisme, le dénonçant comme le pire ennemi de la civilisation, mettant en batterie, chaque soir, les balistes ou les mangonneaux de sa dialectique pour sabouler le Concordat, effondrer l’Église et ravager les dogmes, et, un beau matin, le monde stupéfié avait vu Truculor conduire sa fillette à la sainte table pour lui faire ingérer la plus notoire et la mieux famée des trois hypostases. C’était pour avoir la paix chez lui, avait-il excipé ingénument, en un débordement de copie qui n’était point encore réfréné. Et, le bon public, le bon public simpliste qui n’a point pris à l’École normale le goût des arguties byzantines se demandait vainement depuis ce jour, comment il se faisait qu’un homme, nourrissant pour la paix un goût si immodéré, vînt s’offrir comme stratège de la plus effroyable bataille que les histoires auront à enregistrer. Car, il n’y a pas à dire, il conviendrait pourtant de choisir entre le personnage de Déménète, de Plaute, ou celui de Spartacus. Truculor pourrait peut-être se rappeler qu’il est incongru de déclarer sur les tréteaux que la révolte est esthétique pour, rentré chez soi, se laisser rosser par sa femme. Les foules, en mal de soulèvement, feraient preuve de quelque intelligence en refusant de s’encombrer plus longtemps d’un chef, à ce point audacieux, qu’un coup de torchon de la conjointe le fait rentrer à la cuisine, pour éplucher les légumes, lorsqu’il se permet d’en sortir afin de prendre la parole chez lui et d’avoir une opinion.

Le plus beau titre de gloire de ce rhéteur était d’avoir tronçonné en deux, déshonoré pour toujours peut-être le socialisme en le faisant verser dans une ribote de trois années dont il sortait à peine, avec un mal aux cheveux terrible, la bouche gougloutante de hoquets, ayant barboté à pleins grouins dans l’auge bourgeoise. Et maintenant, quelques-uns parmi les plus notoires des amis politiques de Truculor, à qui l’aventure avait permis de devenir ministre comme Millerand l’Iscariote, de se paver de joyaux, d’acquérir des terres historiques et de s’étouper de billets de banque, faisaient la roue devant le prolétariat toujours jugulé, criaient, avec leur bonisseur, aux quatre coins du pays:—Ayez confiance, citoyens, vous avez vu? Nous nous sommes ivrognés à d’augustes tables, nous avons été tolérés dans les parlottes de l’État; même nos femmes ont dîné avec le Tsar. C’est ce qu’on appelle le socialisme réformiste, la conquête des pouvoirs publics et la Révolution en marche...

Oui, le forfait irrémissible de cet homme—qui s’était offert en 1885 à la liste réactionnaire de sa circonscription—l’inexpiable crime de ce politicien, accouru du lointain de sa sous-préfecture pour faire un sort à sa sonorité et à sa truculence, dans un parti quel qu’il fût, était d’avoir naufragé à jamais l’ultime chance de salut des multitudes spoliées, l’inamnistiable scélératesse de ce collectiviste devenu sous-ministre était d’avoir flibusté le Pauvre de sa dernière espérance et de l’avoir jeté à l’eau, par un croc-en-jambes sournois, devant la Bourgeoisie exultante, alors qu’à grands coups de pavés et avec des sourires mielleux, il renfonçait pour toujours dans le gouffre de mort et de ténèbre la Face douloureuse, tordue par les spasmes de la faim, la Face sainte et tragique, qui employait son dernier souffle à réclamer encore la Justice et la Pitié!

Mais ce négociant en truismes et malfaçons oratoires ne connaissait pas le remords, rien ne pouvait décrocher la satisfaction béate qu’il arborait sur son visage. La destinée du compère, ministre, baron et multi-millionnaire, l’avait émotionné au point de lui faire perdre toute retenue dans l’impudeur et il totalisait les différentes sortes d’apostasies, de mensonges, de compromissions et de traîtrises à la Cause qui ont pu, jusqu’ici, être cataloguées. A l’instar de Dieu qui, d’après son témoignage, était une Somme, car il avait jadis publié un livre chez Alcan: 800 pages intitulées: De l’irréalité du monde matériel, dans quoi il avait entassé toutes les balayures philosophiques de la rue d’Ulm, à l’instar de l’entité chère à M. de Mun et à Paul Bourget, Truculor était la Somme des impostures possibles pour parler son jargon. Il y a dix ans, à Carmaux, il chantait la Carmagnole sur la nappe des banquets, et la classe dirigeante, dès qu’elle le jugea utile, le fit retourner d’un coup de botte au cantique de sa jeunesse à l’«Esprit saint descendez en nous» et au benedicite de la table conjugale. Un homme d’État, dont la stratégie politique digne de l’auteur du Prince suscitait la joie des intelligences amoureuses de belles manœuvres et que sa connaissance parfaite de la saleté humaine non moins que son mépris superbe de l’humanité vile faisaient l’égal des plus grands dans l’antique et le moderne, un premier ministre dont le savoir-faire réduisait par comparaison ses confrères du passé: les Dubois, les Barras, les Talleyrand à la condition d’obscurs manœuvres, avait pu réaliser, grâce à Truculor et à ses acolytes, un coup de génie surprenant, qui assurait pour toujours le triomphe de la Bourgeoisie un instant en péril. Lorsque la Révolution, à la suite d’une affaire célèbre, paraissait avoir reconquis enfin quelque lucidité et quelque énergie, lorsqu’elle vint déferler de ses premières lames contre les balises du Capital, en menaçant cette fois de le submerger, ce tacticien eut une inspiration merveilleuse. Il se rappela à temps le procédé employé jadis, au XVIIIe siècle, dans les colonies anglaises pour étouffer les insurrections de nègres.

Quand les noirs révoltés, ayant coupé quelques têtes et s’étant conditionné des pennons rouges avec les intestins fumants de deux ou trois colons, dévalaient en horde rugissante parmi les fracas des tam-tams et derrière leurs tabous ou leurs sorciers, on sait que les soldats des trois royaumes n’avaient cure de verser dans les inutiles fusillades. Ils se retiraient simplement à l’arrière de la ville, après avoir roulé au milieu de la rue principale quelques barils de tafia. Alors, ils attendaient, placides, en chantant le God save the king ou en jouant au bezigue. Au bout de deux heures, ils revenaient, la pipe aux dents, car il n’y avait plus d’insurrection.

Tous les nègres, ivres-morts pour avoir défoncé les barils de raki, se vautraient à l’entrée des paillottes, exactement à point pour être jetés à la mer. Ce fut la tactique du Secrétaire d’État chargé de sauver les exacteurs. Il avait fait rouler en travers de la route quelques menues voluptés bourgeoises, des provendes bien immondes, des honneurs qui contaminent, des sacs de piastres, des décorations, du vin de Samos, des prostituées, des pelisses de fourrures, des coupons de loges d’Opéra, des abonnements au Chabanais, un portefeuille de ministre, sans oublier des caisses de savon à l’opoponax, du linge de corps, des corsets de la Samaritaine, de l’astrakan de conducteur d’omnibus, des bijoux de la rue Rambuteau et quelques marlous des grands bars pour les femmes et, au bout de quelques minutes, tout l’État-major socialiste était ivre-mort, poussait des cris de chimpanzés hystériques, s’étouffait de mangeries, se battait pour se filouter réciproquement les nourritures au fond de la gorge, bâfrait à même la fange, forniquait dans le ruisseau, éructait à faire trembler les vitres voisines, s’enfonçait les doigts dans la bouche, afin de se libérer l’estomac et de manger encore, toujours, dans le geste itératif et le vomissement éperdu de Vitellius[2].

Alors, il les avait incorporés à sa domesticité et leur avait fait vider ses crachoirs.

Juste en face de Truculor, s’embusquait un profil inquiétant, une tête de marchand d’esclaves, d’écumeur de naufrages ou de pirate barbaresque. C’était Jacques Paraclet, le pamphlétaire catholique, héritier du gueuloir de Veuillot qui, moyennant cent sous ou un dîner, tenait, dans les journaux ou les cénacles, l’emploi de la Colère céleste et pulvérisait l’assistance, au dessert, en précipitant sur elle le courroux des trois Personnes de la Trinité qui, pourtant, n’en font qu’une et tiennent dans la même à la suite d’on ne sait quelle pénétration sodomique; Jacques Paraclet, qui, avant le vestiaire, incendiait ponctuellement les lieux maudits où il venait néanmoins de fréquenter, en laissant choir sur les convives la pluie d’étoiles en fromage mou d’une Apocalypse redevable à l’alcool de son meilleur ordonnancement. Ce chrétien maniait, à l’ordinaire, une prose à faire tourner les mayonnaises, mais dont il tirait parfois un effet surprenant. Coprologue et stercoraire, il était à proprement parler, le Ruggieri de l’excrément, le Liberty de la fécalité et, sous le prétexte de glorifier son Dieu, il n’avait point son pareil pour bâtir des Alhambras en guano et des Parthénons en poudrette. Ce fut lui qui, jadis, on s’en souvient, qualifia Zola de Triton de la fosse d’aisances naturaliste sans prendre la peine de considérer qu’il pouvait être à son tour le Parsifal d’un Niebelung étronnifère qui, brandissant un fanion ponctué de naïves virgules, se serait lancé à l’escalade d’un Mont Salvat au sulfhydrate d’ammoniaque.

Ancien communard, d’après son propre aveu, enragé de n’avoir pu prélever dans l’insurrection du 18 Mars, ni dans les années qui suivirent, une notoriété quelconque, tenu à l’écart par les premiers rôles et confiné au rang de vague doublure, il avait été, un jour, offrir sa marchandise dans la boutique adverse, changeant soudain de paroxysme et transmuant en catholicisme d’inquisition sa frénésie révolutionnaire. Il s’était présenté chez l’auteur des Diaboliques pour demander aide et réconfort. Barbey d’Aurévilly, ce nomenclateur enamouré des plus ridicules attitudes, que les vieilles cagotes et les sang-bleu de Valognes prennent encore pour le dernier aristocrate du Logos, pour le Connétable des Lettres, l’avait gratifié du meilleur accueil en s’engageant à le présenter au comte de Chambord à la première occasion et dès qu’il aurait du linge. Tout en se rengorgeant sous ses jabots achetés aux ventes du Mont-de-piété et ses dentelles d’Antony sexagénaire, qui avait acquis l’impérissable amour du pourpoint et du panache, pour avoir sans doute dans sa jeunesse, entendu chanter Saint-Bris au fond de sa province ataxique, il interrompit net la réfection de ses cravates qu’il reprisait lui-même et il lui conseilla—par goût du paradoxe hugonien et de l’anachronisme romantique—de revêtir le harnais de combat et de se confectionner l’âme chrétienne d’un Joseph de Maistre, qui aurait, cette fois, réquisitionné le meilleur de sa polémique et de sa langue dans les conflagrations du Marché de la volaille et du Pavillon de la marée.

Le soir même de ce jour d’il y a vingt ans, Jacques Paraclet, muni d’une apostille du Maître, s’était, à défaut d’autre débouché, mobilisé chez Rodolphe Salis, le propriétaire du Chat-Noir qui régnait alors comme conservateur sur ce musée Dupuytren de l’Histrionat.

Après la deuxième absinthe, le libelliste boulimique, désireux d’affirmer son savoir-faire, s’étant mis soudain à pousser des glapissements de chacal à qui on extirpe un ongle incarné, le gentilhomme cabaretier l’avait engagé sur l’heure pour rehausser de quelque inattendu sa troupe de bateleurs édentés. Il avait été chargé d’abord d’enlever les pardessus, de distribuer les petits bancs aux dames et de jeter du sable jaune sur les crachats, dans les couloirs, puis permission lui fut octroyée, par la suite, de collaborer au boniment et d’invectiver le public afin de le porter au point culminant de l’enthousiasme. Comme son bagoût avait permis de hausser de quinze centimes le prix des bocks, Salis donna des ordres pour que deux colonnes du journal de l’endroit, dirigé par Emile Goudeau, fussent mises à sa disposition, avec toute licence d’étriper les pontifes. C’est ainsi que s’amorça son destin. Rue de Laval, Jacques Paraclet était déjà le Marseille, le Bamboula d’une boutique de tombeurs littéraires et, caleçonné d’une peau de tigre eczémateuse, chaussé des bottes à gland doré du bestiaire suburbain, poitrinant sous le dolman et les brandebourgs cramoisis d’un Bidel cagneux, il offrait le gant aux adversaires, pratiquait avec brio la «ceinture devant» et le «tour de tête», alors que pleuvaient les décimes dans la sébille de fer étamé et qu’il criait:—Encore dix-neuf sous et j’vas vous crever Renan.

Depuis, il avait persévéré, ne s’attaquant jamais du reste qu’à la Civilisation, se battant en Tétanique contre la Science et la Pensée, braquant sans relâche, en homme-canon, contre Hugo, Michelet, Zola, contre tous ceux dont s’honore la culture moderne, un obusier forain bourré de phrases au picrate irascible, une vieille caronade de corsaire chargée d’explosives épithètes à triple percussion, pendant que faisait rage, alentour, il faut le dire, une formidable mousqueterie de tropes empoisonnés, de démentielles métaphores.

Je suis un gigantesque et divin Sodomiste, car, seul j’ai couché avec le Verbe et, seul, je l’ai fécondé, semblaient, dans leur superbe, hurler tous ses livres. Ce serpent python s’était donc dressé devant la société libre-penseuse pour l’avaler d’un seul coup, ainsi qu’il le prétendait, mais comme celui du Jardin des Plantes, il n’avait avalé qu’une couverture et encore était-ce celle des livres de Veuillot, ce dont il avait failli mourir empoisonné et ne guérirait jamais. Rongé vivant par un lupus d’orgueil, hypertrophié par un éléphantiasis de vanité, il exerçait dans la périphérie parisienne le métier de prophète et prélevait sa nourriture sur les sacerdotes, les soutaniers et les confrères que terrorisait sa copie. Il avait pris aux livres qualifiés saints, aux livres des Vaticinateurs ou des grands hystériques juifs, tout l’anachronisme, toute la mécanique de sa prose laborieusement composée, toute l’architectonie de son style qui, pour moderniser les aboyeurs d’Israël, avait spolié à peu près tous les siècles: Juvénal, le vieil Agrippa, Chateaubriand, Baudelaire et même, tout arrive, son conseil d’antan: Barbey d’Aurévilly, mais dans lequel il éclusait seul un inéluctable gulf-stream de scatologies. Ce courant intérieur avait ses grandes marées, son flux et son reflux et roulait implacablement sous des aurores boréales et des arcs-en-ciel fécaloïdes que l’auteur pourléchait avec amour. Cependant, par une virtuosité qui lui était personnelle, il arrivait souvent à rebondir de la tinette à l’étoile. On le croyait parfois enlizé dans la fiente: il était dans la voie lactée. C’était sa façon à lui de manier l’antithèse et d’infliger la sensation du prodigieux au lecteur, pareillement démuni d’analyse et d’entendement, qui se précipite tête baissée dans tous les traquenards du livre à trois francs cinquante. Un effroyable gongorisme était d’ailleurs l’art préféré de ce dernier adepte du romantisme transformé par lui en orchestre de monstres, en tératologie malmenée par le tétanos.

Et cet homme n’était pas moins fier de sa beauté que de sa prose. Dans sa dernière œuvre: Je m’obsècre, la vénusté de son profil était dévolue à l’admiration des multitudes sous la protection de ce titre: «Promesse d’un beau visage—mon portrait à 18 ans, peint par moi-même à l’huile de requin.» La prunelle de l’innocent lecteur pouvait s’y délecter d’un facies impubescent de garçon marchand de vin, d’une tête de calicot congestionné qui vient de rater «une guelte», de bonneton ou de bobinard qui voit un client faire «un rendu».

Carapacé, tel le Tancrède des Stercoraires, d’une armure de bran durci à l’usage de la balle, il était néanmoins d’une intaille singulière, et cet échantillon d’un autre âge réclamant pour lui-même l’honneur de tenir le couteau à dépecer l’humanité dans les grands abattoirs catholiques, ce spécimen inattendu, ne se pouvait cataloguer dans la platitude accoutumée, dépassait la pelade contemporaine de toute la hauteur d’une lèpre effroyable et surprenante. Comme Truculor, il avait en poche la solution de la question sociale et cette solution était très simple, elle consistait:

1o A traîner le cadavre de Renan jusqu’au plus prochain dépotoir;

2o A ériger au sommet du Panthéon une croix d’or du poids (?) de plusieurs millions;

3o A astreindre tous les Français à communier au moins une fois par semaine, sous peine de mort!

Oui, ce n’était pas plus difficile que cela, et on se demandait vainement, à la suite de cette écriture, comment l’époque, qui n’avait pu offrir à Jacques Paraclet l’Escurial d’un nouveau Philippe II, ne lui avait pas ouvert, sur l’heure, la cage de fer des aliénés de Bicêtre.

Il est juste de dire, cependant, qu’on avait de lui, dans son livre, l’Imprécateur, un chapitre sur la bondieuserie, la coprolâtrie de Saint-Sulpice, qui était une manière de chef-d’œuvre définitif, avec deux ou trois rugissements adventices assez bien expectorés.

C’était Boutorgne qui avait conseillé à la Truphot d’inviter Jacques Paraclet, d’elle ignoré, dans l’espoir d’incidents peu ordinaires. Jusque-là, cependant, il avait été déçu, Truculor, ravalant le meilleur des Baedekers, s’était lancé en une description pointilleuse de son pays natal, des gorges du Tarn, et le squale catholique s’était contenté de déglutir ferme et de considérer en silence la beauté svelte, les yeux d’écaille blonde, la lourde et érugineuse chevelure de Madame Honved dont les pesantes torsades la casquaient de rouille sanglante et chaude. Il ne s’était même pas enquis, au préalable, par une de ces interpellations foudroyantes dont il était coutumier, si cette dernière avait fait congrûment ses Pâques, car Jacques Paraclet, au café, dans les bureaux d’omnibus, les rédactions et les mangeries bourgeoises faisait la place pour Dieu le père, informait les gens de Ses volontés les plus récentes et répercutait Iaveh avec une bien autre infaillibilité que le déguisé du Vatican. Malgré que ce soir-là, il se tînt coi et parût avoir été passé au chloral, il agaçait Honved qui, sans la présence de sa femme et dès le second service n’aurait point su résister, sans doute, au plaisir de lancer, contre le fulminate désormais mouillé de cette torpille de sacristie, quelque perforant brocard destiné à la faire exploser, si toutefois elle en était encore capable. Le pugilat verbal avec Jacques Paraclet, étant donné tout ce qu’il comportait d’obscénités littéraires, lui répugnait devant sa compagne. Cela eût été drôle, tout de même, d’inciter le catholique à un combat singulier, de l’attirer en rase campagne, après qu’il eût d’avance bourré sa faconde de ses invectives habituelles dont la moindre aurait été capable de donner des hauts-le-cœur à une pompe nocturne. Oui, c’eût été amusant de le suivre sur son terrain, pour, tout à coup, faire pleuvoir sur lui le feu grégeois d’une série d’anathèmes trempés dans les laves du meilleur Juvénal.

Par trois fois, Honved remisa le cartel, rengaina la brette terrible de ses mots qu’il dissimulait, à l’ordinaire, sous les rubans, les velours et les fleurs d’une excessive politesse venant encore ajouter à l’acuité de l’ironie. Honved, auteur dramatique jusque-là très discuté, était arrivé enfin à la grande notoriété avec ses trois derniers actes de l’Odéon: L’âme païenne. La grâce antique oblitérée par dix-huit siècles de catholicisme, enterrée sous les mucus et les excrétions de tous les exégètes, avait enfin été exhumée victorieusement, comme un bronze intact quoique deux fois millénaire, dont la jeune lumière à nouveau vient caresser amoureusement le svelte contour et la chaude patine.

Les initiés et les érudits avaient crié au miracle devant ce sens aigu du génie latin, et son art, sa technique, son dialogue, toute la grâce sereine et fauve, le culte ardent de la vie, immortelle et redoutable, acceptée avec ferveur en toutes ses joies, ses faiblesses et ses hontes, uniquement parce qu’elle est la minute fugitive qui permet de prendre conscience de l’univers imparfait et vain comme l’homme, disait-il; les amants effeuillant des tubéreuses sous les térébinthes et les portiques de marbre noir, avec du sang aux doigts, du sang d’esclave rebelle ou de tyran abattu, les chants d’agonie des patriciens venant de se procurer la mort ainsi qu’une débauche, selon le mot de Flaubert, et s’interrompant de mourir pour donner un conseil aux couples enlacés, réciter un vers d’Horace ou fixer un point de philosophie Rerum pulcherrima Roma; tout cela revivait comme aux jours de Tibulle et de Properce, et semblait avoir été signé par un de ceux qui, les premiers, scandèrent le Verbe et le Génie humain en une forme définitive. L’âme païenne, est-il besoin de le notifier? avait eu exactement dix-sept représentations, et la plus belle recette qu’elle atteignît jamais s’éleva à 833 francs: le directeur de l’Odéon, secondé par d’inénarrables grimaciers, ayant fait tout le possible pour que le public parisien ne prît goût à un art qui se permettait d’entrer en si parfaite hétérodoxie avec celui du Quo Vadis ou de l’Aphrodite de M. Pierre Louys. Et ce fonctionnaire doit être remercié, car placé à la tête d’un département de l’esthétique moderne, il doit avant tout veiller à la conservation des choses existantes, éviter les révolutions intellectuelles, les brusques changements d’optique et toutes autres perturbations aux gens bénévoles qui, ayant le loisir d’acquérir, sous les galeries, moyennant trente-cinq sous, Plaute, Molière, Racine ou Lucien versent à son comptoir des sommes beaucoup plus importantes et viennent ouïr MM. Cornaglia ou Albert Lambert, ancêtre, qui vagissent tous les soirs ce qu’il y a de mieux dans l’œuvre d’Émile Augier, Paul Bourget, Alexandre Bisson ou André Theuriet.

Médéric Boutorgne, placé à côté de Madame Honved, venait d’épuiser le lot de ses comparaisons favorables et de ses épithètes avantageuses. Présentement, il n’avait plus à sa disposition un seul vocable littéraire pour exprimer l’extraordinaire couleur des prunelles de sa voisine. Après l’avoir successivement confrontée à Bethsabée, à Cléopâtre, à la reine de Saba, elle-même, après s’être porté garant qu’elle ravalait, par simple comparaison, les fées Mélusine, Viviane ou Urgande, après avoir affirmé qu’elle détenait des yeux comme il devait en brasiller jadis, dans les coins d’ombre de l’Alhambra, palais des rois Maures, il restait coi, effroyablement muet, et, de la prunelle, faisait le tour de la table comme pour implorer quelque improbable et mystérieux secours. Déjà, en deux ou trois circonstances antérieures, cette chose lui était arrivée. Quand quelqu’un, un fait inattendu, ou plus simplement la vue d’un objet banal, totalement incapable de dispenser l’émoi au restant de ses semblables, l’impressionnaient, un trou noir se faisait dans son esprit, des mouches diaprées et des lucioles bizarres dansaient devant ses yeux et il était investi d’une subite et irréductible aphasie. A cela même, il devait d’avoir raté le secrétariat d’un mandarin désireux de se lancer dans la politique et qui avait besoin d’un scribe amoureux de la faute de syntaxe, pour pouvoir se faire comprendre de ses électeurs et de ses collègues du Parlement. Boutorgne, convoqué par lui, un matin à dix heures, était resté invraisemblablement aphone et, malgré les encouragements et la bienveillance du Maître, n’avait réussi qu’à s’extirper des plaintes et des gémissements qui l’avaient fait passer pour un aliéné en circulation indue. Et voilà, maintenant, que cela recommençait, juste à la minute où il avait besoin de tout son talent pour affrioler Madame Honved et l’induire dans la nécessité d’entreprendre, sans retard, l’adultère avec lui. Effaré, il violenta sa volonté, se râcla désespérément le palais avec sa langue et n’accoucha d’aucun son qui pût, à la rigueur, passer pour une parole et, encore moins, pour une pétarade de mots brillants. Alors, avec le rictus d’un homme qui se noie, il recommença à promener autour de lui un regard affolé. Hélas! les autres ne se souciaient guère de le repêcher, ne s’apercevaient même pas de sa détresse, et nul ne s’occupait de lui pour l’interpeller directement, rompre ainsi le charme maléfique, ce qui lui aurait permis sans doute de reprendre souffle ou d’abandonner décemment le dialogue avec Madame Honved. Effroi. Il n’entendait, dans son entour, qu’un bruit confus de conversations dont il n’arrivait même pas à saisir le sens: chaque convive parlant à son voisin, mais aucun d’eux ne pérorant encore dans le silence de tous, en potentat indiscuté de la parole, du savoir ou de l’esprit.

—Monsieur, je vous en prie, lui dit la femme de l’auteur dramatique, amusée de son désarroi et trop parisienne pour le laisser barboter en paix dans les marécages de sa maladive sottise; il vous reste encore les évocations stellaires, les étoiles et les météores, les soleils et les comètes. Ne me jugez-vous pas digne de ces dernières? Il y en a justement une au zénith en ce moment.

Cette pointe éberlua encore un peu plus le malheureux Boutorgne, qui disparut cette fois dans l’hébétude comme si un boulet de 80 l’eût tiré par les pieds. Pour toute réponse, il ouvrit et ferma convulsivement les yeux, se démena frénétiquement sur son siège, avec la grâce d’un jeune pingouin qui se serait laissé choir sur quelque hypocrite harpon. Madame Honved, renversée au dossier de sa chaise, riait maintenant d’un rire cristallin et cruel dont les fusées railleuses perforaient le lamentable gendelettre qui, les paupières closes et la bouche pincée, s’enfonçait les ongles dans les cuisses pour se punir, sans doute, d’être à ce point idiot. Certes, il aurait dû prévoir la chose: cette femme l’impressionnait trop pour qu’il pût jamais la conquérir. Et, un cataplasme de ténèbres sur les orbites, il vivait dans la terreur de revoir au moindre dessillement des paupières les deux redoutables prunelles sablées d’or, et couleur de feuille morte qui le médusaient, le restituaient à sa véritable nature et le faisaient redevenir crétin, indiciblement. Enfin, il se ressaisit d’une parcelle d’entendement: ce fut pour se précipiter à la recherche d’un quelconque des deux ou trois mots de dîner dont il avait spolié certains auteurs et qui pouvaient se placer toujours, en n’importe quelle occasion. Mais dans le désarroi de son esprit, au moment précis où il allait faire crépiter l’étincelle, il crut l’avoir placée déjà, et il se retint, exsudant de terreur, pour ne pas récidiver et faire apparaître, dans son entier, l’indigence de son esprit inscrit à l’Assistance publique du plagiat.

Un moment, il perçut sous la table un concert de pieds froissés. Évidemment, cette ironique Mme Honved, qui lui avait tendu la chausse-trappe d’un sourire pour mieux le faire marcher, qui douchait ses emballements et ses meilleurs effets des cascades réfrigérantes de son rire, prévenait son mari d’une accolade de cheville, afin qu’il ne perdît rien de sa déconfiture. Déjà, Honved se penchait par dessus l’épaule de sa femme, considérait un moment le grotesque du personnage dont la poitrine de poulet bombait plus fort, d’angoisse rentrée, dont le cou s’enfonçait davantage dans les épaules, et il eût un susurrement, que Médéric Boutorgne perçut néanmoins:

—Dépêche-toi de le regarder une fois encore; tout à l’heure, il ne sera plus visible: son thorax est en train d’avaler sa tête...

Le Prosifère sentit des flammes terribles brasiller sur sa face jusque-là verte. Il chercha vainement une riposte, ne la trouva point, s’entêta, s’acharna, et n’aboutit qu’à prolonger presque sur le dehors quatre ou cinq lamentations profondes et intérieures. Alors il serra frénétiquement les lèvres pour réfréner la tentation qu’il avait de vagir quoi que ce soit d’informe. Voyons, personne ne lui adresserait donc la parole? Et, tout à coup son cœur se fondit de reconnaissance; il délira de gratitude éperdue; il eut même envie d’embrasser Siemans, quand celui-ci, qui n’avait pas encore proféré un mot, lui dit de sa voix lente et épaisse:

—Vous savez, c’est beaucoup plus dur que mon beau-frère ne me l’avait fait entrevoir: le sol dièze est très difficile à attraper; il faut boucher le dernier trou aux trois quarts comme ça... avec le petit doigt...

—Vrai? ah! pas possible, répondit Médéric Boutorgne du timbre altéré d’un monsieur qui se voit tout à coup nanti d’une confidence et d’une révélation dont l’extraordinaire intérêt est capable de le culbuter dans l’embolie. Et, libéré enfin de sa mutité par l’inconsciente intervention du Belge, il se passionna, devint avide de renseignements, s’intéressa au jeu de l’ocarina, tout heureux de filer par la tangente dans une conversation exempte, cette fois, de périls, dans une conversation où les yeux de Madame Honved ne lui verseraient plus, comme tout à l’heure, le maléfique inébriant.

Mais Madame Truphot avait vu la scène et avait assisté à l’effondrement du malheureux. Elle haussa les épaules, eut une lippe de pitié. Un homme qui, en une heure, n’était pas capable de se faire agréer d’une femme n’était qu’un imbécile ou un castrat pour elle. Elle décida que, désormais, Boutorgne serait réservé pour ses bonnes, puisqu’il n’était bon qu’à cela.

Et elle se frotta avec plus d’insistance à son voisin de gauche, à Sarigue, un grand garçon sec et blond, au nonchaloir affecté, qui s’efforçait de maintenir son masque au point voulu de mélancolie et de byronisme, comme il sied à un mortel sur qui pesa le Fatum, selon une expression de lui favorisée.

Ah! celui-là fleurait bon l’amour au moins; il exhalait une senteur ravageante de passion tragique même, car il odorait le cadavre, ayant tué sa maîtresse en un drame fameux, qui jadis, occupa toute l’Europe. Un matin du printemps de 1890, on l’avait trouvé dans la chambre à coucher d’une villa du littoral algérien, la joue éraflée d’une égratignure, faisant de son mieux pour répandre des hémorrhagies apitoyantes et copieuses, et simulant des râles d’agonie près du cadavre de la femme d’un protestant notable de l’endroit, réputée jusque-là pour son rigorisme et son horreur des illégitimes fornications. L’épouse du momier, d’une beauté péremptoire quoique déjà aoûtée, avantagée par surcroît d’une fortune impressionnante, avait le front fracassé d’une balle et, préalablement à la minute où elle fut décervelée par Andoche Sarigue, elle avait répudié ses derniers linges: ce qui est un sacrifice conséquent, comme on sait, pour les personnes conseillées par Calvin. De ce dernier fait, l’assassin argua la passion, la frénésie sentimentale et charnelle qui peuvent, à la rigueur, précipiter dans ce que le bourgeois appelle l’inconduite, les mères de famille jusque là placides et que la quarantaine semble avoir mises hors l’amour. L’accusation rétorqua, en objectant les viles manœuvres, la suggestion, l’hypnotisme, et même le viol. Sarigue, avec des mots choisis, en une véritable page de littérature, s’était efforcé de faire au Jury la psychologie du drame. Il avait expliqué que les voluptés cardiaques ou génésiques n’étaient pas suffisantes pour le couple sublime qu’ils formaient tous deux; qu’ils avaient décidé d’y surajouter celle de la mort, que la conjonction dans le néant avait été résolue d’une commune entente, mais qu’après avoir tué froidement la malheureuse, la Fatalité avait voulu qu’il se manquât, à la minute suprême.

Ah! il ne s’était pas fait grand mal; il ne s’était pas dangereusement blessé, lui. Non, le revolver s’était senti sans entrain pour saccager une peau d’amant aussi reluisante, et, c’est à peine, si au lieu de cervelle—en admettant qu’il en possédât une—il s’était fait sauter quelques poils de la moustache. Il avait fait cinq ans de bagne sur les huit qui lui furent octroyés et, maintenant, il cuvait son désespoir et promenait son âme inconsolablement endeuillée dans tous les bouges, les bouis bouis et les bals de Montmartre. Il couchait chez toutes les filles qui voulaient bien marcher à l’œil et racontait infatigablement ses aventures avec des gestes affaissés ou des tirades à la Mélingue, devant des piles de soucoupes, dans tous les gynécées publics de la butte,—ce goitre de sottise appendu à la gorge de Paris. Très couru d’ailleurs, il était l’amant inquiétant et trouble, le survivant tragique d’une épopée de traversin, et il procurait le frisson romantique dans le XVIIIe arrondissement et les alcoves mieux famées où l’épiderme sans imprévu des agents de change est devenu insupportable. Un grand journal du matin s’était même attaché sa collaboration et, plusieurs fois par semaine, ce cabot de l’assassinat passionnel, plus vil et plus lâche, certes, que le dernier des chourineurs, car il avait histrionné dans le suicide et dupé sa maîtresse avec les contorsions d’un Hernani de sous-préfecture, ce grimacier algérien notifiait la Beauté et l’Amour à deux cent mille individus. Il discourait aussi sur l’honneur, depuis qu’il avait échappé à sa chiourme et s’était récemment offert comme témoin pour assister, dans un duel, un ami journaleux. En sa petite garçonnière de la rue des Martyrs, se réunissaient de doctes conciles. Des tartiniers notables, ses protecteurs, accréditaient le logis où l’on fabriquait de menus actes pour les théâtres à côté. Son crime n’était plus retenu que comme un chapitre littéraire, un chapitre vécu, écrit avec du sang, qui lui assurait pour le restant de ses jours une place enviable, en librairie. Et l’impudeur de cette époque qui s’en va pourléchant avec passion les drôles les plus nidoreux, la terrifiante inconscience de cette Société qui a déjà fait périr de famine ou de désespoir tant de gens de cœur, pour décerner toute la considération, tout le lustre ou tout l’amour dont elle dispose, aux plus atroces bandits, est à ce point confondante, qu’une pièce vengeresse dont il était le premier rôle immonde et flagellé n’avait pas réussi à le faire vomir, dans une nausée, comme un tronçon de ténia empoisonné, par le Paris des Lettres.

—Voyons, Sarigue, prenez-vous mon bras pour une... enseigne... de vaisseau... glapissait, en lui passant la salière, un petit homme, à figure chafouine et olivâtre de Maltais dont la chevelure en boucles de karakul frisottait au-dessus de deux yeux d’un noir indécis et louche. C’était le sieur de Fourcamadan, comte indiscutable à son dire et irréfragablement apparenté, nous devons le croire, aux plus augustes familles et même à un duc de l’Académie, qui trouvait le moyen de notifier à la société son lustre indéniable d’ancien lieutenant de vaisseau. Chaque mortel, en effet, après deux minutes de conversation avec ce fils des croisés, ne pouvait plus ignorer que, sorti du Borda, il avait été promu, au bout de quelques années, à la dignité d’aide de camp de l’amiral Aube, mais qu’il lui avait fallu briser sa carrière et quitter la marine à la suite d’un duel retentissant avec le prince Murat. Sans un décime d’avoir personnel, d’ailleurs, après une vie affreuse de bohème, après avoir été courtier au service d’un marchand de papiers peints, après avoir vendu dans Paris aux mercières désassorties des boîtes de carton pour leurs rubans ou leurs collections de boutons de culotte, il avait fini par épouser, à Béziers, la dernière descendante d’une lignée de négociants en graines oléagineuses, qu’avait esbrouffée le titre de comte dont il se réclamait.

—J’ai épousé ma cousine, disait-il à tous venants. Ma cousine qui est par les Montlignon et les Boisrobert.... une brave fille et qui ne crache pas dessus.... achevait-il, avec un sourire égrillard et une claque sur l’épaule de l’interlocuteur, car M. de Fourcamadan, désireux de rénover les meilleures traditions aristocratiques, estimait congru d’initier le prochain au tempérament de sa conjointe.

Avantagé d’une belle-mère grippe-sou, d’une avarice sans seconde, qui ne le lâchait pas d’une semelle, l’accompagnait de par la ville, par crainte de dépenses outrancières, et obscurcissait son blason par le côte à côte d’affligeants corsages et de cottes reprisées à peine dignes d’une marchande de lacets ambulante, ce gentilhomme vivait dans la plus complète servitude domestique, sans un liard d’argent de poche, ne trouvant chez lui que la matérielle chichement dispensée. Réduit aux expédients, il s’astreignait à rapter les monnaies des amis par toutes sortes de basses manœuvres, acculé qu’il était à la nécessité de râfler les pièces ayant cours traînant sur les meubles, pour pouvoir, de-ci, de-là, satisfaire ses fringales de juponnier et combler les acteuses des quartiers excentriques de bonbons sébacés ou de bouquets fossiles.

La nature n’ayant point permis qu’il fût Saint-Simon, Vauvenargues ou la Rochefoucauld, il écrivait, lui aussi, pour le théâtre, élaborait de préférence des vaudevilles à thèse, et les personnages en caleçon qu’il faisait circuler sur le plateau, au lieu de perdre leur temps à se reculotter ou à rajuster leur suspensoir après l’adultère, préféraient s’employer à dire leur fait à la société et à vaticiner des avenirs meilleurs et prochains sous le nez ébaubi des commissaires de police dont l’arrivée, selon les règles de l’art, clòturait immanquablement la dernière scène. Ce patricien avait l’opérette révolutionnaire et les malformations plastiques des marcheuses au rabais dont son génie réglait les ébats sur les planches, toute la fessarade de ses petites pièces montmartroises étaient à intention de chambardement. L’ordre de choses actuel, selon lui, devait être combattu à l’aide des quiproquos, de la conjuration dans les placards, des justiciers en pan de chemise, et de la Croupe installée à poste fixe devant le trou du souffleur. Avec ce marchand de coq-à-l’âne, ce n’était plus le cheval de bois qui devait permettre aux combattants de s’emparer de la cité d’exaction, mais bien le petit meuble en forme de violon pattu.

Dans quelque lieu qu’il fréquentât, M. de Fourcamadan se préposait au calembour et, dès lors, les assistants pouvaient perdre l’espoir d’arriver à jamais placer un mot. C’était une logodiarrhée intarissable, une menstrue d’anas et de calembredaines, un effroyable boniment de camelot marseillais. Aussitôt que cet aristocrate, qui détenait, du reste, un appétit de chemineau, avait en partie apaisé sa boulimie, il se saisissait de la parole et réduisait l’assistance à merci en lui propulsant au visage les plus fines essences de son esprit, tout comme cet étrange coléoptère, dit coléoptère pétard ou bombardier, qui sort victorieux de toute mêlée, rien qu’en déflagrant, devant l’olfactif de ses voisins, le contenu des vésicules gazeuses de son arrière-train.

Il joignait, d’ailleurs, la manie du parler solennel et le besoin de commenter sa généalogie à la passion du calembour—cet esprit des gens qui n’en ont pas. Et il n’attendait point que la conversation lui permît de placer ses traits avec à-propos. Il intervenait au hasard sans se soucier jamais de l’opportunité. Pour le moment, dans le registre aigu de sa voix acidulée, et d’un ton condescendant pour la vile roture qui s’ébrouait à ses côtés, il informait toute la tablée d’un incident de sa prime jeunesse.

—Oui, Messieurs, la scène se passait au château, devant la comtesse, ma mère, et mon oncle, le marquis, président à la Cour. On finissait de dîner dans la salle à manger de l’aile centrale. Soudain, le vieux Baptiste—le plus ancien des valets de chambre qui était né chez nous, du reste—entra, la figure bouleversée, ruisselante de larmes et si ému qu’il s’appuyait aux meubles pour pouvoir marcher. Avec des précautions infinies et les mains tremblantes comme s’il touchait une précieuse relique, il portait un plateau d’argent blasonné aux armes des Montmorency, nos parents, dont ces derniers avaient fait cadeau au feu comte mon père, et, sur ce plateau, une épée était posée en travers, toute petite, à fourreau de maroquin rouge et à poignée de nacre.

—L’épée de Son Excellence l’Amiral, prince de Fourcamadan, dit Baptiste d’une voix qui, d’émotion, succomba dans la finale.

Nous ne comprenions rien à la scène.

—Quelle épée? quel amiral? questionnâmes-nous.

Alors Baptiste expliqua: Son Excellence le prince de Fourcamadan, bisaïeul de défunt M. le comte, était le propre père du commandeur de Malte, de la branche aînée, cousin lui-même du Légat du pape et arrière-petit-neveu du Connétable qui, le premier, entra dans Byzance à la tête de l’armée du Christ, et voilà l’épée qu’il portait sur le pont du vaisseau le Grand-Dauphin, à la bataille de Stromboli.

Et Baptiste nous conta ensuite, par le menu, comment il avait retrouvé la sainte chose, en pratiquant des recherches dans les oubliettes de la tour de l’ouest, avec la prescience qu’il devait y avoir là d’augustes vestiges du passé. Le marquis, mon oncle, fut si ému qu’il embrassa Baptiste en l’appelant: noble serviteur, et que la comtesse, ma mère, décida qu’il cesserait de faire partie de la livrée et mangerait dorénavant avec nous sur une petite table voisine de la nôtre. Puis la comtesse, ma mère, et le marquis, mon oncle, me firent jurer sur l’épée de l’amiral et devant le portrait de feu le comte, mon père, qui était le quatorzième à gauche dans la galerie du Nord que je serais marin à mon tour. Six ans plus tard j’entrai au Borda.

Il convient d’ajouter qu’un ami sceptique, ayant eu l’idée, un jour, d’écrire au commandant du Borda et de requérir de son obligeance quelques renseignements, reçut la communication suivante:

Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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