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II

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Table des matières

Dans la salle à manger, un peu sombre et parfumée d'un parfum d'encens, Pierre Lahonce avait commencé à déjeuner seul.

Corpulent déjà pour ses trente-cinq ans, massif et sanguin, les cheveux séparés sur le côté à l'anglaise, les mâchoires fortes, la bouche sinueuse, toute mince, en coup de rasoir, la moustache roussâtre et courte, s'arrêtant net au coin des lèvres, laissant à découvert les joues gonflées, étalées, vernissées de rouge aux pommettes, il avait, avec sa figure de bouledogue de bonne maison, cette élégance sans grâce, mais non sans charme, des jeunes gens riches, adonnés au sport, aux soins du corps et des vêtements, une élégance toute contemporaine faite de propreté, de santé et d'heureux choix chez les fournisseurs en vogue.

Il mangeait à bouchées rapides, l'air rageur; mécontent, s'arrêtant par moments pour consulter sa montre ou pour étudier un journal de sport, dressé en face de lui, contre une carafe; et dès qu'il vit entrer Mme Lahonce et son fils, il s'excusa sans relever la tête, il s'excusa précipitamment, d'un ton de courtoisie simulée.

—Tu me pardonnes, Hélène?... J'ai dû me mettre à table... Je regrette beaucoup... Il faut que je sois à une heure et demie à Longchamps pour surveiller la jument... Tu me pardonnes, n'est-ce pas? Impossible de t'attendre... Je n'avais que le temps!...

Mme Lahonce répliqua:

—Tu as eu parfaitement raison!... Nous étions dans notre tort... Nous nous sommes attardés par mégarde... Il faisait si bon à marcher ce matin!...

—Je comprends!... Je comprends!...

Lahonce, la mine bougonne, les lèvres presque disparues en un pincement de colère, s'était remis à lire, comparant les poids, supputant les chances de son quart de Prisca, de la jument dont avec Veyragues, le titulaire de l'écurie, Jehandy et Montclar, les deux autres associés, il était l'anonyme propriétaire.

Mais il lisait mal, sans suite, tout agacé encore du retard d'Hélène et surtout de l'incorrection qu'elle l'avait forcé de commettre.

Car la correction, le respect des convenances, la ponctualité dans les rapports, c'étaient à ses yeux de réelles vertus de famille, depuis l'exactitude proverbiale de Germain Lahonce, le ministre défunt. C'était comme le patrimoine moral, la marque aristocratique de tous les Lahonce; et Pierre n'admettait pas qu'on y faillît ou qu'on l'y fît manquer.

Il accueillit donc froidement, en homme mal disposé, la nouvelle de la visite de Favierres.

—Oui, je l'ai rencontré tout à l'heure, racontait Hélène d'une voix qui se dépêchait, bousculait ces phrases dangereuses, tranchantes pour elle, comme des coutelas... Il m'a dit qu'il dînait chez les Jehandy, à cause de ces chœurs que Mme de Jehandy veut faire chanter chez elle. Alors, je lui ai demandé s'il voulait, en sortant, venir prendre une tasse de thé à la maison... Et il a accepté...

Charlie eut un semblant de toux involontaire, Pierre demeurait sans répondre; puis, tournant sa cuillère dans son café, le regard baissé, il riposta ironiquement:

—Et sa femme?... Est-ce qu'elle viendra aussi sa femme?... En voilà une qui en a une touche! Je l'ai aperçue hier devant le Printemps... Ah! on n'a pas idée de se fagoter comme cela!...

Mme Lahonce répliqua avec calme:

—Non, il dîne seul... Sa femme ne viendra pas...

—Bien, bien, fit Lahonce négligemment.

Et il se mit à boire son café brûlant, par petites gorgées.

Il n'était pas, au fond, hostile à Favierres. Quoique d'un caractère emporté, orgueilleux, il n'avait pour le musicien qu'un peu de dédain,—ce dédain spontané que ressentent les gens du monde pour ceux qui n'en sont pas,—ce dédain mêlé de prudence que leur inspirent les artistes, c'est-à-dire des individus dont l'origine est fumeuse, incertaine, et de la part desquels une faute d'éducation, une tentative d'emprunt, une indélicatesse quelconque n'étonnerait pas outre mesure.

Lahonce, d'ailleurs, était plutôt flatté de la préférence que témoignait pour sa maison ce Favierres recherché, invité, demandé dans tant d'autres salons.

Et quant à s'alarmer de l'intimité presque amicale qui s'était établie entre sa femme et le jeune compositeur, quant à prendre ombrage des fréquentes visites de Favierres, de son assiduité à venir déjeuner, dîner, chaque semaine, quant à se montrer jaloux, Lahonce n'avait jamais été troublé de la plus fugitive velléité de ce genre.

L'idée même qu'Hélène pût être, pût devenir la cocotte, comme il disait grossièrement, la maîtresse de ce qui que ce fût, ne l'avait pas une fois inquiété depuis le jour où il l'avait demandée en mariage, jugée digne de porter le nom illustre de Lahonce.

Pourtant cette confiance qu'il lui accordait n'était pas, en somme, la puissante sécurité lentement acquise dans l'accumulation des preuves de tendresse, dans l'irréprochable continuité de l'affection prodiguée. Il ne la devait ni au temps ni à Mme Lahonce. Il l'avait de tempérament, de nature, comme on naît avec de la beauté, de la vigueur, de l'imagination. C'était bien moins de la confiance qu'une absence totale de méfiance, une native incapacité de soupçonner, d'aimer avec violence et anxiété. Sur sa femme, il ne pensait rien de précis, sinon qu'elle lui faisait honneur par sa beauté et qu'il disposait d'elle en libre et complet usage. Dans la vie comme dans la littérature, parmi ses relations comme dans les romans ou au théâtre, la passion l'avait toujours ennuyé. Il n'attribuait aux liaisons mondaines d'autre cause que le désir réciproque de libertinage, d'autre but que de contenter ce désir. Toutes les affaires de ce sentiment l'agaçaient, l'humiliaient par ce qu'elles représentaient pour lui d'étrange, d'inconnu, d'inhumain; et il se refusait sommairement à croire ce qu'il n'avait jamais éprouvé.

—Dis donc! s'écria tout à coup Mme Lahonce qui devinait la mauvaise humeur de son mari et voulait le radoucir par des mots de sympathie... Dis donc, Pierre... As-tu eu ce matin les nouvelles que tu attendais de la jument?... Whatson est-il venu?...

Lahonce répondit en se levant:

—Oui, il a fini par venir à onze heures et demie. Mais il ne m'a rien dit d'intéressant, l'animal!... Avec un bonhomme comme celui-là, pas moyen d'être fixé... C'est fermé, boutonné comme une tunique!

Il avait tiré sa montre:

—Bigre!... Une heure un quart... Je vais être en retard... Je suis stupide... Au revoir... Au revoir... Je file!...

Il embrassa vivement Charlie, effleura d'un baiser les frisons blond pâle d'Hélène, et sur le seuil de la porte:

—Et toi, à propos, Hélène, qu'est-ce que tu fais aujourd'hui? demanda-t-il en se retournant.

Mme Lahonce répliqua:

—Je ne sais pas... Je suppose que j'irai voir père avec Charlie... et puis faire quelques visites peut-être... En tout cas, je serai rentrée à la nuit.

—Bon! bon!... A ce soir alors!...

Au bout d'un instant, on entendit sous la voûte de la porte cochère, un grondement de roues, un piaffement de chevaux. C'était le phaéton de Lahonce qui s'avançait, sortait de la maison dans un vacarme de tonnerre.

Comme elle l'avait annoncé, Hélène rentra de bonne heure; puis, sitôt son chapeau, son manteau déposés, elle alla s'enfermer dans son cabinet de toilette, une vaste pièce tendue de cretonne claire, égayée encore par les glaces, les cristaux à bouchons d'argent, les meubles en laqué blanc qui se renvoyaient les uns aux autres l'éclat jaune des bougies et des lampes dorées.

Elle avait hâte d'être seule, d'être à sa table, devant son papier, de pouvoir informer enfin Favierres du changement d'heure inévitable qui s'imposait à eux pour le lendemain. Et d'une plume énervée, criante, qu'une fièvre de passion ou de crainte semblait activer, elle écrivit:

«Mon grand ami chéri,

«Vite, avant qu'on ne rentre, quelques mots pour te dire que demain ce ne sera pas deux heures et demie, mais trois heures. J'avais oublié que mon père déjeunait à la maison... Et tu sais s'il colle à table et s'il nous a sous l'œil. J'aurais peur de te faire attendre en gardant l'heure convenue, et j'ai peur aussi de ne pouvoir t'avertir, ce soir, du changement. Tout s'est bien passé, ce matin, à part qu'on était vexé, pour les convenances, de mon retard... Mais après, mon ami chéri, quelle journée! Visite chez mes parents, avec Charlie... Visites chez les Jehandy, chez les Monclar, chez Mme Marteigne, chez Mme Grimont! Visites de débarras pour que notre semaine soit plus à nous, moins encombrée d'heures prises, d'heures ennemies... Toutes ces braves dames, heureusement, étaient sorties, et je n'ai pas eu besoin de les subir, de leur parler, de me travailler à penser à autre chose qu'à toi, mon aimé... Ah! si tu m'avais vue en voiture, dans l'intervalle des visites, si tu avais vu mes regards qui ne voyaient rien, et où ils allaient, ces regards, comme ils te regardaient, essayaient de te retrouver par-dessus tous ces promeneurs, toutes ces maisons et toutes ces rues! Pardonne-moi mon erreur, n'est-ce pas?... Ce n'est pas de l'étourderie, c'est de l'étourdissement, cet étourdissement que j'ai toujours près de toi, quand tu es là à me dire, comme ce matin, ton admirable tendresse, cet anéantissement où je sens tes mots fondre et se répandre à travers moi comme un élixir brûlant plutôt que je ne les entends... Oui, dans ces instants-là, j'oublie tout, jusqu'à notre cher petit Charlie, jusqu'à nous-mêmes, jusqu'à nos intérêts de cœur, jusqu'à l'heure bénie des rendez-vous... Alors, tu ne m'en veux plus, mon grand Fav?... Je t'aime éperdument... A demain trois heures, et pour un bon bout de temps, j'espère, car je ferai toutes mes courses le matin. Et à ce soir dix heures!

«Votre à vous seul,

«H.»

Elle avait sonné et elle enfermait la lettre dans une enveloppe à l'adresse de Favierres.

—Tenez, Juliette, dit-elle à la femme de chambre qui entrait... Vous irez jeter cela à la boîte, tout à l'heure, pendant que nous dînerons... Maintenant, vous allez m'aider à m'habiller!...

Juliette, une grande personne jaunâtre et sèche, à l'œil noir, romanesque, prit la lettre en murmurant d'un ton cachotier:

—Bien, Madame!

Puis à haute voix, l'air délibéré, l'air d'avoir oublié déjà le secret de sa mission, elle demanda:

—Quelle robe Madame mettra-t-elle? Quel jupon?

Mme Lahonce donna ses indications, et tandis que Juliette était sortie pour chercher la toilette choisie, elle commença à dégrafer son corsage, sa jupe d'une main lasse, maladroite, que le regard occupé ailleurs, n'aidait pas.

On frappa à la porte. Juliette revenait, chargée de soieries pâles et sombres. Elle rangea les délicats objets sur le divan qui étendait son large rectangle de cretonne au fond de la pièce, contre le mur; et s'agenouillant derrière sa maîtresse, elle acheva de dénouer la robe, de la faire glisser le long des hanches jusqu'à terre, où elle s'écrasa à demi, en une flaque d'étoffe moelleuse et inégale.

Mais comme Mme Lahonce se dépêtrait de ces entraves de vêtements, soulevait ses pieds pour les dégager, soudain le parquet vibra d'un long tremblement, et au-dessous, il y eut de nouveau un grondement sourd de roues et de piaffements marteleurs.

—Voilà sans doute Monsieur qui rentre! observa Juliette toujours agenouillée.

Et en même temps, comme piquée d'une intolérable piqûre, elle se redressa, bondit debout en balbutiant, toute blanche malgré sa peau jaune, toute suffoquée:

—Ah! mon Dieu!

—Qu'est-ce qu'il y a? interrogea Mme Lahonce.

—Je crois que j'ai laissé la lettre de Madame sur la table de l'antichambre... Je voulais la reprendre ensuite...

Mme Lahonce, d'un automatique geste d'effroi, d'un geste des deux bras tendus, lui désigna la porte:

—Allez... courez vite... Mais dépêchez-vous donc!

Et elle resta le buste en arrêt, écoutant à travers la porte entre-bâillée, la course folle, la course trop lente de Juliette le long de l'interminable couloir qui menait vers l'antichambre, vers le salut ou la catastrophe.

Lahonce, sur le point de quitter l'antichambre, s'était retourné au bruit de cette galopade frénétique, demeurait muet en embuscade, aux aguets de la personne qui se permettait, chez lui, un si indécent tapage; et lorsque de la portière du corridor, soulevée comme par une bourrasque, Juliette jaillit devant lui, il l'arrêta net d'une décharge de récriminations:

—Eh bien! quoi?... Vous êtes malade? s'écria-t-il... Qu'est-ce que cela veut dire, ces manières, ce charivari?... Où vous pensez-vous donc?... Où allez-vous?

Juliette, encore cambrée dans la posture de recul où l'avait figée la vue de Lahonce, bégaya d'un ton essoufflé:

—Oh! pardon, Monsieur... Je demande bien pardon à Monsieur!...

—Il ne s'agit pas de pardon Monsieur! poursuivit durement Lahonce. Je vous demande où vous alliez, pourquoi vous couriez comme au feu!

—J'allais Monsieur... j'allais...

Elle cherchait une réponse, et sous le regard courroucé de Lahonce, son regard oscillait, se détournant de la lettre mauve placée sur la table, y revenant furtivement, puis s'en détournant, puis y revenant, affectant enfin de se conduire comme un noble et loyal regard qui ne veut pas dénoncer, causer un malheur, un drame. Pierre insista:

—Allons, finirez-vous par me répondre?

Elle avait trouvé:

—Que Monsieur ne se fâche pas... J'ai eu si peur lorsque j'ai aperçu là Monsieur!... J'allais à la cuisine porter un ordre de Madame.

—Et où est Madame?

—Dans son cabinet de toilette, Monsieur... Madame s'habille pour le dîner.

Lahonce retirait son paletot, l'air apaisé maintenant:

—C'est bon!... Je ne vous retiens pas. Seulement, tâchez que cela ne vous arrive plus, n'est-ce pas?... Eh bien, voyons, qu'est-ce que vous attendez?...

Elle répliqua d'une voix docile, théâtrale, où perçait une note de satisfaction:

—Rien, Monsieur... Rien... Je m'en vais!

Et elle sortit. Une porte au loin, la porte de la cuisine, retentissait en se fermant. Lahonce s'approcha de la table, puis, ayant déchiffré l'adresse de l'enveloppe, il esquissa un haussement d'épaules.

«Ah çà! qu'est-ce qu'elle avait donc cette imbécile, à regarder cette lettre de côté? On aurait dit vraiment que c'était une lettre dangereuse, compromettante, une lettre que je ne devais pas voir!... Et c'est tout bonnement une lettre pour Favierres!... Non, on n'est pas plus stupide!...»

Mais aussitôt une autre idée, une autre réflexion le traversa d'émoi.

Il se demandait pourquoi Hélène avait écrit à Favierres qu'elle allait voir le soir même, auquel elle parlerait certainement avant que la lettre ne parvînt; et il éprouvait une étrange sensation de malaise, un malaise oppressant qu'il n'avait jamais, non, jamais ressenti.

Instinctivement il saisit l'enveloppe mauve. Il en inspectait les caractères fins et pointus, la palpait d'un serrement de doigts nerveux, comme pour en deviner, au toucher, le contenu, les phrases inutiles, une invitation sans doute, une demande de places pour un concert; oui, mais pourquoi cependant? Et il évoquait en lui toutes les pensées de sécurité, toutes les explications rassurantes, tous les axiomes de délicatesse, comme autant de serrures sacrées contre la tentation nouvelle, qui l'excitait, d'ouvrir cette lettre, de déchirer la frêle enveloppe, de savoir ce qu'avait pu redouter là-dessous le regard vacillant et mélodramatique de cette grande peste de Juliette. Oh! rien probablement, rien d'intéressant, rien qui valût ces hésitations...

«Bah! Tant pis!»

Un sauvage accès de curiosité le décidait. D'un coup d'ongle, il arracha la patte, à peine séchée, de l'enveloppe; et les yeux, dès les premiers mots, éblouis de stupeur, il se mit à lire.

Lorsqu'il eut terminé, il recommença. Il ne comprenait pas tout à fait. Il était sûr, à son angoisse, que quelque chose d'inattendu et de meurtrier venait de le blesser terriblement, venait aussi d'éclater dans sa vie paisible, de bouleverser tout à l'entour. Mais les phrases de cette lettre, ce langage passionné, ce langage ridicule et incompréhensible, lui laissaient encore comme un doute d'espoir. Il avait l'impression incrédule d'être devenu un personnage de roman, un personnage de théâtre marié à une femme qui écrivait comme un écrivain; et il lui fallut une seconde lecture, une lecture de mot à mot et attentive, pour effacer ce restant d'invraisemblance, pour se convaincre qu'il ne se heurtait pas là à un mirage, à une mauvaise farce, et que cette H, cette fervente H, à Favierres tout seul, était bien sa femme à lui, son Hélène Lahonce, si flegmatique, si froide, et qui s'exprimait d'habitude comme tout le monde.

Il se sentait pris à court de paroles, à court d'attitudes, dans une ignorance poignante de ce qu'un Lahonce se devait de faire en tel cas; et il se promenait d'un pas fébrile à travers l'antichambre, le chapeau rejeté en arrière, les joues violettes du sang qui y battait en flots pressés et rythmiques, tout soufflant de colère, se rendant compte progressivement de l'outrage que depuis des mois, des années, peut-être, on lui infligeait chaque jour, à deux, dans la volupté et le mystère.

Enfin un désir brutal le saisit de voir Hélène, de voir immédiatement cette extravagante créature, quitte à ne rien lui dire, à ne pas savoir quoi lui dire; et il se précipita vers le cabinet de toilette, le chapeau rebroussé, les yeux rougis et clignotants, une trépidation de faiblesse palpitant dans ses bras, dans ses jambes.

Devant la longue glace qui surmontait la toilette, Mme Lahonce debout, tournant le dos à la porte, se coiffait avec une lenteur tranquille.

Il jeta la lettre mauve sur le marbre de la toilette, et d'une voix de gorge, d'une voix presque calme, tant elle avait de difficulté à sortir, il prononça:

—Tiens... voilà ce que je viens de lire!... C'est de toi, n'est-ce pas? Bien!... Tu n'as rien à répondre?... Bien!... Bien! Nous verrons ce qui me reste à faire?... Nous verrons, nous verrons!

Après quoi, il reprit sa promenade silencieuse, la tête basse, les mains crispées, enfoncées, d'un trivial mouvement de rage, dans les poches de son pantalon.

Hélène se taisait. En un suprême effort de sang-froid, de mutisme, elle continuait à se coiffer, à plonger dans ses cheveux blonds un petit lissoir d'écaille, à faire bouffer, mousser l'écume de ses frisons presque argentés; et, sauf une terne pâleur qui l'avait envahie à l'entrée de Lahonce, sauf un pli profond, une sorte de petite cicatrice qui lui fronçait le front entre les sourcils, avec ses mates épaules nues, son corset de soie claire, son jupon de soie pareille, elle gardait cet air joyeux et galant de jouer une opérette qu'ont toujours les femmes élégantes dans le court-vêtu de leurs déshabillés intimes.

—Nous verrons! Nous verrons! grognait en marchant Lahonce, quoique pour l'instant il ne vît rien, ne découvrît rien au delà de cette heure rouge de dix heures où il serait à guetter l'arrivée de Favierres, dans la forteresse de son salon, de son foyer, à préparer pour lui les imprécations, les insultes et les coups, à attendre de pouvoir se soulager momentanément, avec sa bouche, ses poings, ses pieds, avec tous les moyens d'assommade les plus vils qui se présenteraient pour salir, froisser, ensanglanter la face souriante, puis ébahie du traître visiteur.

Mais subitement, comme à la dérobée, il examinait sa femme, il se figura des scènes révoltantes, ignobles; il se dit que Favierres, plusieurs fois, l'avait contemplée ainsi, la chair nue, se rhabillant ou se déshabillant impudiquement devant lui. Il lui semblait percevoir le bruissement de ses baisers sur les bras ronds et durs d'Hélène. Il avait la vision d'étreintes abominables entre eux, la vision forcée de spectacles odieux que jamais il n'aurait cru pouvoir imaginer. Et il ne se contint plus, criant d'abord l'indignation que lui causait moins la chute que la déchéance de Mme Lahonce, la vulgarité de son choix.

—Et avec un musicien! s'exclamait-il d'une voix dégoûtée, comme si ce mot eût résumé quelque colossale ignominie... Avec un musicien! Non, quand j'y pense!... Et quel musicien!... Un raté!... Un individu dont personne ne savait le nom lorsque je l'ai présenté au Cercle... Car c'est moi qui l'ai présenté... Il a fallu que ce fût moi... Ah! elle est drôle elle est drôle!...

Il s'interrompit un moment, pour savourer l'amertume de ce souvenir cocasse, et poursuivit:

—Mais voilà ce que c'est... On accepte l'usage, on obéit à la mode... On introduit chez soi des musiciens, des littérateurs, des peintres, des tas de bohèmes... Et ces messieurs, naturellement, n'ont qu'une idée: c'est de nous souffler nos femmes avec leur musique, leurs bouquins, leurs ateliers... Ah! ils ont raison, ils aiment mieux nos femmes que les leurs!... Ils ont diablement raison!... C'est nous les serins, les imbéciles!...

Puis, se tournant vers Mme Lahonce qui gisait, muette, sur le divan, la tête renversée parmi les coussins, il ajouta:

—Seulement, nous ne le sommes pas tout le temps, les imbéciles... Nous ne le sommes pas toujours... Et je te garantis qu'il s'en apercevra ce soir, ton Favierres... Ah! il vient prendre le thé?... Eh bien! il verra le petit thé que je lui réserve. Et puis, s'il n'a pas assez d'une tasse, on lui en donnera une seconde... Et puis après...

Il s'était remis à marcher, accélérant l'allure, comme à la poursuite d'un adversaire qui fuyait, rompait devant lui:

—Et puis après, ce ne sera pas tout... On se retrouvera ailleurs... Car, tu sais, je suis décidé à lui faire très mal à ton grand ami, le plus de mal que je pourrai... Et il y a des chances que je réussisse, n'est-ce pas?... Voyons, parle donc!... A moins que ce ne soit la peur pour lui qui t'étouffe... Parle donc! Dis donc quelque chose, misérable, misérable menteuse!...

Mais Mme Lahonce persistait dans son mutisme, dans son inertie, et, lorsque au passage Pierre la regardait, il ne distinguait plus, à la place de ses traits, qu'une espèce de masque aveugle, de masque blafard serti de rose, le masque de ses longues mains blanches qu'en un élan d'inconsciente défense, elle tenait obstinément collées contre ses yeux clos, contre sa bouche frémissante, contre son visage haletant, farouche et insurgé.

Alors, ne sachant plus où exacerber encore son chagrin, sa rancune, Lahonce revint vers la toilette, ramassa la lettre mauve qui gisait dessus, dépliée, une feuille en l'air, et de nouveau, il se mit à la lire, sans passer un mot, jusqu'à la fin.

A mesure qu'il lisait, sa lèvre mince se plissait d'un rictus de dégoût. Seulement, il ne se hasardait pas à des commentaires précis, à des railleries déclarées envers ces phrases trop fortes, ces phrases qui le dominaient, invinciblement, de leur toute-puissance de passion. Il se bornait à murmurer de temps à autre, d'un ton de pitié et de modeste dérision:

—Ah! là! là! là! là! là! là!... Ah! là! là!... Ah! là! là! là! là!

Mais quand il eut achevé pour la troisième fois cette déchirante lecture, il possédait presque l'intuition de la vérité,—l'intuition de tout ce qui le séparait, l'avait toujours séparé peut-être d'Hélène. Ses regards vagues paraissaient apercevoir enfin, dans un vertige, l'insondable abîme de dissemblance aux bords duquel leurs vies avaient coulé distinctes, étrangères et sans fusion, malgré l'apparence.

Et brusquement, il eut une lucide sensation de défaite présente, d'irrémédiable impuissance désormais.

Toute son assurance cynique et autoritaire d'homme riche, d'homme de club et bien apparenté, l'abandonnait. Ou du moins, il présageait que d'être Pierre Lahonce, d'être ce qu'il était la veille, un moment avant, et ce qui, de tous côtés, lui valait tant de saluts, de considération, de cordialités en respect, que tout cela, dans l'avenir, ne lui serait que d'une utilité mondaine, ne pourrait plus jamais le soutenir, le servir contre sa femme, contre la personne indevinable qui avait écrit ces phrases insensées.

Il se sentait devant elle tout timide, tout gauche, dépourvu d'audace, comme devant un ennemi déconcertant, un adversaire inférieur, mais dont les procédés de lutte vous dépassent.

Il lui semblait qu'il venait, à l'instant, de perdre Hélène, définitivement. Une émotion de douleur vraie amollit tout à coup sa rage. Il s'élança vers Mme Lahonce, voulut la voir, comme on veut voir une moribonde, un être défunt et chéri qu'on ne reverra plus. Il lui saisit le bras, lui tira la main violemment pour la démasquer; mais la main échappa, revint se plaquer au visage de la jeune femme, comme ramenée par un ressort vivace.

Cette résistance dérouta Lahonce. Il demeurait à considérer Hélène, hésitant, immobile, partagé entre l'envie de la battre, de lui meurtrir ses bras rebelles, et l'idée lâche que toute brutalité serait sans effet contre cette âme aussi cachée que ce visage, contre cette âme étrange et fuyante qu'il ne connaissait plus; et finalement, à bout de patience, il s'éloignait, reculait lentement vers la porte. Un gémissement de Mme Lahonce l'arrêta. Il se rejeta sur elle et la secouant par les poignets, d'une voix sourde et vindicative, d'une voix qui se retenait de triompher, il siffla, en dernière menace, une promesse dernière de représailles nouvelles.

—Ah! tu pleures!... Eh bien! ce n'est que le commencement! Parce que, tu sais, après Favierres, ce sera ton fils... Oui, tu sais, ton petit Charlie, ton cher petit Charlie, que tu oublies si facilement, eh bien! c'est fini! Tu n'auras plus à te le rappeler... Je le garde... On me le donnera... Et toi, tu ne l'auras plus jamais, tu comprends, jamais!...

Puis il la lâcha, la repoussa parmi les coussins, d'une poussée méprisante, et sur le seuil du cabinet il ajouta:

—Jamais plus... tu entends... Jamais! Ni l'un... ni l'autre!

Il dîna seul avec Charlie, car Mme Lahonce avait prétexté une migraine pour ne pas venir à table.

Aux demandes du maître d'hôtel ou de l'enfant, il ripostait de ce ton de douceur spéciale qu'on affecte, après une grande colère, envers ceux qui ne l'ont pas motivée.

Il s'appliquait surtout à montrer de l'enjouement, de l'affabilité en répliquant à Charlie que de coutume, pourtant, il laissait souvent jaser pendant tout un repas, sans répondre autrement à ses remarques, à ses questions, que par ces onomatopées approbatives dont on croit généreusement satisfaire la curiosité des enfants.

Peu à peu il prenait au sérieux ses devoirs prochains, son rôle éventuel de mari abandonné, de père à demi veuf et voué aux sympathies. Il s'habituait à la pensée que ce romanesque malheur l'eût frappé, lui, Pierre Lahonce, que cet invraisemblable drame de passion se fût abattu chez lui, sur lui, dans sa famille; et il s'improvisait une figure toute neuve et changeante, une figure tantôt attristée de victime sans reproche, tantôt de justicier implacable à qui toutes les vengeances sont permises.

Mais, après dîner, il songea que la présence de M. et Mme Brodin, ses beaux-parents, pourrait le gêner dans l'accomplissement de ses projets immédiats, dans cette scène d'expulsion où il se proposait de si bien exécuter Favierres.

Il alla donc dans sa chambre et écrivit en atténuant l'importance des faits:

«Mon cher père,

«Je vous prie de ne pas venir ce soir. Il se passe à la maison des choses très ennuyeuses que je viendrai vous raconter demain. Nous préférons ne pas recevoir aujourd'hui. Excusez-nous et croyez-moi

«Votre fils dévoué,

«Pierre.»

Ensuite il sonna, demanda Julien, le valet de pied.

Julien, un jeune joufflu, dérangé de son dîner, arriva la bouche encore mâchonnante. Lahonce ordonna:

—Vous allez prendre un fiacre, tout de suite, et vous porterez cela rue de Bourgogne, chez M. Brodin. C'est pressé... Il n'y a pas de réponse!...

Puis il alluma un cigare et se mit à tourner autour de sa chambre, en essayant de méditer sur l'événement.

Charlie

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