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III
ОглавлениеEn 1860, M. Auguste Brodin, agent de change près la Bourse de Paris, était tout dévoué à la cause de l'Empire.
Récemment décoré, admis aux grandes réceptions des Tuileries, il postulait pour être invité à celles de Compiègne, quand une lettre anonyme vint modifier, pour la vie, ses opinions politiques, ses conceptions morales, sa façon d'apprécier les hommes et les choses.
Cette lettre, envoyée au milieu de janvier 1860, lui annonçait que depuis deux mois sa femme, Mme Pauline Brodin, née de Tence, le trompait presque chaque après-midi, dans un hôtel meublé de la rue de Rivoli, avec le baron Carlier, chambellan de l'Empereur.
Après huit jours d'hésitation et deux heures de surveillance, M. Brodin put acquérir la preuve que la lettre ne mentait pas et fit constater par un commissaire de police le flagrant délit.
Au début sa colère était terrible, sa douleur excessive. Il prétendait traîner les coupables devant la justice, se venger d'eux par un procès scandaleux.
Mais des amis du chambellan intervinrent. La famille de Tence, de son côté, se prodiguait en supplications, en conciliabules. On écrasa la fureur de M. Brodin sous des prières, des dissertations. On fit appel à ses sentiments de père, à ses sentiments de patriote. Et trop faible, dans son chagrin, contre tant de gens doués de la ferme vigueur de ceux qui sont sans souffrance, il céda, consentit à s'abstenir de représailles judiciaires, à garder Mme Brodin, à pardonner.
Il ne tint que la première partie de ses engagements. Il garda Mme Brodin, mais ne réussit point à lui pardonner.
Il avait eu jusque-là deux amours: sa femme, qu'après douze années de mariage il aimait encore d'une fougueuse tendresse, d'une ardeur de chair jamais assoupie,—et l'Empire, à qui il devait les dignités, la décoration, sans compter les espoirs pour l'avenir.
Il eut désormais deux haines, deux haines muettes, féroces, rapidement invétérées: Mme Brodin et l'Empire.
Par une candide association d'idées, il accolait, dans sa rancune, la femme qui l'avait surpris d'une si foudroyante douleur, et le régime dont un fonctionnaire avait jeté si bas Mme Brodin; et il commença à les haïr du jour où il eut promis le pardon.
Comme c'était une nature un peu solennelle, il donna à sa haine une forme discrète, silencieuse, distinguée; il la dissimula sous l'attitude guindée d'un dédain aveugle et sourd.
Il ne voulut plus entendre parler des Tuileries, qu'il feignait de considérer comme un lieu de débauches indicibles; il ne voulut plus s'occuper des affaires de sa femme, qu'il se faisait honneur de regarder comme une créature perdue, sans pudeur et sans mœurs.
Il s'interdit de partager son lit, ne lui adressa plus la parole que devant des tiers, ou en tête à tête, pour les nécessités du service et des relations mondaines. Il affecta de se désintéresser complètement de l'emploi de ses journées, lui permit, dans les salons, la liberté d'allures ou de causerie la plus absolue. Et tandis que jusqu'en 1870 Mme Brodin s'imposait une conduite à peu près régulière, ne se laissait séduire qu'à deux brèves aventures d'un an chacune, et encore séparées par un intervalle de trois années totalement chastes, M. Brodin fut constamment convaincu qu'elle avait des amants par dizaines et se réjouissait à l'idée de ne pas même désirer les connaître.
Bientôt aussi, le mépris que lui inspirait Mme Brodin s'étendit aux autres femmes.
Par la force d'une méditation continuelle sur ce sujet unique de la trahison, il en vint à croire que toutes les femmes, même les plus pudiques d'extérieur, les plus réputées pour leur décence, que toutes trompaient ou tromperaient infailliblement leurs maris.
Dans les journaux, son obsession le poussait à découper les procès d'adultères. Dans le monde, il avait parfois des sourires satisfaits à l'image de tous les adultères qui germaient là ou fleurissaient parmi le satin et les lumières. Dans la rue, il était persuadé que toutes les promeneuses, toutes les dames en voiture ou à pied revenaient de perpétrer l'adultère ou s'empressaient à aller le commettre.
D'un tempérament sensuel, la séparation volontaire qu'il s'infligeait d'avec sa femme l'avait d'abord beaucoup privé.
Pour obvier à des tentations qui l'eussent droit mené à un raccommodement répugnant, il commença à fréquenter des cocottes, au hasard des promenades nocturnes, des rencontres au Bois, aux courses; et il eut le plaisir de s'apercevoir que de rares escapades contentaient assez des instincts que l'amour seul sans doute, auparavant, surexcitait.
Quant aux besoins de tendresse qu'il avait, il lui suffit de les reporter sur sa fille Hélène, une bambine de douze ans, déjà jolie de figure et gracieuse comme une femme.
Cette beauté précoce, trop tôt dessinée, était le seul souci que causât Hélène à M. Brodin.
Souvent des semaines, des mois entiers, il la choyait, se promenait avec elle, l'emmenait au théâtre sans que rien gâtât sa fierté d'être le père de cette petite que tout le monde admirait.
Mais d'autres jours, des jours de rêverie, de tristesse, il s'assombrissait en la contemplant; il prenait la tête blonde d'Hélène entre ses mains, il la fixait longuement, jusqu'au plus lointain fond de ses larges yeux marrons comme pour y déchiffrer sa destinée, et il murmurait: «Pauvre petite!... Pauvre petite!...»—car il songeait à tous les amants que nécessairement elle aurait, à toutes les trahisons que fatalement la vie la contraindrait d'accomplir.
Ce fut parmi ces réflexions hautaines, parmi ces douloureuses distractions d'ironie que M. Brodin guetta patiemment la chute de l'Empire et la décrépitude de sa femme.
Elles se produisirent presque simultanément.
Au Quatre-Septembre, Mme Brodin était avec sa fille, en Anjou, chez une parente où M. Brodin lui avait commandé d'aller chercher l'hospitalité, dès le début de la guerre.
Le 7 septembre, elle reçut une grande lettre de son mari.
Dans des phrases sournoisement joviales, M. Brodin lui annonçait la déchéance de l'Empire; et tout le long de la lettre, tout au travers, c'était un défilé, un dédale complexe d'allusions sarcastiques à l'affaire de 1860, un mélange cauteleux d'aphorismes philosophiques et de cris de revanche déguisés.
Elle répondit en lui demandant de venir la rejoindre. M. Brodin repoussa cette demande.
La chute du régime maudit lui suggérait un regain d'ardeur patriotique. Il se refusa à sortir de Paris que menaçait l'ennemi, s'engagea dans la garde nationale, et subit avec vaillance et bonne humeur toutes les dures misères du siège.
Mais lorsque au mois d'avril il retrouva à Versailles sa femme et son enfant, une autre joie, une récompense nouvelle lui étaient réservées.
Bien qu'atteignant à peine quarante-six ans, Mme Brodin, en quelques mois, avait perdu, dans une crise de diabète, tout ce qui lui restait, au départ, de fraîcheur juvénile et de netteté séductrice. Un de ces brusques effondrements, où parfois s'anéantît sans transition la beauté dernière des femmes, l'avait soudain précipitée d'une maturité appétissante encore à l'informe mollesse croulante des personnes âgées. Elle revenait la taille épaisse, carrée, la poitrine débordante, les joues gonflées d'une graisse hâtive où les traits disparus devaient s'être peu à peu comme ensevelis; et avec sa chevelure bouclée qu'elle persistait à teindre en rougeâtre, avec la crémeuse couche de poudre de riz dont elle continuait à enduire son visage flasque, elle avait un air vaincu, gêné, frileux de grosse chatte rousse, de grosse chatte poussive et de coin du feu, qui donna sur-le-champ à M. Brodin un sentiment imprévu de délivrance. Pour la première fois depuis dix ans, il daigna l'embrasser. Il avait l'impression agréable que c'en était fini maintenant pour lui d'être ce que jadis cette grosse dame n'avait jamais cessé de le faire. Il lui pardonnait presque, la devinant hors de combat, paralysée par l'embonpoint et dorénavant incapable de nuire.
Des succès personnels, de plus, vinrent accentuer les dispositions indulgentes de M. Brodin, adoucir davantage son pessimisme. Ses amis, pour la plupart réfugiés à Versailles, lui assurèrent qu'il rajeunissait. Il avait, pendant le siège, laissé pousser sa barbe, une barbe en brosse, toute ronde, toute blanche; et on lui découvrait un certain aspect de jeune Victor Hugo, avec un je ne sais quoi pourtant de plus élégant.
Flatté par ces éloges, débarrassé du souci de ses ennemis intimes, il ne renonça pas à ses doctrines, mais il s'appliqua moins âprement à en étayer par des exemples la cruelle vérité. Il apporta, dans les salons, une figure moins sombre, moins diaboliquement méprisante. Il y menait le plus souvent Hélène, sans Mme Brodin que le diabète retenait à la maison; et il avait pour préoccupation principale de marier la jeune fille, qui prenait de l'âge, malgré sa claire beauté de blonde, allait sur ses vingt-deux ans déjà.
Un jour de la fin de mai, ils s'étaient rendus ensemble à l'entrée de la route de Paris, pour assister à l'arrivée des convois d'insurgés capturés par les troupes versaillaises.
La foule, postée des deux côtés de l'immense avenue, attendait, dans une effervescence de ressentiment et d'émotion, dans un brouhaha bourdonnant des conversations proférées à mi-voix.
Quand les premiers prisonniers parurent tout blanchis de poussière, la tête ou le bras encerclés de linges sanguinolents, le regard direct et virant de rage, des insultes isolées partirent de la foule, comme des coups de feu hésitants, puis l'audace d'injurier envahit la multitude, gagna les rangs serrés des spectateurs.
Une poussée vers les insurgés s'opéra, que les gendarmes essayèrent en vain de retenir. Des clameurs retentissaient, des huées éclatèrent; c'était l'explosion de tout ce que peuvent hurler d'infâme et de haineux une masse de braves gens en sécurité et qui se vengent.
Hélène, par peur ou par pitié, se sentait défaillir. M. Brodin, l'entraîna toute pâle, l'assit sur un banc qui bordait, en arrière, le trottoir, auprès des grands arbres séculaires. Il s'inclinait vers elle, l'interrogeait, s'efforçait à la rassurer, quand un homme, le chapeau à la main, s'approcha, proposa ses services.
—Tiens, Lahonce! s'écria M. Brodin d'un ton camarade.
Ils s'étaient connus pendant le siège à l'un des bastions de Montrouge; et au cours des factions en commun, des longues heures d'oisiveté sur les remparts, à la rumeur des canons tonnant au loin, ils avaient lié intimité, une intimité guère moins superficielle et éphémère, malgré la gravité du moment, que celles qu'on forme sur un bateau, en wagon, dans un de ces endroits où le hasard des circonstances vous tient, pour un temps, comme en une même geôle enfermés.
M. Brodin remercia Pierre Lahonce de ses propositions cordiales, le présenta à Hélène et l'invita même à leur rendre visite.
Le jeune homme y vint le lendemain, fut convié à dîner, fit une seconde visite, une troisième; et au bout de quinze jours, il demanda Hélène en mariage.
Orphelin, riche environ de trois millions, solide et gaillard, âgé tout juste de vingt-quatre ans, neveu d'un homme d'État célèbre, Pierre Lahonce réunissait en lui ces avantages de rang, de personne et de fortune qui constituent ce qu'on appelle bourgeoisement un beau parti.
Cependant M. Brodin n'accorda pas tout de suite son consentement, pria qu'on l'autorisât à réfléchir.
En dépit de l'acceptation d'Hélène à laquelle Lahonce semblait agréer, une hostilité suprême et inavouée contre tout ce qui avait touché au monde impérial détournait M. Brodin d'acquiescer à cette union plutôt honorable.
Enfin il parvint à maîtriser son antipathie, et le mariage eut lieu à Paris, vers la fin du mois d'août.
Durant toute la cérémonie, M. Brodin fit bonne contenance. Il sut même accueillir de sourires empressés les notabilités du parti déchu, accourues pour féliciter le jeune marié.
Mais le soir, lorsque, après le dîner de famille qui s'était donné chez lui, Hélène vint lui faire ses adieux, il fondit en sanglots.
On crut qu'il pleurait, par le chagrin de la séparation, et tout le monde fut ému de cette bien naturelle souffrance d'un père délaissé.
La vérité était que son cœur fléchissait sous les morsures de cette journée trop rude. Tous ces visages de courtisans, de fonctionnaires impériaux, toutes ces beautés d'anciennes dames de la cour et particulièrement la figure d'un proche cousin de Pierre qui ressemblait d'une façon frappante, avec sa moustache cirée et sa barbiche en forme de flamme, au funeste baron Carlier, toute cette cohue détestée l'avait ramené à l'époque de son malheur, replongé parmi les plus désolantes pensées, rejeté à une sorte de rechute.
En embrassant sa fille, il se rappelait, malgré lui, la honteuse scène de la rue de Rivoli, puis toutes les coquetteries ultérieures de Mme Brodin, puis toutes les affligeantes remarques accumulées sur la corruption des femmes, et ces amertumes de naguère se joignaient pour l'angoisser à des pressentiments indécis, des craintes confuses au sujet de l'avenir de sa fille, de l'épouse infidèle que serait logiquement Hélène, et des amants qu'elle ne pourrait manquer d'avoir, parmi les drames ou les scandales.
Ces appréhensions calmées, durant les débuts du mariage, par la bonne entente, les échanges de tendresse dont Lahonce et Hélène lui offraient le spectacle, se réveillèrent après la naissance de Charlie, quand la première fougue d'affection entre les jeunes gens se fut un peu refroidie.
Sa manie de douter le reprenait; et inconsciemment, comme acharné par une impérieuse habitude, il s'occupa à soupçonner sa fille, à l'épier en cachette, à la surveiller ainsi qu'une épouse suspecte.
Bien que Mme Lahonce ne prêtât par sa tenue à aucun blâme, il notait anxieusement ses démarches, ses paroles, les hommes avec qui il l'avait vue causer dans le monde, les préférences qu'elle avouait envers tel ou tel; et là-dessus il dressait des hypothèses, édifiait des romans, inventait à Hélène des liaisons galantes dont il l'innocentait ensuite, faute de preuves, pour lui en attribuer d'autres qu'il jugeait plus croyables.
Jamais il ne confiait à Pierre ses observations, malgré l'envie qu'il avait de le mettre en garde.
Il se piquait d'abord loyalement de ne pas accuser sa fille sur des données aussi fragiles; et puis, tout en plaignant Lahonce de n'être pas plus avisé, plus clairvoyant, plus soucieux de sa défense, il eût rougi de dénoncer Hélène à cette jalousie dormeuse, de prendre parti contre une femme, contre sa fille en faveur d'un étranger.
Pourtant, jusqu'en 1880, ses délicates recherches, son inquisition ouatée de mystère ne lui avaient procuré aucun indice probant, aucun témoignage positivement défavorable.
Il déplorait seulement le ton bref de révolte et d'agacement dont Hélène accueillait ses questions tortueuses; et il se demandait s'il fallait apercevoir, dans cette impatience à être interrogée, le signe d'un irrespect tout moderne ou la marque d'une culpabilité en émoi.
Mais il ne possédait sur le cas de Lahonce nulle certitude et il se fatiguait d'une pourchasse aussi difficile et infructueuse. Il fallut la survenue de Vincent Favierres, présenté par Mme de Jehandy, pour le ranimer au jeu.
Il redoubla d'attention alors, multiplia les ruses d'espionnage, les pièges de conversation; et dès 1880, quoique n'ayant rien découvert de décisif, il ne chercha plus, ferma l'enquête. Sûr que Favierres était l'amant d'Hélène, l'inéluctable et premier amant qu'il redoutait tant pour sa fille, il s'installa, se terra dans cette conviction comme dans un inexpugnable refuge de pensée d'où il verrait l'aventure se dérouler selon l'ordre normal pour finir par le ridicule ou par le désastre; et depuis lors, il attendait, dans une mélancolie tranquille, la suite d'événements qu'en conscience il se louait d'avoir tout fait pour éviter.
M. et Mme Brodin étaient encore à table; achevaient de savourer leur dessert, quand on apporta la lettre de Lahonce.
—Qu'est-ce que c'est?... Qu'est-ce qu'il y a? questionna Mme Brodin de la voix somnolente qu'elle avait avant le somme où la jetait la digestion de chaque repas.
—Je ne sais pas! répliqua froidement M. Brodin... Pierre nous fait dire de ne pas venir... Tenez, voilà la lettre! Vous en saurez autant que moi!
Il s'était levé, et les pouces dans l'entournure du gilet, la tête alourdie d'une foison d'images tragiques ou dérisoires, il marchait autour de la table, s'efforçant de déterminer jusqu'à quel point étaient ennuyeuses ces choses dont Lahonce s'autorisait pour le décommander, et si ces choses ne seraient pas par hasard celles que prévoyait de si loin sa perspicacité avertie.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria plaintivement Mme Brodin lorsqu'elle eut terminé... Qu'est-ce que cela peut bien être?... Cette pauvre enfant!... Cette pauvre enfant!
M. Brodin, durement, enraya les doléances de sa femme, avoua son opinion secrète:
—Cette pauvre enfant!... Qu'en savez-vous?... Qui vous dit que c'est une pauvre enfant? Qui vous dit qu'elle n'a pas failli à tous ses devoirs, à tous, vous saisissez!...
Et, dans l'intonation dont il prononçait «à tous», il y avait non seulement un rappel à jadis, mais, de plus comme une mainmise sur une hypothèse en voie de réalisation et qu'il n'entendait pas qu'on détournât, qu'on incommodât par des hypothèses contraires.
Mme Brodin ne répliqua point. Elle revoyait, en une vision étonnée, le baron Carlier et ses deux autres amants, effigies effacées, aux contours pâlis et troubles, qui se brouillèrent encore davantage, s'évanouirent entièrement dans la somnolence dont la grosse dame était envahie.
Elle sursauta cependant au craquement de la porte que M. Brodin ouvrait pour sortir:
—Où allez-vous donc? interrogea-t-elle en clignant ses paupières collées.
M. Brodin repartit d'un ton résolu:
—Je vais chez Pierre...
—Chez Pierre?... Mais puisqu'il vous a dit qu'il viendrait demain... Vous allez peut-être le vexer, mon ami!
M. Brodin haussa les épaules:
—Je crois, n'est-ce pas, que je sais ce que j'ai à faire?... Si je vais chez Lahonce, c'est que probablement je juge que c'est mon devoir de père, que c'est notre intérêt...
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! susurra Mme Brodin, qui devinait enfin les soupçons de son mari. Mais je suis sûre qu'il n'y a rien... Vous exagérez!... Vous vous montez la tête!...
M. Brodin, sans s'attarder à discuter, sortit en grommelant:
—Je sais ce que j'ai à faire!
Dehors, il appela un fiacre:
—108, rue de Lisbonne... Et bon train, n'est-ce pas?
Il avait son idée—une idée machinale et alléchée, une idée appâtée par le parfum d'adultère possible, d'adultère avéré qu'exhalait pour ses narines exercées la lettre ambiguë de Lahonce.
Il voulait tout de suite voir, savoir, se mettre au courant,—se rassurer si ses craintes étaient mal fondées, s'ingérer si l'affaire était de nature à comporter ses soins.
Mais, lorsque le fiacre stoppa devant la maison des Lahonce, sa curiosité d'amateur fit place tout à fait à l'angoisse. Il gravit l'escalier lentement, haletant à chaque marche, tant l'émotion lui écrasait la poitrine. A l'approche du danger imminent, ses instincts de père, de bourgeois reprenaient le dessus sur sa vanité de maniaque prédiseur; et maintenant, il aurait donné volontiers une somme importante, accompli tous les sacrifices exigés pour que sa fille, son Hélène, son enfant fût indemne et qu'il pût l'embrasser comme chaque jour, comme une femme honnête et maltraitée à tort.
Mais au froncement du sourcil qu'eut Lahonce quand il pénétra dans le salon, à la mine sombre, au visage décoiffé, congestionné de son gendre, M. Brodin pressentit que tout espoir de conciliation était perdu, qu'il fallait se résigner, accepter qu'Hélène eût confirmé ses fatidiques théories; et ce fut d'une main un peu tremblante qu'il prit la main que lui tendait Pierre.
—Comment! s'écriait le jeune homme, vous n'avez donc pas reçu ma lettre?...
—Si! si! fit M. Brodin en s'asseyant. Justement... Excusez-moi... Nous étions tellement inquiets... Je n'ai pas eu la patience d'attendre jusqu'à demain... Voyons, que se passe-t-il?...
Lahonce riposta d'un ton maussade:
—Je suis très contrarié que vous soyez venu, je ne vous le cache pas, très contrarié... Il se passe que j'ai surpris une lettre d'Hélène. Il se passe qu'Hélène a... qu'Hélène est la...
Il ne pouvait achever. Ces mots d'«amant», de «maîtresse» l'étranglaient au passage, l'étouffaient de leur grosseur insolite. M. Brodin, complaisamment, vint à son secours, lui fournit les expressions, comme un docteur bonhomme à un malade trop timide.
—Voyons... Est-ce qu'Hélène aurait un amant?... Est-ce qu'elle serait la maîtresse...
Lahonce s'exclama avec stupéfaction:
—Vous le savez!... Comment le savez-vous?... D'où le savez-vous?...
M. Brodin rompit prudemment de quelques mots:
—Je ne sais pas!... Non, je ne sais rien!... Mais je suppose!... Je fais erreur peut-être!... Je vous disais cela...
Lahonce déclara:
—Eh bien, non!... Vous ne faites pas erreur... Vous êtes, hélas! dans le vrai... Hélène a un amant... Et cet amant, c'est Favierres...
—Vous avez la lettre?
—Oui.
—Voulez-vous me la donner?
M. Brodin ajusta son binocle et commença à lire. Tandis qu'il avançait dans sa lecture, une révolte nouvelle s'opérait en lui. Il généralisait, il oubliait d'où provenaient ces lignes passionnées, qui les avait écrites et le nom du destinataire; il les lisait avec une colère grandissante et illusionnée, comme une lettre de Mme Brodin au baron Carlier, comme l'éternelle lettre de l'éternelle adultère à l'éternel amant; et avant même d'avoir terminé, il se sentait déjà gagné d'une ardeur combative, d'un besoin de prendre la direction de l'affaire, de mettre en œuvre ses facultés de spécialiste jusque-là inemployées, de destituer Pierre de ses pouvoirs supérieurs, ainsi qu'on fait d'un capitaine ignare sur un navire en péril.
Il domina néanmoins, par convenance, cette excitante envie de commander, et repliant la lettre soigneusement, en lissant les plis d'un ongle grinçant, il concéda:
—Evidemment... C'est fâcheux... C'est très fâcheux!... Je suis navré, mon cher ami... La conduite d'Hélène est inqualifiable... Mais dites-moi, je vous en prie, dites-moi... En quoi ma présence pouvait-elle vous déplaire?... Je trouve au contraire...
—En quoi?... En quoi? répétait Lahonce d'un ton de défi... Vous voulez savoir en quoi?... Eh bien, vous me gênez parce que le monsieur en question doit venir tout à l'heure... Oui, il doit venir prendre le thé... Le thé! Ha! Ha!... Et vous pensez bien que, pour la réception que je lui prépare, votre présence ne me sera pas précisément commode...
M. Brodin protesta hypocritement de sa discrétion:
—Mais, mon cher ami, je ne vous gênerai en rien. Vous êtes maître chez vous. Dieu me garde de m'immiscer dans l'explication que vous aurez avec ce triste sire!...
Puis reprenant son ton engageant, son ton de bon docteur à qui l'on peut tout confier:
—Du reste, actuellement, il ne s'agit pas de cela entre nous... Il s'agit de l'avenir... Parlons franchement, mon cher enfant... Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire?
Lahonce exposa en balbutiant de fureur toutes les intentions qu'il avait de tout faire: corriger Favierres en premier lieu,—après, la séparation, et après, le divorce, dans un an ou deux, quand les Chambres l'auraient voté.
M. Brodin se récria, chicanant d'abord sur les dates:
—Dans un an, dans deux ans!... Ah! bien oui!... J'ai mes renseignements, moi... C'est une question que je suis avec le plus vif intérêt... Dans deux ans?... Dites quatre ans, cinq ans... Peut-être jamais! Tenez, nous sommes en 82... Eh bien, je vous fais un gentil petit pari qu'en 86 la loi ne sera pas encore votée...
Et l'intention de divorce ainsi provisoirement écartée, rejetée à l'effrayant incertain des années et des années lointaines, il s'évertua à détruire, à ébrécher une à une les autres armes de pacotille que Lahonce avait choisies hâtivement dans l'arsenal public de la tradition.
Il parlait d'une voix saccadée, s'effondrant parfois au chuchotement, sous une pression de mélancolie trop lourde, car il se contraignait pour excuser cette femme coupable, sa fille,—cette adversaire satanique issue de son propre sang, et surtout il souffrait du son des phrases qu'il se trouvait obligé à dire.
C'étaient précisément les phrases qu'autrefois les Tence coalisés, les amis du baron suppliants avaient proférées pour vaincre son courroux; et de les écouter même prononcées par sa voix, cela lui faisait l'impression d'une de ces mélodies anciennes, entendues aux temps malheureux, et dont les notes plus tard répétées emplissent soudain notre âme d'une dense ombre de deuil, y soulèvent soudain en opaques tourbillons la noire poussière au repos des souvenirs mauvais.
Lorsqu'il parvint à l'argument de l'enfant, il pleurait presque d'avoir revécu si vite ces interminables atroces moments de jadis, et sa voix tremblait, charriait des larmes, en invoquant l'affection de Lahonce pour son fils, les devoirs dus au pur petit Charlie:
—Non, il ne faut pas, affirmait-il avec une sincérité dont Pierre se sentait tout ému, il ne faut pas que ce petit sache jamais ce que sa mère a été, ce que sa mère a fait, ce que sa mère a commis... Mais imaginez-vous qu'un jour il l'apprenne, qu'un jour quelqu'un vienne lui dire: «Votre père a quitté votre mère parce qu'elle...»... Imaginez-vous cela, mon cher Pierre? Non, vous ne pouvez pas permettre que votre fils ait un jour une douleur, une honte pareille... Vous n'avez pas le droit de lui préparer un tel coup, à ce pauvre petit... Et, pour le lui éviter, vous n'avez qu'un moyen, vous le savez: oublier, anéantir tout cela sous le silence, pardonner!
Puis, après une pause, il ajouta d'un ton commémoratif, historique:
—Et, vous ne seriez pas le seul, je vous jure, vous ne seriez pas le premier!...
—Ainsi, interrogea Lahonce ébranlé, ainsi vous me conseillez de pardonner? Mais maintenant, comment reparaître dans le monde, connaissant ce que je connais?... Comment séparer Hélène de ce monsieur?... Comment voulez-vous que j'arrange ma vie?... Cela me paraît impossible...
—Ne vous inquiétez pas, mon ami, fit avec autorité M. Brodin. On vous aidera... Vous partirez en voyage... Vous éloignerez Hélène pendant un certain laps... Affaire de quelques semaines, croyez-moi, de quelques heures de réflexion... J'ajouterai même que si vous vouliez suivre jusqu'au bout mes conseils, savez-vous ce que vous feriez?... Vous me laisseriez la charge de recevoir ce gredin, vous me laisseriez...
Lahonce, outré, se cabra:
—Ah! ça, non, par exemple!... Non, non, jamais de la vie!... Je veux lui faire son affaire moi-même et je la lui ferai proprement, je vous en donne mon billet!...
—Mais, mon pauvre enfant, pleura M. Brodin, mais tout est à recommencer, alors!... C'est comme si nous n'avions rien dit... Vous voulez pardonner d'un côté, et de l'autre vous voulez insulter cet individu, le gifler, vous battre avec lui, est-ce que je sais, moi?... Non, vous n'êtes pas conséquent... Mettons que nous n'avons rien dit... Allez, faites comme vous voudrez!... Déshonorez-nous... Brisez l'avenir de votre fils... C'est cela... Faites du mal, faites des malheurs irréparables, pour le plaisir de lancer un ou deux mots désagréables à un monsieur et de lui flanquer un coup d'épée après!... C'est cela! C'est cela!...
Lahonce abasourdi s'exclama:
—Mais pourtant, sapristi! il me semble que j'ai bien le droit de... il me semble que personne d'autre que moi...
M. Brodin lui saisit la main et ironiquement:
—Oui, oui, mon ami, accordé... Vous avez le droit... Bravo! Parfait!... Ah! vous allez faire de la jolie besogne, un joli scandale!... Je vous en félicite!... Charmant!... Charmant!...
Un coup de sonnette l'interrompit dans ses sarcasmes.
Il s'empara de l'autre main de Lahonce, et d'une voix chaude et basse, d'une voix implorante et à l'agonie, il murmura:
—Eh bien! non, il ne sera pas dit que je vous aurai laissé accomplir cette folie, ce crime... Pierre!... Pierre!... Mon enfant, mon cher enfant, je vous en supplie, au nom de votre nom, au nom de votre fils, je vous en conjure, allez-vous-en!...
Il le bousculait doucement, le refoulait peu à peu vers une des portes latérales du salon:
—Je vous en supplie, mon ami!... Je lui parlerai comme si c'était pour moi... Rentrez chez vous! Fiez-vous donc à moi!... Je lui ôterai pour longtemps le goût de revenir... Allons, allons! Pierre, je vous en supplie!...
Lahonce faiblissait, étourdi, bégayant des refus incohérents:
—Mais non!... Je ne veux pas... Tout m'est égal! Je vous dis que je veux le voir, cette canaille!...
D'une suprême poussée impérative, M. Brodin le rejeta hors de la pièce, et il avait à peine refermé la porte que Favierres fit son entrée.
—Tiens, Monsieur Brodin! Tout seul! Ces dames sont au petit salon? fit le compositeur en s'approchant, la main tendue, sa figure avenante rehaussée même de gaîté par l'air de fête, d'élégance que lui donnaient son habit noir, son blanc plastron brillant, sa toilette de soirée.
M. Brodin, surpris par la prompte apparition de Favierres, avait juste eu le temps de s'adosser, debout, à la cheminée, dans une attitude de hargneuse défensive. Il répliqua, un peu décontenancé, sans serrer la main que lui offrait Favierres:
—Je l'ignore... Il se peut que ces dames soient au petit salon ou ailleurs... Je l'ignore, Monsieur... Mais j'ai à vous entretenir de choses autrement graves que de savoir où sont ces dames... Asseyez-vous, Monsieur, je vous prie.
Favierres s'assit, en une pose aisée, le chapeau appuyé sur le genou, et s'extirpant encore la ruse d'un dernier sourire, malgré son effroi, il demanda:
—Mme Lahonce est souffrante?... Qu'y a-t-il donc de si grave?... Vous m'effrayez!...
M. Brodin répliqua d'un ton plus assuré et plus rogue:
—Non, Monsieur, Mme Lahonce n'est pas souffrante... Ce qu'il y a de grave et ce qui peut en effet vous effrayer, c'est que mon gendre sait, c'est que nous savons, Monsieur, que vous êtes l'amant de ma fille...
Favierres tressaillit et se levant:
—Je vous jure...
—Oh! épargnez-vous les faux serments, Monsieur! fit M. Brodin avec un arrêt de la main un peu scénique... Voici une lettre que mon gendre a interceptée et qui vous était destinée... Si vous me jurez, non votre parole d'amant, oh! non, cela ne serait pas assez! mais votre parole d'honnête homme, cette fois, que vous me rendrez cette lettre aussitôt après l'avoir lue, je consentirai peut-être à vous la confier pendant quelques moments... Vous verrez alors que toutes vos dénégations sont aussi superflues qu'elles sont honorables... Je vous attends, Monsieur!
Ils échangèrent la lettre, le serment réclamé, et tandis que Favierres parcourait le papier mauve, la paupière basse et négligente, le visage immobile, glacé d'une volontaire expression d'indifférence, M. Brodin l'examinait du coin de l'œil comme une sorte de monstre captif, comme l'incarnation repoussante du vice qui ment, qui vole et se dérobe. Oui, cet homme aux caressants yeux bleus, cet homme à la moustache brun roux et finement emmêlée, cet homme aux cheveux en brosse et tout gris vers les tempes, ce jeune homme à la beauté énergique et nerveuse, à la tête pleine de secrets et de mélodies, c'en était un, c'était un amant, un de ceux qui chassent la femme d'autrui, qui la poursuivent, la traquent et la prennent; oui, c'était l'un d'eux, un de ces insaisissables et félons ennemis que M. Brodin tenait là sous son regard, entre ses mains, à sa merci,—à la merci de tous ces droits sanguinaires de revanche et d'insulte que confèrent en certains cas, la société, la famille, l'âge et les convenances! A cette pensée de sa supériorité, M. Brodin sentit son indignation s'accroître de courage, et il arracha plutôt qu'il ne reçut la lettre que lui restituait Favierres d'un geste très poli.
—Eh bien! Monsieur? grommela-t-il dédaigneusement, en glissant le papier dans la poche intérieure de sa redingote... Eh bien! Monsieur? Vous avez lu?... Le contenu de cette lettre vous est malheureusement trop favorable pour que vous persistiez à nier, je présume?
Favierres, qui se mordait les lèvres d'impatience, éleva la main en signe d'aveu.
—Bon! Vous ne niez plus? reprit M. Brodin... Très bien! J'en suis fort aise! Je vous dirai même que le contraire ne m'eût pas étonné outre mesure. Avec des gaillards comme vous...
Le compositeur eut un mouvement de buste en avant qui provoqua de la part de M. Brodin un petit recul de retraite vers l'appui de la cheminée.
—Du reste, continua-t-il, sans s'obstiner à énoncer son opinion complète sur les gaillards comme Favierres, du reste, du moment que vous ne niez plus, cela va beaucoup simplifier les choses... Je ne vous retiendrai pas longtemps à vous dire ce que je pense de votre conduite, Monsieur... Vous savez, j'imagine, mieux que moi, qu'elle n'a pas été celle d'un galant homme...
Favierres lui coupa la parole:
—Permettez, Monsieur!... Je ne puis tolérer que vous...
—Plaît-il? interrogea d'un air goguenard M. Brodin.
Favierres reprit de même:
—Je vous dis, Monsieur, que je ne puis tolérer que vous me parliez sur ce ton... Je vous prie de garder pour vous vos appréciations sur une affaire qui ne saurait se régler qu'entre M. Lahonce et moi!
—Eh bien, c'est ce qui vous trompe, Monsieur! riposta victorieusement M. Brodin... Vous vous trompez du tout au tout!... J'ai obtenu de mon gendre qu'il ne parût pas dans cette lamentable aventure... Et il n'y paraîtra pas!... J'ai obtenu de lui à grand'peine qu'il me chargeât de ses intérêts... J'ai donc le droit strict d'apprécier votre conduite... Et j'en use... Je vous répète que votre conduite n'a pas été celle d'un galant homme!...
Il prit par prudence un temps pour le cas où Favierres n'eût pas été de son avis, lui eût contesté brutalement ce droit dont il usait. Mais le compositeur demeurait le regard fixe, la tête baissée, vers la rougeoyante palpitation du bois qui luisait, dans la cheminée, derrière les jambes écartées de M. Brodin. Il n'écoutait plus le vieillard, retenu par une idée folle, absorbé dans le désir absurde d'essayer de revoir Hélène, de ne pas partir sans l'avoir revue, sa malheureuse amie, qu'il devinait maintenant à gémir, à se désoler sous les outrages et les reproches, tout près, à côté, dans quelque pièce voisine.
M. Brodin, qu'enhardissait ce silence, poursuivit, en piétinant à petits pas devant la cheminée:
—Ah! ah! pardieu, vous ne pensez pas comme moi!... Je vous connais, allez! Je connais cela! Vous trouviez tout naturel, n'est-ce pas? de vous introduire chez un homme, de lui capter son amitié, de vivre chez lui, de manger ses dîners, et enfin de lui détourner sa femme... Oui, vous trouviez ça propre, élégant, honnête! Ha! ha!... C'est ce que vous appelez, vous autres, de l'amour, de la passion... C'est ce qui est admis, hé? C'est ce qui se fait?... Eh bien! Monsieur, ces choses-là ont un autre nom, dans le langage des braves gens... Ces choses-là, voulez-vous que je vous dise comment cela s'appelle?
Il ne put réaliser sa proposition. Favierres l'avait saisi par le bras, l'arrêtant court dans son piétinement, et d'une voix exaspérée lui murmurait:
—Monsieur Brodin... taisez-vous... taisez-vous, je vous en prie!...
—Que je me taise? protesta mollement M. Brodin.
—Oui, taisez-vous!... Vous savez bien que si je n'aimais pas votre fille comme je l'aime, si je ne préférais tout à un scandale qui pût lui nuire, vous savez bien que je n'aurais rien entendu de tout ce que vous m'avez dit, que j'aurais couru chercher votre gendre derrière ces portes, je ne sais pas où, là où il se cache, enfin, et qu'alors je me serais bien chargé qu'il ne puisse plus vous charger de ses intérêts... Vous comprenez?...
Il agitait, tenaillait d'une pression griffante le maigre bras de M. Brodin. Le vieillard se débattit en secousses apeurées et rageuses.
—Ah! laissez-moi, Monsieur!... Voulez-vous me laisser, nom d'un chien!
D'une secousse plus vive, il s'était dégagé. Il maugréa en se frictionnant son bras meurtri:
—C'est un peu fort!... C'est un peu fort!... Ah! vous pouvez vous vanter d'avoir du toupet, dans votre bande!... Non, c'est trop fort!... Et d'abord, apprenez que mon gendre ne se cache pas... Je vous ai déjà dit que c'était moi qui...
Puis il se tut brusquement, comme bâillonné par une recrudescence de colère.
—D'ailleurs, au fait, je n'ai pas d'explication à vous donner... Je ne discute pas avec les butors... Vous êtes libre, Monsieur... J'ai bien l'honneur de vous saluer.
Favierres avait ramassé son chapeau et restait debout en face de M. Brodin, ne s'en allant pas, ne pouvant se décider à s'en aller, à quitter ce sol d'amour, à partir sur-le-champ en exil à jamais.
—Eh bien! Monsieur? interrogea avec hauteur M. Brodin... Je croyais pourtant m'être exprimé clairement, vous avoir fait comprendre que notre conversation était terminée...
Favierres balbutia:
—Je vous prie de m'excuser, Monsieur Brodin, d'excuser un moment de vivacité que je regrette beaucoup... Je suis très nerveux, très susceptible... Et ce que vous me disiez au sujet de Mme Lahonce, de nos sentiments, était si blessant, si cruel...
—Il suffit, Monsieur! interrompit M. Brodin qui, devant la confusion de Favierres, recouvrait graduellement son audace méprisante. Il suffit! Je vous tiens quitte de vos excuses... J'ai mon opinion sur votre compte... Cela suffit... Demeurons-en là, voulez-vous? et abrégeons... Bonsoir, Monsieur... Je vous salue...
Favierres céda:
—C'est bien, Monsieur, je me retire... Mais je vous prie—je vous prie de toutes mes forces—de bien dire à Mme Lahonce que je lui demande profondément pardon de tout ce qu'elle souffre à cause de moi et de tout ce qu'elle endurera peut-être par la suite... C'est là un petit service que vous ne me refuserez pas, j'espère, et dont je vous aurai une grande gratitude... Puis-je compter sur vous?
—Eh bien! soit, fit M. Brodin après avoir réfléchi un instant. Soit, je le lui dirai... Je n'y vois pas d'inconvénient... Non, vraiment, je n'en vois pas! Seulement, jurez-moi que si vous rencontrez mon gendre, vous ne ferez rien contre lui...
—Je vous en donne ma parole...
M. Brodin, alléché, poussa plus loin ses conditions:
—Et jurez-moi aussi que jamais, quoi qu'il arrive, vous ne tenterez rien pour revoir Mme Lahonce!...
Favierres ne répondait pas.
—Comment! s'exclama M. Brodin, vous oseriez vouloir la revoir?
Le musicien, sans répliquer, s'était incliné en un salut correct, marchait vers la porte de sortie.
M. Brodin le rattrapa.
—Mais c'est abominable! abominable! bégayait-il, tout affolé... C'est inconcevable. Vous songez à la revoir!... Mais vous voulez donc notre malheur, notre ruine à tous! Mais vous avez donc le diable au corps tous les deux!... Voyons, Monsieur Favierres, ce n'est pas pour moi, ce n'est même pas pour ma fille, c'est pour mon petit-fils que je vous le demande, pour ce petit Charlie que vous prétendiez tant aimer... Je vous en prie, promettez-moi que vous n'essayerez pas de revoir Hélène!
Favierres avait tourné le bouton de la porte:
—Monsieur Brodin, dit-il fermement, je vous promets d'éviter tout ce qui risquerait de faire du tort à Mme Lahonce ou à son fils. Cela doit vous rassurer, il me semble!...
Et, saluant encore, il sortit.
Au bruit de la porte de l'antichambre, Lahonce était accouru:
—Eh bien? questionna-t-il.
M. Brodin, qui se promenait à travers le salon, en frottant machinalement son bras endolori, rétorqua:
—Eh bien, ça été dur! Ah! ça n'a pas été tout seul!... Il manque prodigieusement d'éducation, ce garçon! Mais tout est arrangé... J'ai dit son fait au misérable, et il ne rôdera plus par ici de sitôt, c'est moi qui vous le déclare!
Puis, pour se donner le loisir d'accommoder un récit acceptable, un récit à son honneur et à l'honneur aussi de Lahonce, il ajouta:
—Je vous raconterai cela plus tard... Maintenant, venez avec moi... Nous allons parler à Hélène!