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CHAPITRE PREMIER

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1788

Les Bombelles à Versailles. —Journal du marquis. – Mlle de Matignon et l'hôtel de la Vaupalière. – Chez le comte de Montmorin. – M. de Malesherbes et les Loménie de Brienne. – Refus définitif de se marier de Mlle de Rohan-Rochefort. – Le château de Meudon. – Nouvelles extérieures. – La Reine et la duchesse de Polignac. – Nouvelles politiques. – Effervescence des provinces. – Les gentilshommes bretons. – Départ du baron de Breteuil. – Le maréchal de Vaux en Dauphiné.

Dans une précédente étude1, nous avons laissé le marquis et la marquise de Bombelles à Lisbonne et sur le point de regagner la France. Angélique est partie la première avec ses enfants. Au milieu de mai 1788, les affaires de l'ambassade terminées, le marquis investi d'un congé se mettait en route pour Versailles, avec sa sœur de Travanet, et après une traversée sans incidents notables il débarquait aux Sables-d'Olonne. De là la route est encore longue… Il faut s'arrêter à Niort, à Poitiers, où les officiers leur font fête, à Tours et à Blois, que le marquis visite avec conscience. Il aime à décrire dans son Journal2, le «Jardin de la France»; la «Pagode» de Chanteloup, souvenir élevé par Choiseul à ses amis fidèles, que le duc de Penthièvre, nouveau propriétaire du domaine, a tenu à conserver; le château de Blois, dont l'ancien gouverneur, le comte de Breteuil, lui fait les honneurs avant qu'il ne soit métamorphosé en caserne. A Orléans, l'intendant, M. de Chevilly, est venu dîner avec eux, ce qui fait un petit événement, mais les voyageurs ont hâte de terminer leur voyage. Aussi, à Angerville, dernière couchée, maudissent-ils la comtesse de Bourbon-Busset qui arrive des eaux, veut absolument les voir et les retarde considérablement.

Ils arrivent, le 30, à la dernière étape. A deux postes d'Angerville, une bande de roue manque… un orage à essuyer… Enfin, les voilà à Versailles, dans la maison retenue près de la porte du Dragon. Grands épanchements de famille. Femme et enfants d'abord; avec quelle joie le marquis les revoit, on le laisse à penser au lecteur. Une ligne de points dans le Journal, il ne veut pas en trop dire. Puis la petite baronne de Mackau, la belle-mère, le beau-frère… on s'embrasse avec transports, «on se dit avec confusion ce qu'on se redira avec plus de calme et d'ordre», et l'on visite la nouvelle demeure où les Bombelles, sans doute, vont gîter quelque temps. La maison n'est pas très grande, ni bien distribuée, mais elle est riante et plaît à Angélique, elle est en bon air, ce qui est l'essentiel pour les enfants. Par un escalier ils pourront descendre dans le parc, et grâce à une série de corridors on peut rejoindre le château en restant continuellement à couvert.

Le lendemain Mme de Travanet s'est rendue à Paris qu'elle avait hâte de revoir. Le frère et la sœur descendent chez Mme de Louvois, dont le fils est fortifié et «joli à peindre sans avoir sa physionomie spirituelle». La première visite de M. de Bombelles devait être pour le baron de Breteuil, mais ce n'est que le soir, à Neuilly, qu'il lui a été donné de voir son protecteur. Là, dans la maison dont M. de Sainte-Foix3 a fait «un séjour magnifique», se préparent les noces somptueuses de Mlle de Matignon, petite-fille du baron, avec le fils du duc de Montmorency.

En peu de jours, presque en peu d'heures, le marquis de Bombelles remplit ses devoirs sociaux et politiques. Comprendrait-on qu'il différât à se montrer chez la duchesse de Montmorency, chez la comtesse de la Marck, très occupée du mariage du troisième frère du duc d'Aremberg, surtout chez son ministre, le comte de Montmorin, en son hôtel de la rue Plumet4? De cet entretien où il a été question de choses sérieuses, des différends survenus entre les commerçants français en Portugal et l'ambassadeur qui voulait faire respecter les ordonnances royales en vigueur, – toutes choses que le ministre ignorait totalement et dont il aurait préféré n'avoir pas à s'occuper, – le marquis sort «charmé de la politesse de M. de Montmorin, navré de son ton et de ses propos comme ministre. Le cœur saigne, ajoute-t-il, à tout bon serviteur du Roi, de voir avec quelle hâte, quelle légèreté, quelle inconséquence les plus importantes affaires sont traitées.»

Ce même jour il a dîné à Versailles avec ses enfants, il a rencontré chez M. de Breteuil, à Saint-Cloud, M. de Malesherbes et un nouveau contrôleur des finances, M. de Fourqueux; il a vu au Château la duchesse de Polignac, les deux marquises de Soucy; à Longchamps il a rendu visite à la princesse de Craon, puis il est revenu coucher à Paris en vue de la cérémonie du lendemain.

Les fêtes données en l'honneur du mariage ne sont pas encore terminées, puisque le lendemain M. de Bombelles se rend de plus, le soir, chez la princesse de Montmorency, mère de la duchesse. L'hôtel est un des plus beaux de Paris, il est décoré avec un goût égal à sa magnificence, le jardin se termine en terrasse sur la Seine5. Illumination de l'hôtel, bateaux chargés de lanternes de couleur et de pièces d'artifice et «conduits par des joûteurs adroits», souper, bal, «tout était bien et parfaitement ordonné».

Il n'y a que cinq jours que M. de Bombelles est à Versailles et il n'est pas resté une demi-journée en repos. Ainsi le veulent ses fonctions diplomatiques; ainsi le veut aussi son irrésistible goût de mouvement.

Le 5, il a été dîner à Marnes, chez le comte de Brienne, secrétaire d'État de la Guerre, et aussitôt après à Jardy, chez l'archevêque de Sens. Celui-ci, «tiraillé par tous les esclaves de la faveur, a cependant eu un moment pour s'apercevoir que j'étais chez lui et m'y recevoir honnêtement. Les affidés disent qu'il est très calme sur toutes nos commotions intérieures, mais j'ai assez bonne opinion de lui pour croire que quelque détermination qu'il prenne de faire tête à l'orage, il sent, en homme sensé, que l'on ne peut jamais calculer bien juste sur le point où s'arrêtera l'effervescence des têtes». Ceci n'est qu'une première épigramme, on en soulignera d'autres.

A Versailles il a été admis à présenter ses devoirs à Madame Élisabeth, mais à peine «a-t-il eu la satisfaction d'embrasser ses enfants qu'il a trouvés fort gais», qu'il est revenu à Paris «pour se revêtir de la robe nuptiale» et se rendre chez le marquis de la Vaupalière6, faubourg Saint-Honoré.» La marquise souffrante d'un commencement de grossesse ne peut songer à l'accompagner, aussi a-t-il noté, pour les lui conter, tous les détails de cette fête «la plus belle de celles qui ont été données pour la noce de Mlle de Matignon; aucune n'a eu l'ensemble, l'ordre, la recherche et l'agrément de celle de l'hôtel de La Vaupalière7

Ruggieri s'est surpassé, le feu d'artifice eût été digne d'une fête donnée à Versailles. Souper d'une magnificence sans pareille, cuisine recherchée, service somptueux et irréprochable, à tout cela le marquis est sensible. S'il ne donne pas le menu du festin, s'il n'énumère pas la liste des élus de cette réunion superaristocratique, du moins a-t-il sacrifié à son goût de la description en nous exposant en détail comment la table était présentée.

«Des conduites d'eau artistement ménagées ont fait arriver sur la table une cascade tombant d'un rocher et formant une rivière qui contenait deux cents pintes d'eau; des poissons vivants s'y promenaient, des maisons, des hameaux, tout cela en parfaite proportion se voyait sur l'une et l'autre rive. Des ponts jetés de distance en distance, et d'une vérité aussi grande que les représentations d'hommes et d'animaux qui semblaient les passer ajoutaient au charme du paysage… A l'extrémité opposée du rocher s'élevait, en colonnes de cristal, le temple de l'hymen. Les glaces ont été servies pour la plupart attachées suivant leur forme de fruit à des arbres d'un feuillage analogue. En sortant de table, on s'est promené dans le jardin qui semblait une féerie durant toute la nuit.»

Le marquis est revenu à Versailles débarrassé des fêtes nuptiales, mais il a encore des ministres à saluer. Il n'a trouvé chez lui que M. de Malesherbes dont il trace ainsi le portrait: «…Avec des connaissances profondes, un esprit agréable et des choses qui tiennent au génie, il est d'une abstraction qui ne lui permit et ne lui permettra jamais d'appliquer son savoir au profit des affaires publiques. Gémissant par instant comme tout bon citoyen de la situation actuelle de la France, il passe un moment après à l'énumération de ses recherches sur l'inutilité de la population juive dans le monde…»

En rentrant à Versailles, il trouve à la porte du Dragon les ambassadeurs d'Espagne8 et de Naples9 et leurs femmes qui venaient souper avec les Bombelles et les Mackau. Ces ménages de diplomates se proposaient, en l'absence de la Cour10, de passer quelques jours à Versailles «pour en voir plus à l'aise toutes les merveilles». M. de Bombelles et sa femme ont l'intention de les accompagner autant qu'il leur sera possible, et le marquis, en somme, s'en montre heureux et fier, car «les étrangers de bonne foi apprécient mieux que les Français la beauté de ce royaume, la magnificence de ses villes et les prodigieux travaux exécutés pendant que Louis XIV portait d'un pôle à l'autre le nom de sa nation au plus haut degré de gloire».

La première excursion est à Saint-Cyr. Nous avons déjà dit combien Madame Elisabeth montrait de prédilection à l'Institution de Saint-Louis; avec quel plaisir, chaque fois qu'elle le pouvait, accompagnée d'une de ses dames, elle allait visiter religieuses et élèves, aimant à partager les jeux et le goûter de ces dernières; Le marquis qui aime volontiers ce qu'aiment et sa femme et la chère Princesse, est tout porté à défendre l'établissement de Saint-Cyr. «Depuis quelques années, remarque-t-il, il est de bon ton de tout ridiculiser, de trouver tout misérable et de conseiller de détruire plutôt que d'améliorer ce qui émane de la sagesse de nos pères. Ce mauvais ton souffle essentiellement sur la fondation de Mme de Maintenon.»

Parmi les dames élevées à Saint-Cyr quelques-unes ne reparaissent que pour apporter les bruits du dehors. «Avec une charité maligne elles avertissent des propos tenus pour arrêter le bien qui se fait journellement dans cette maison.» C'est là sujet de tristesse et de découragement chez des religieuses qui d'abord se refusaient à montrer aux visiteurs les différents talents de leurs élèves. Devant l'insistance du marquis auquel se joignait sa jeune femme si appréciée des dames de Saint-Louis, celles-ci ne surent pas refuser longtemps. Les ambassadeurs ont entendu «en gens sensés» et «avec grand plaisir» les entretiens de Mme de Maintenon. «Ils ont jugé des danses comme cela se doit… Des demoiselles ne doivent point acquérir les grâces minaudières des filles de l'Opéra ou des belles dames qui copient les actrices. Il suffit que l'on développe en de jeunes personnes les moyens de se présenter, de saluer avec noblesse et de ne pas être marquantes en gaucherie lorsqu'elles entrent dans le monde… Les chœurs d'Athalie, l'ordre du réfectoire, celui qui s'observe à l'église et dans les promenades du jardin, tout a plu à nos ambassadeurs, tout à intéressé leurs femmes. Elles l'eussent été davantage si elles fussent venues du temps de Mmes de Mornay et du Haut; la supérieure actuelle, Mme d'Ormesson, est une bonne et honnête personne, mais n'est que cela.»

Comme, le lendemain 8, le comte de Fernand Nunez et le marquis de Circello se sont rendus au lever du Roi à Saint-Cloud, M. de Bombelles se fait le cicerone des ambassadrices et les accompagne au château de Meudon11. Suivons-le dans sa courte impression: le château du grand dauphin ayant été incendié en 1871, il n'est pas sans intérêt d'avoir de lui un dernier souvenir.

«Le château neuf où nous avons dîné chez le duc d'Harcourt12 a été bâti par Monseigneur pour Mlle Choin13 qui était sa maîtresse.

«Ce château est dans une proportion qui le rendrait convenable à tout seigneur en état de dépenser 300.000 livres par an.» M. de Bombelles ne semble guère là avoir une idée exacte des proportions: nous avons sous les yeux la gravure de l'ouvrage de Piganiol de la Force, et aussi des vues du Palais prises peu de temps avant sa destruction. Il paraît bien que cet immense château eût été bien lourd pour des particuliers, à trois ou quatre exceptions près.

La comparaison avec l'autre château continue: «Il n'en est pas de même du vieux château14; ce palais que M. de Louvois avait augmenté, embelli avec une magnificence aussi indécente qu'incroyable, serait encore très facilement une demeure royale. Tous les plafonds sont peints en arabesque comme si le goût régnant eût présidé à leur ordonnance. Les corniches, les cheminées, les parquets de superbe boiserie, rien n'aurait besoin d'être moderné. Il y a pratiqué dans une tourelle un cabinet peint également en arabesque sur un fond d'or, qui est aussi frais de peinture que s'il sortait des mains d'un de nos meilleurs artistes. Il est question de faire de ce beau château la demeure de M. le Dauphin pour tous les étés, si nous n'éprouvons pas le chagrin de perdre ce prince15. On nous l'a fait voir: j'aurais pleuré si j'eusse osé du lamentable état dans lequel je l'ai trouvé, courbé comme un vieillard, ouvrant des yeux mourants au milieu d'un teint livide. Il craint le monde, il a honte de se montrer. Si on le sauve du cruel marasme dans lequel il est encore, bien qu'un peu mieux, ce ne sera vraisemblablement qu'aux dépens de sa taille qu'il réchappera. Petit, l'anatomiste, espère cependant qu'il guérira sa personne et sa taille, mais il se plaint de n'avoir été appelé qu'au moment où le mal était presque incurable. Il caractérise la maladie du nom de vertébrale et diffère d'opinion avec Brunier, le premier médecin… Nos enfants de France ont été souvent victimes de ces conflits d'opinion. Les soins que le duc et la duchesse d'Harcourt prennent de ce précieux enfant sont tout à fait respectables.»

Voici d'autres minuscules événements de Cour: «Mme de Raigecourt et son «sourdaud» de mari ont donné à dîner aux ambassadeurs et aux Bombelles. Après le repas, les dames sont allées voir les grandes eaux, tandis que le marquis, emmenant son petit Charles16 dans sa voiture, pique sur Beauregard17 pour faire visite au marquis et à la marquise de Sérent. Tous deux sont absents, mais leur belle-fille reçoit le père et l'enfant avec une grâce parfaite. Elle était avec M. de Chauvelin, «le jeune homme le plus en faveur dans ce moment. Le petit Chauvelin fils de celui qui fut ambassadeur à Turin et qui mourut dans la chambre du Roi (Louis XV) d'une attaque d'apoplexie, a la même charge qu'avait son père, celle de maître de la garde-robe du Roi. Il est très gentil et fait l'amusement de la Garde royale. Combien cela durera-t-il? C'est ce que les courtisans les plus déliés n'ont jamais, en pareil cas, apprécié bien au juste.»

Le ménage Bombelles est souvent en route. Tandis que la marquise est à Paris, son mari va rendre à Marnes visite au comte de Brienne; à Saint-Cloud, il est admis à assister à la toilette de la duchesse de Polignac. Cet insigne honneur n'est pas perdu, car le remercîment s'inscrit aussitôt sur les tablettes: «C'est encore la plus jolie femme de la Cour. Les honneurs extérieurs, mais stériles de la plus haute faveur lui sont revenus18, mais ce n'en est pas moins l'archevêque qui gouverne absolument.»

Il gouverne, mais n'inspire guère de confiance, à tout le monde en général, aux Polignac en particulier. Il est vrai que ceux-ci regrettent Calonne, et pour cause.

Quelque désordre en Dauphiné, le duc de Tonnerre «perdant le peu de tête que Dieu lui a donné», les troupes blessées tirant sur les émeutiers; un dîner en famille chez l'évêque de Lisieux, la journée se terminant à l'hôtel de Soubise19, dont le marquis est mis à même d'admirer les splendeurs, voilà le bulletin des jours suivants, terminé par cette appréciation sur le Palais Royal:

«Si l'hôtel Soubise, tant il a grand air, est digne d'être habité par un prince de sang royal, il est une autre demeure à laquelle son maître a enlevé toute dignité, mais il en a fait pour les étrangers et les Parisiens un point de réunion de tout ce qu'il y a de plus agréable et de plus commode. Ma femme et moi nous avons été finir la journée à courir les allées et les galeries de ce palais marchand, car c'est ainsi qu'il devrait être maintenant nommé. Avec de l'argent on peut dans le même jour, et sans sortir de son enceinte, se fournir avec un luxe prodigieux de tout ce qu'on ne se procurerait pas en un an dans tout autre pays; on conçoit qu'un homme désœuvré passe sa vie au Palais Royal, on conçoit qu'un homme occupé aille y chercher du délassement.»

De la Haye il est arrivé de fâcheuses nouvelles sur la manière dont le comte de Saint-Priest est traité. Ses gens ont été attaqués et forcés de se défendre pour n'être pas assommés par une populace qui voulait les punir de ne pas porter des cocardes orange20.

L'ambassadeur de Hollande, M. de Benkenrod, a fait des excuses et promis au nom de la République que sa Cour serait satisfaite des réparations. M. de Saint-Priest n'est pas amplement persuadé que son séjour en Hollande puisse être long, et il s'apprête plutôt à rentrer en France, et M. de Bombelles de prendre sa plume chagrine pour noter: «Si nous continuons à nous conduire comme nous faisons, il faudra nous armer d'une triste patience et nous attendre à recevoir toutes les avaries imaginables.» Les lignes écrites en 1788 ne pourraient-elles s'appliquer à notre politique extérieure actuelle? De concession en concession…

Le marquis continue la vie de mouvement qui est dans ses goûts et qui doit être dans ses intérêts. Il mène ses enfants chez le baron de Breteuil, et ses trois fils sont jugés ce qu'ils sont: forts et gentils; il est parfaitement reçu à Saint-Cloud par la duchesse de Lorge qui est de service auprès de la comtesse d'Artois; un soir que Mme de Bombelles est allée souper chez la comtesse de Marsan, il s'en va, lui, chez Mme de Rougé, qui est toujours jolie «et qui le sera, à l'âge où Ninon de Lenclos était sensible et aimée». Bien souvent il est seul à sortir, il trouve en rentrant chez lui sa femme lisant, ses enfants dormant heureusement, «enfin le calme d'un ménage dont une aimable compagne fait les délices». Voilà dix ans que M. et Mme de Bombelles sont mariés; cette phrase d'un journal n'en dit-elle pas plus que toutes les déclarations arrangées?

On craint de nombreux troubles en Bretagne et en Bourgogne, le Dauphiné s'apaise à peine, la Provence «a trompé l'espoir conçu par son commandant en chef le comte de Caraman», pamphlets et chansons l'ont devancé à Aix…

«On dit au Roi: le feu est aux quatre coins de votre royaume; toutes les apparences donnent un air de vérité à cette phrase, et il faut de longs raisonnements à M. de Brienne pour prouver à Sa Majesté que sa malignité cherche à augmenter l'effroi des commotions qu'elle suscite…» Les empiriques assaillent le principal ministre comme un médium, ils s'emparent d'un homme affaibli par le choc de trop rudes attaques. «Si M. de Brienne résiste à l'orage, je persiste à croire qu'il est en état de faire le bien de ce pays, mais je commence à craindre qu'il ne soit léger et qu'il ne trouve lui-même sa tâche supérieure à ses moyens.» Des brochures contre ou pour Loménie de Brienne courent les rues. Dans l'une d'elles, que Bombelles juge éminemment maladroite, l'auteur fait de la monarchie un despotisme dont l'arbitraire doit même être regardé avec respect par les sujets comme étant ce qui peut être le plus avantageux pour eux. «Il en est de certains principes comme de l'emploi des poisons en bonne pharmacie. On ne dit pas à un mourant: je vais vous sauver en donnant à votre corps une secousse violente, une action qui, peut-être, le rappellera à la vie.» Et Bombelles d'en arriver à cette conclusion: «On sait bien que la ligne de démarcation entre le despotisme et notre monarchie est presqu'imperceptible, et qu'un prince qui tient à sa solde une nombreuse armée, ne sera déjoué que par sa propre et gratuite faiblesse. Mais il est maladroit de montrer à une grande nation tous les désavantages de sa constitution en voulant les lui faire adopter comme un bien.»

C'est le 22 juin que Mlle de Rohan-Rochefort devait rendre une réponse définitive au duc de Cadaval qui, ballotté depuis deux ans, n'avait pas renoncé à l'épouser21. La réponse est venue le 21, et elle est négative. Le marquis énonce sèchement, sans commentaire, mais en homme peu satisfait de s'être donné à Lisbonne et à Paris, autant de mal pour arriver à ce résultat blessant pour son amour-propre: «Mme la comtesse de Marsan, le prince et la princesse de Guéménée22 et la princesse Charlotte de Rohan m'ont prié aussi ce soir de témoigner leurs regrets à M. le duc de Cadaval sur ce que, par une répugnance invincible, Mlle de Rohan-Rochefort ne peut accepter sa main, le 22, à Versailles.»

Ceci a visiblement agacé M. de Bombelles. Il se venge par épigrammes… sur les autres. «J'ai dîné avec une grande partie du corps diplomatique chez M. l'ambassadeur de l'Empereur. Je me suis trouvé à table entre mon bon ambassadeur de Portugal23 qui n'a pas inventé la poudre et le baron de Talleyrand, notre ambassadeur à Naples qui a peu de salpêtre dans les idées… Au bout opposé à nous était M. de Suffren24 qui perd chaque jour de paix par son goût pour l'intrigue, par sa rebutante gourmandise et sa dégoûtante malpropreté, quelques nuances de la considération qu'il reprendrait s'il remontait nos vaisseaux.

Le 23 à son coucher, le roi «qui depuis son avènement à la couronne ne m'avait pas une seule fois adressé la parole m'a parlé fort longtemps. Ses questions ont porté sur le Portugal, son climat, ses usages, la fécondité des femmes et le mariage du duc de Bragance».

M. de Bombelles ne fait pas de réflexions sur cette faveur inattendue d'avoir été à même d'entendre le son de la voix du Roi s'adressant à sa personne. Ministre ou ambassadeur depuis treize ans et ayant fait d'assez fréquents séjours à Versailles, il aurait le droit de marquer son étonnement de cette indifférence. Il n'en fait rien, connaissant le rôle effacé de Louis XVI!

Ce qui est plus important, c'est que la souveraine s'est montrée aimable. «La Reine qui avait bien voulu faire attention à ce que, depuis mon retour, je n'avais pas encore eu l'honneur de lui être présenté m'a dit aujourd'hui, au moment où tout le corps diplomatique était chez elle, qu'elle m'avait manqué dans plusieurs endroits où elle était venue un instant après que je venais d'en sortir, qu'elle en avait été fâchée parce qu'elle avait grand désir de me voir et qu'elle était charmée que ma santé fût meilleure.»

Monsieur et Madame ont témoigné à Bombelles une égale bonté, «mais jamais princes ou princesses n'ont eu la grâce qu'a la Reine lorsqu'elle veut bien traiter qui que ce soit.»

Chez la duchesse de Polignac, le soir, se pressaient les ambassadeurs à qui Marie-Antoinette a distribué des phrases aimables. «L'ambassadeur de l'Empereur est venu montrer une minute sa longue et sèche nature, accompagné d'un seigneur flamand qui s'est fait assigner en déplaisance dans la société».

«La Reine a été chercher M. le duc de Normandie, un des plus beaux enfants qu'on puisse voir. Elle l'a fait chanter, ce dont il s'acquitte très drôlement. Sa Majesté m'a dit les airs qu'il fallait demander à son fils… Quelques courtisans ont vanté la justesse des sons; heureusement qu'il ne m'a pas été demandé ce que j'en pensais. Les princes de la maison de Bourbon ne brillent pas par la justesse de leurs voix.»

Les nouvelles politiques ne sont pas sans attrister le marquis. Outre les affaires de Hollande, il y a les questions intérieures dans lesquelles se débat l'archevêque de Sens. «Tous les députés des provinces ont dîné chez lui (le 29); il ne sait auquel entendre, les prétentions croissent chaque jour davantage. La Bretagne déclare qu'elle ne paiera plus rien, et qu'elle se considère comme affranchie de toute dépendance de la couronne, depuis l'infraction annoncée de ses privilèges.»

Que, faisant trêve à ses réflexions politiques ou à son bulletin de Cour, M. de Bombelles émaille son Journal de quelques notes de famille écrites en gamme attendrie, ceci ne saurait nous étonner. Avec sa femme et Louis, son fils aîné, le marquis s'est rendu le 30 juin à Paris. «Il me quitte maintenant le moins que je puis, il est de jour en jour plus doux, plus sensible aux avis dont son esprit sent la justesse. Sa tendresse pour sa mère ne prend point sur celle qu'il a pour moi. Nous voyons croître un ami, qui nous osons nous en flatter, fera notre joie et la consolation de mes vieux jours. Ses frères font en ce moment le délice de toutes les minutes de notre vie. Le ciel conserve ces chers enfants!»

Tandis que Mme de Bombelles est de service auprès de Madame Élisabeth, son mari s'efforce de distraire son isolement. Il a soin de nous informer des visites qu'il rend au baron de Breteuil et au maréchal de Castries, à la comtesse de la Luzerne, chez lui l'on fait bonne chère; on y joue aussi au quinze, ce qui n'enrichit guère le marquis. Il y a eu aussi dîner chez la marquise de Louvois. «En sortant de table, nous avons mené le chevalier d'Almeida et les Portugais à la Comédie Française. On y représentait Mahomet; ma soirée (du 10 juillet) s'est terminée chez Mme de Rougé: les deux belles-sœurs Mmes de la Rochefoucauld et de Léon, Mmes de Fronsac et de Damas n'avaient pour leur conversation que deux jeunes gens plus jolis que parlants. Pour nous soustraire à l'ennui qui venait nous atteindre en si élégante compagnie, je me suis avisé d'être d'un avis contraire à tout ce qui s'est dit. La conversation s'est ranimée, et il était tard que nous discutions encore de toutes nos forces et de très bonne humeur.»

Pendant ce temps de gros événements se préparent. On a publié, le 7, un arrêt du Conseil d'État concernant la convocation des États généraux: officiers municipaux des villes et communautés du royaume «seront tenus de rechercher dans les greffes et chartriers tout ce qui pourra donner des lumières sur la manière de procéder à la tenue des États généraux».

On suppose que cette tenue aura lieu en 1789, une fois réunis les documents nécessaires. «Les gens de lettres sont invités à communiquer les renseignements qu'ils peuvent avoir et pourront se procurer… Les papeteries du Royaume ne suffiront pas à tout ce que l'envie d'écrire fera griffonner à tous les oisifs, ainsi qu'aux gens qui ont ordre de diriger par leurs observations la marche du Gouvernement.»

L'avenir paraît bien noir à M. de Bombelles: «Le Roi perdra un temps précieux et nécessaire dans cette dangereuse lutte; les États lui donneront tout l'argent qu'il voudra; peut-être l'aideront-ils à faire banqueroute, mais en même temps on gênera de tous côtés son autorité. Cela se supportera pendant quelque temps, par un prince ami de la Paix et ne voulant que le bonheur de ses peuples, mais un ministère plus adroit et plus ferme, sous un règne plus prononcé, reprendra l'autorité primitive et en fera payer les arrérages à la nation. Ce cours des événements nous offrira, indépendamment de tous les maux faciles à prévoir, ceux du parti que nos voisins tireront de nos divisions… On n'entend que plaintes, que murmures et nous ne sommes pas au bout de cette triste position.»

Les nouvelles de Bretagne25 sont détestables; on confirme l'armement d'une vingtaine de mille hommes qui se rassembleraient au premier acte d'autorité fait par le Gouvernement. L'intendant26 craignant pour ses jours est revenu à Paris. Le 14, le bruit courait à Saint-Cloud que les députés de Bretagne allaient être arrêtés. Le 15, la nouvelle éclatait comme un coup de foudre: «Tout Paris a su de grand matin qu'on s'était servi de l'obscurité de la nuit pour conduire à la Bastille les douze Bretons députés par environ douze cents gentilshommes assemblés à Saint-Brieuc et à Vannes. Ces députés sont: M. le comte de la Fruglaye, le marquis de Montluc, le marquis de Trémergat, le marquis de Carné, le comte de Châtillon, le vicomte de Cicé, le marquis de Bédée, le comte de Gaer, le marquis de la Rouerie, le marquis de la Féronnière, le comte des Nétumières, le comte de Bec de Lièvre, Peinhoet. «La captivité de ces messieurs a été le principal objet de notre conversation ce matin à notre cérémonie de l'ordre de Saint-Lazare.»

Ces préoccupations politiques, cette lutte contre le Gouvernement du Parlement de Bretagne n'empêche pas M. de Bombelles de continuer à faire les honneurs de Paris et de Versailles au chevalier d'Alméida. «Après l'avoir conduit chez Mme la duchesse de Polignac, je l'ai mené par Jouy et Orsay au Marais. Mme de la Briche27 nous a reçus avec beaucoup de grâce; nous avons trouvé chez elle toute la famille de Montbreton, de M. de Brienne, le secrétaire d'État au département de la Guerre… M. d'Alméida ne revient pas de l'étonnement que lui cause la magnificence d'une habitation et d'une campagne qui n'appartiennent qu'à une particulière. «Promenades, le soir, morceaux exécutés sur le piano-forte,» romances délicieuses dont les paroles sont de M. de Florian et la musique d'elle».

«Le Ministre de la Guerre nous a quittés ce matin, écrit le marquis, le 17. M. de Brienne ne laisse pas ignorer à ses amis combien il achète cher le cordon bleu, dont il sera décoré au mois de janvier, et l'honneur d'être secrétaire d'État. Heureux autrefois à Brienne, il y passait une grande partie de l'année, il y vivait en grand seigneur, confondant son revenu avec celui de l'archevêque. L'opinion qu'on avait alors des talents du préfet faisait rejaillir sur son frère une partie de la considération qu'on avait pour un homme qu'on croyait propre à régénérer nos finances et à influer avec avantage dans notre administration… Aujourd'hui, c'est à qui épiera les côtés faibles de l'archevêque et qui lui disputera jusqu'à du jugement. Son frère partage la haine et la critique du nombreux parti qui s'augmente chaque jour et cherche à culbuter le principal ministre. Celui-ci commence à jeter un regard effrayé sur la tâche qu'il s'est donnée. Combien de gens comme lui troquent une belle position pour endosser un harnais qui les écrase.»

Il faut s'arracher aux entretiens avec M. de Brienne, aux proverbes joués par Mmes de Damas, de la Briche et de Montbreton et MM. de Vandœuvre et de Kergorlay, le marquis rentre à Versailles où l'attendent femme, enfants et sœurs. Le marquis est souffrant et morose: «Sans eux, souligne-t-il, j'irais passer mon congé et soigner ma santé dans quelque coin bien ignoré où je n'apprendrais que bien tard les malheurs de ma patrie.»

L'affaire de Bretagne continue et non dans la gamme douce. «On ne s'est pas tenu à l'emprisonnement des douze gentilshommes bretons; les gens de marque qui s'étaient rendus à l'Assemblée convoquée par eux à l'hôtel d'Espagne ont été disgrâciés. A la Cour même, le contre-coup se fait sentir. La duchesse de Praslin payant pour son mari a reçu l'ordre d'envoyer sa démission de dame du Palais; le duc de Chabot a perdu ses pensions, M. de la Fayette, son poste d'officier général divisionnaire, et M. de Boisgelin, frère de l'archevêque d'Aix, l'ami intime du principal ministre, a défense d'exercer sa charge de maître de la garde-robe du Roi, et l'ordre de traiter de cette place et de s'en défaire au plus tôt.» Ces exécutions amènent diverses réflexions de l'auteur du Journal: celle-ci doit être remarquée: «Quant à M. de la Fayette, bien des gens demandent pourquoi il veut être de tout étant intrinséquement si peu de chose

Ces mesures contre les protestataires bretons sont diversement jugées. «Le baron de Breteuil, las de signer des ordres dont l'exécution devient si funeste au peuple, si fâcheuse pour le Roi», est résolu à se retirer.

«J'ai été avec lui dîner à Saint-Cloud. Il m'a parlé de sa retraite comme en ayant balancé avec prudence tous les inconvénients, avec ceux de tirer une charrue trop mal attelée. Les dépenses faites à Dangu ont gêné la fortune de M. de Breteuil, mais il restreindra sa dépense. Il espère que Mme de Matignon renoncera aussi volontiers que lui aux charmes du souverain pouvoir. En cela je crains qu'il ne s'abuse…

«L'archevêque de Sens a été à neuf heures du soir au Petit Trianon. Le Roi l'y a suivi de près; mais, pendant que le principal ministre a été enfermé dans le cabinet de la Reine, le Roi est resté dans le salon. Lorsque la Reine y a paru, il était clair qu'elle venait de pleurer. Ses chagrins ne touchent pas malheureusement à leur terme et ses vrais serviteurs croyent qu'elle s'en est ménagé de nouveaux en se faisant admettre aux Comités, parce que depuis que l'on sait dans le public qu'elle y assiste, on lui impute toutes les décisions sévères qui s'y prennent». Bombelles, en l'espèce, a vu clair; cette impression des contemporains se perpétuera, plus ou moins justement.

De nouvelles rigueurs se préparaient cependant contre dix-huit députés qui allaient se rendre à Paris; dix-huit lettres de cachet étaient expédiées pour les empêcher de venir. Que va-t-il advenir de l'archevêque et de son frère dans cette crise qui menace tous les ministères?

Bombelles a rencontré son vieil ami Esterhazy, qui si souvent s'est entremis pour lui, il vient de causer une heure avec lui le 21 juillet, il a noté son impression dont nous garderons surtout les détails sur la Reine.

Esterhazy faisait partie du Conseil de la Guerre; il en prônait «un réellement stable et à l'abri des fluctuations, où l'on ne se bornât pas à lire rapidement une besogne faite sans l'avis d'aucun des membres du conseil, dont M. de Guibert fût le despote» et «où le duc de Guines ne vît que comme un échelon plus certain pour le porter au Ministère de la Guerre».

«Ne pouvant seul parer à ces abus, il s'est mis à couvert des résultats en protestant contre tout ce qui se faisait sans sa participation. Il n'a donné cette protestation qu'après l'avoir lue à la Reine, et être bien certain que le Roi en avait connaissance. Cela fait, il a prié qu'on agréât sa démission; mais Leurs Majestés n'ayant pas voulu l'accepter, il s'est retranché pour le courant des délibérations derrière sa protestation et s'est attaché particulièrement à la partie des hôpitaux militaires qui lui a été confiée. Son opposition n'a point déplu à la Reine qui continue à la traiter avec la plus grande bonté, et qui disait il y a peu de temps à Mme la duchesse de Polignac: «Je ne me connais que deux véritables amis dans le monde, c'est vous et le comte Esterhazy.» On conçoit que le comte Valentin, fier de cette confidence, se soit empressé d'en faire part à Bombelles. Celui-ci, nous le savons, admirait fort l'intelligence et le dévouement à ses amis que témoignait Esterhazy, il avait à se louer des bons offices du colonel hongrois, il ne lui venait pas à l'idée que sa conduite en toute occasion pût être autre chose que désintéressée. Nous avons vu ailleurs28, nous verrons dans un chapitre postérieur que, si Esterhazy était capable de sincère et grand dévouement à un moment donné, il partageait avec les autres hommes ce défaut commun de ne pas négliger ses intérêts chaque fois qu'il en trouvait l'occasion.

Sur la situation politique la Reine avait donné aussi ses impressions à Esterhazy. «Sa Majesté, continuait Bombelles, confiait à ce loyal favori il n'y a pas plus de quatre jours, en se promenant avec lui à Trianon, combien elle était malheureuse d'avoir choisi pour ministre principal un homme qui, désigné comme doué d'un mérite éminent, se rendait odieux à la nation; combien il était cruel pour elle de se voir détestée en ne voulant que le bien de la France; de voir en même temps son fils aîné dans le plus triste état et son frère humilié dans tous ses projets. «Connaissez-vous, ajouta-t-elle, une femme plus à plaindre que moi!»

Et Bombelles qui a oublié ses anciens griefs contre la Reine – longtemps soupçonnée par lui d'avoir, pour raisons autrichiennes, entravé ou au moins retardé son avancement de diplomate – Bombelles, en veine de dévouement attendri, ajoute cette phrase: «Il est aisé de concevoir combien cette princesse, foncièrement bonne et aimable, doit souffrir de tant de chagrins réunis.»

Avec sa femme, le marquis est allé à Beauregard rendre visite au marquis de Sérent que les affaires de Bretagne menacent de dépouiller de ses fonctions de gouverneur auprès des fils du comte d'Artois. Il a trouvé les Sérent assez ennuyés et dépités, pas encore découragés, car ils savent le frère du Roi décidé à les défendre. Le lendemain 22 juillet, «Mgr le comte d'Artois a eu une prise très vive avec Mgr l'archevêque de Sens, relativement à M. le marquis de Sérent. L'archevêque lui ayant dit qu'on pourrait trouver un autre homme pour élever Mgrs les ducs d'Angoulême et de Berry, Mgr le comte d'Artois lui a répondu que l'estime qu'il avait pour le gouverneur de ses enfants ne lui permettait pas de les confier en d'autres mains, et qu'ils suivraient le marquis de Sérent dans l'exil qu'on ordonnerait et que c'était à Mgr l'archevêque de Sens à voir s'il voulait outrer assez les choses pour exiler, par contre-coup, les petits-fils de France».

Ainsi monté, le prince court chez le Roi chez qui il reste trois quarts d'heure en conversation. «Il en est sorti fort rouge, mais, en somme, ayant gain de cause, puisqu'il paraît décidé que l'on ne sévira pas autant qu'on le voulait dans la personne du marquis de Sérent. Mais on ne sait pas positivement s'il est exilé à Beauregard ou s'il a simplement défense de paraître à la Cour.»

Les événements de Dauphiné ne laissent pas d'inquiéter aussi. «Le maréchal de Vaux29 qu'on y a envoyé est personnellement respecté; mais ayant voulu exercer les pouvoirs que la grande patente de commandement donne sur le civil comme sur le militaire, on lui a observé que les bourgeois ne pouvaient être soumis à l'autorité que d'après l'enregistrement de sa grande patente, et que le Parlement ne pouvant s'assembler, cet enregistrement était impossible à effectuer. Il a fallu en conséquence renvoyer à Grenoble M. de Tonnerre qui en revenait et n'était plus qu'à vingt lieues de Paris. On réglera le pouvoir de ces deux commandants, ou on ne réglera rien, laissant aller tout cela comme cela pourra aller30».

Chacun s'agite et se trouble des événements provinciaux, dont la répercussion peut être immense; on commente la retraite de M. de Breteuil, que Bombelles n'est pas sans sentir très vivement. Le marquis a été questionné chez le Nonce où il a dîné avec les ambassadeurs, et il n'a pu que confirmer une nouvelle maintenant vraie. «J'ai passé la soirée avec M. le baron de Breteuil, écrit-il le lendemain 23, à Saint-Cloud. Il est aussi calme, aussi touchant, aussi noble que ferme dans sa résolution; avant de remettre sa démission, il désirait d'en prévenir la Reine qui lui a refusé une audience par une lettre faite pour raviser un des meilleurs serviteurs qu'aura jamais cette Princesse. Il lui a répondu dans les meilleurs termes sans insister pour la voir, et en prenant congé d'elle par écrit.

«La Reine s'est ravisée, car le lendemain, ayant quitté dès le matin son pavillon du Mail, Breteuil s'est rendu à Versailles, et là il reçoit une lettre obligeante de la Reine qui lui donne audience entre une heure et deux au Petit Trianon.

«M. de Breteuil s'est rendu avant au lever du Roi et lui a remis sa démission. Le Roi a écouté avec intérêt et bonté tout ce que le plus fidèle et le plus zélé de ses ministres lui a dit en se retirant. Au sortir de cette audience, M. le baron de Breteuil a été faire ses adieux au principal ministre, au garde des sceaux et aux autres ministres et secrétaires d'État. Il est entré dans son cabinet avec le calme d'un homme qui vient de se conduire noblement et qui a bien pesé d'avance ses démarches.»

Après signature des lettres dont l'expédition ne souffrait pas de délai, après les adieux «remarquables en amabilité et en raison faits à ses commis», – il a cherché à les consoler ainsi que nombre de ses gens qui fondaient en larmes, – Breteuil est parti pour Trianon avec Bombelles. Il a rapporté à la Reine les sceaux de sa maison qu'elle lui avait confiés31. Pendant les quelques minutes qu'a duré l'audience, Marie-Antoinette lui a proposé de rester dans le Conseil, bien qu'il eût donné sa démission de secrétaire du Roi, mais Breteuil refusa tout en remerciant avec respect. «La Reine, lorsqu'il s'est retiré, lui a dit de toujours s'adresser à elle pour tout se qu'il pourrait désirer.»

A Saint-Cloud les visites affluent. C'est d'abord le comte de Montmorin, M. de Lamoignon, des personnages politiques, des gens de Cour… même la comtesse du Barry. Le vertueux Bombelles éprouve un peu d'humeur à voir «le ton d'intimité de quelques femmes de la société du baron avec cette ancienne maîtresse de Louis XV. Elle n'a plus de beauté et n'a pas acquis, comme on me l'avait pourtant assuré, du maintien». Le soir, la duchesse de Praslin est venue, «mais elle n'a pas eu avec le ministre retiré, le ton de gens qu'un mutuel contentement rapproche… Mme de Bombelles qui avait été obligée de passer la journée à Versailles est arrivée au pavillon pour souper. M. de Breteuil avait eu l'attention de l'aller voir en retournant de Trianon à Saint-Cloud. C'est dans ce moment que n'ayant plus à craindre que l'attendrissement de ses vrais amis diminuât un peu de sa fermeté que nous nous sommes livrés sans scrupule à toute notre sensibilité».

Bombelles doit énormément à Breteuil: c'est lui qui a protégé ses débuts de jeune diplomate, il s'est montré avec constance le conseil dévoué, l'ami chaud du ménage, il est juste que leurs témoignages de regret et de considération se montrent à la hauteur des services rendus et de l'amitié affichée. Mais Bombelles ne se contente pas des démonstrations verbales, il aime à écrire sa reconnaissance, et son Journal amplifie encore: «Je perds dans le conseil le seul homme qui eût à cœur d'y faire approuver ma besogne. Je porterai peut-être la peine de mon attachement à un ministre dont la conduite est une censure importune de celle de ses confrères; mais quelque chose qui m'arrive ou puisse m'arriver en mal, jamais la malice, l'injustice ou les fausses préventions ne pourront, en me conduisant bien, me faire autant de mal que l'amitié et les soins paternels de M. le baron de Breteuil ne m'ont fait de bien. C'est maintenant qu'il connaîtra ceux qui lui sont véritablement dévoués; c'est maintenant qu'il me sera vraiment doux de lui consacrer l'hommage d'une juste, mais vive reconnaissance.»

Voilà une vraie profession de foi. Si hyperbolique qu'elle puisse sembler, Bombelles l'écrit comme il la pense; il donnera plus tard mainte preuve de son attachement à Breteuil, comme Breteuil ne manquera pas une occasion de protéger Bombelles, de le pousser dans les voies politiques jusque dans l'émigration. On appellera Bombelles le Sosie de Breteuil, parce que leurs actes et leurs dires s'entr'aideront et se complèteront. Nous verrons même en quoi le fait d'être inféodé à la politique royaliste de Breteuil aliénera à Bombelles et les faveurs des Princes et la bonne volonté de ceux qui suivaient leur sillon…

Dans sa tristesse de voir s'éloigner le ministre de la maison du Roi, Bombelles n'en oublie pas d'autres préoccupations. Au dîner de Saint-Cloud où sont venus le comte de la Luzerne32, les ducs de Saulx33 et de Céreste34 et beaucoup d'autres personnes de marque, chez la maréchale de Duras où le marquis a soupé, tandis que Mmes de Bombelles et de Louvois se consacrent à Mme de Matignon, le sujet presque unique de l'entretien est la question de l'assemblée du Dauphiné. Le maréchal de Vaux ayant dû reculer, il sera difficile de s'opposer à ce que les Dauphinois gardent la forme ancienne de leurs Parlements. Deux jours après, des nouvelles complémentaires arrivent. L'assemblée de Grenoble a déclaré que si le Roi ne retire pas ses édits elle pourvoiera elle-même «à sauver les peuples des inconvénients de ces édits. On est partagé sur la conduite du maréchal de Vaux…; cinquante mille livres ont été donnés à la ville de Grenoble pour réparer les dommages occasionnés par l'émeute35».

En Béarn il y eut aussi des désordres. Le duc de Guiche, comme représentant des Gramont, la plus illustre famille du pays, a été envoyé par le Roi. Un grand nombre de nobles et de paysans allèrent à la rencontre du duc, avec des démonstrations de joie et de vénération en portant au milieu d'eux, comme un palladium, le berceau de Henri IV. Le Béarn ne proclama pas son indépendance comme le faisait craindre l'état d'exaspération où se montraient ses habitants, mais l'envoyé du Roi n'obtint pas que les édits nouveaux fussent acceptés.

1

Angélique de Mackau et la Cour de Madame Élisabeth, Emile-Paul, 1905.

2

Fragment des Mémoires de Bombelles que je tiens de M. le comte de Castéjà, son arrière-petit-fils. Le reste de ces Mémoires est en la possession de M. le comte Louis de Bombelles qui habite l'Autriche. Il eût été intéressant sans doute de les publier en entier; mais, d'après les instructions formelles du marquis entré dans les ordres après la mort de sa femme, et qui réprouvait certains chapitres tracés par l'homme de cour, ces Mémoires ne verront pas le jour.

3

Radix de Sainte-Foix, ancien commis aux Affaires étrangères, devenu trésorier général de la Marine. Il fut le commensal et le favori de Choiseul, et il «inventa» avec le duc de Fitz-James la future comtesse du Barry.

4

L'hôtel du comte de Montmorin, construit en 1720, rue Plumet, aujourd'hui rue Oudinot, fut habité, entre autres propriétaires, par le comte Rapp, le duc d'Aumont, le marquis de la Roche-Dragon qui céda cette demeure à la ville de Paris. On sait que les Frères des Ecoles chrétiennes y résidaient jusqu'en ces derniers temps.

5

Cet hôtel se trouvait quai d'Orsay, là où commence la rue Solférino.

6

Pierre-Etienne Maignard, marquis de la Vaupalière, né en 1731, lieutenant général en 1784.

7

L'hôtel de la Vaupalière est celui qui porte aujourd'hui le no 85, faubourg Saint-Honoré. Il avait appartenu au marquis d'Argenteuil et aux de Chastenay.

Depuis les la Vaupalière, il fut la résidence du baron Rœderer, du comte Le Hon, du comte Molé. Il appartient aujourd'hui au baron Gérard.

8

Le comte de Fernan Nunez, dont la mère était Rohan, comptait nombre d'amis à Paris, quand, en 1786, il vint remplacer M. d'Aranda.

9

Thomas de Somma, marquis de Circello, arriva le 12 octobre 1786 à Paris en qualité d'ambassadeur de Naples, il y resta jusqu'à la Révolution. Sa femme était née princesse Piccolomini. M. de Bombelles l'avait beaucoup connu à Naples et à Vienne.

10

Alors à Saint-Cloud.

11

Il y eut plusieurs châteaux à Meudon: 1o celui d'Antoine Sanguin, évêque d'Orléans, puis archevêque de Toulouse, grand-aumônier de France et gouverneur de Paris. Quand il reçut la pourpre en 1539, il prit le nom de cardinal de Meudon. Sa terre passa à sa nièce, la duchesse d'Etampes; 2o Charles, cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, acheta Meudon et y fit construire par Philibert Delorme un nouveau château sur le point le plus élevé de la colline qui regarde la Seine. – Abel Servien, conseiller d'Etat, secrétaire d'Etat et ambassadeur, qui fut un des premiers membres de l'Académie française, acheta Meudon à la maison de Lorraine et y mourut en 1659. – Louvois acquit le château en 1680 et y fit des embellissements considérables. Louis XIV, par un arrangement avec Mme de Louvois, acheta Meudon 900.000 livres avec Choisy en plus et le donna au Dauphin; 3o Monseigneur, devenu maître du domaine, fit construire un nouveau château par Mansart, et Le Nostre dessina les jardins (Voir Piganiol de la Force, Nouvelle Description de la France; – et Saint-Simon, édit Boislisle, t. II).

12

Gouverneur du jeune Dauphin.

13

Marie-Emilie Jolly de Choin, fille du baron de Choin, gouverneur et grand bailli de Bourg-en-Bresse, fut introduite à la Cour par la princesse de Conti. Mariée secrètement au Dauphin, elle lui survécut longtemps. La date de sa mort est incertaine (d'après les Mémoires de Saint-Simon, t. VIII, elle mourut vers 1723. Dans l'Addition, il est question de 1732. La Biographie générale donne 1744. M. Ed. de Barthélemy n'a pas conclu, pas plus que M. de Boislisle, nouvelle édition des Mémoires de Saint-Simon, t. II, p. 184).

14

Celui du cardinal de Lorraine, construit par Philibert Delorme. Ce château fut démoli en 1804.

15

Le jeune Dauphin né en 1779, y demeura en effet les deux dernières années de sa misérable vie. Il y mourut le 4 juin 1789. Sur l'enfant royal atteint d'une maladie de la colonne vertébrale il est des détails touchants. Voir surtout Hippeau, Gouvernement de la Normandie, t. IV (Souvenirs de Lefèvre, secrétaire du duc d'Harcourt), et les Souvenirs d'émigration de la marquise de Lâge de Volude, dame de la princesse de Lamballe.

16

Troisième fils de M. de Bombelles, celui qui sera le troisième mari de Marie-Louise.

17

Château aux portes de Versailles, près du Grand Chesnay, où étaient élevés les fils du comte d'Artois.

18

Il y avait alors dans les relations de la reine avec Mlle de Polignac des alternatives assez déconcertantes. Marie-Antoinette ne portait plus la même affection à son amie, et depuis qu'elle avait pris l'habitude de passer ses soirées chez la comtesse d'Ossun, sa dame d'atours, elle s'était parfaitement accoutumée, – chose qu'elle jugeait impossible autrefois – à savoir se passer de la Gouvernante de ses enfants.

19

Attribué aujourd'hui aux Archives nationales.

20

Nous avions pris le parti de la Prusse – le plus fort – contre les partisans du stathoudérat.

21

Voir dans le précédent volume ces laborieuses négociations qui devaient échouer. On se rappelle que cette Mlle de Rohan-Rochefort est celle qui devait être aimée par le duc d'Enghien, et à laquelle M. Jacques de la Faye a consacré un fort agréable volume.

22

Ce qui prouve que les «faillis» de 1781 pouvaient commencer, ayant à peu près payé leurs dettes, à se remontrer à la cour.

23

Le chevalier d'Alméida.

24

Pierre-André, bailli de Suffren, Saint-Tropez, vice-amiral, l'un des plus grands hommes de mer qu'ait eus la France, (1726-1788).

25

Sur les incidents de Rennes et la suspension des réunions parlementaires, voir le chapitre V de Bretagne et Vendée, par Pitre Chevalier, les ouvrages de Droz et de Todière.

26

Bertrand de Moleville.

27

Mme La Live de la Briche, née Prévost, apporta en dot à son mari le magnifique château du Marais. M. de la Briche était le frère de la comtesse d'Houdetot, de M. d'Epinay et de M. de Jully. Le château du Marais avait été construit par M. Lemaître, oncle de Mme de la Briche, sur le plan des grands hôtels du faubourg Saint-Honoré. Norvins en a fait une description détaillée. Avant la Révolution et sous le Consulat il s'y tint des réunions très distinguées.

28

Voir Fantômes et Silhouettes.

29

Noël de Jourdan, comte de Vaux, né en 1705, entré au service en 1724. Après des services éclatants surtout pendant la guerre de Sept Ans, il devint lieutenant général en 1759, commanda en chef dans la Corse, soumit l'île en trois mois; maréchal en 1783, mort en 1788. Le général Canonge lui a consacré une étude militaire très fouillée (Le Carnet, 1905).

30

La vérité est que le maréchal de Vaux dut transiger pour rendre aux Dauphinois leurs Etats particuliers. Voir la note plus loin.

31

Laurent de Villedeuil, son successeur, prêta serment dès le 27. C'était un ancien intendant de Rouen qui, un instant, avait été contrôleur général.

32

Ministre de la Marine.

33

Charles-François, comte de Saulx, duc héréditaire de Saulx-Tavannes en 1786, colonel aux grenadiers de France, chevalier d'honneur de la Reine; émigré, pair de France en 1814; titre éteint.

34

Titre ducal héréditaire, concédé en 1764 à Louis-Albert de Brancas, frère consanguin du duc de Brancas-Villars. Devenu chambellan de Napoléon Ier, pair de France, grand d'Espagne par héritage de son cousin le marquis de Céreste, mort sans enfant.

35

Voir dans l'ouvrage de Todière, le chapitre XI, Funestes suites du coup d'Etat du 8 mai 1788.

Les émeutes que Bombelles ne fait qu'indiquer avaient été fort graves à Grenoble. On avait rappelé Clermont-Tonnerre, qui n'avait pas su se faire respecter et qui, pour sauver sa vie menacée par la hache d'un mutin, avait capitulé. Ce n'était plus seulement une assemblée de gentilshommes, un corps de magistrats en état de résistance, c'était une portion de l'armée en état de dissolution, disposée à passer de l'obéissance à la révolte. Des soldats étaient gagnés. Comme un officier donnait l'ordre de faire feu, on entendit ces mots: Tirerez-vous donc sur vos frères? C'était déjà le début du système des crosses en l'air. Le peuple voulait fraterniser avec le soldat, bientôt le soldat n'obéirait plus. Royal Marine se défendit, le régiment d'Austrasie épargna le peuple.

L'Assemblée des Etats permise par le maréchal de Vaux après échange de lettres avec le ministère eut lieu non pas à Grenoble, mais à Vizille. Mounier et Barnave dirigèrent les débats de cette assemblée où Gon tenait tête au Gouvernement. Celui-ci dut céder et rendre aux Dauphinois leurs Etats particuliers et suivant leurs vues: Voir Mémoires de Weber, t. I, et Todière; Louis XVI, etc.

Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles

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