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ОглавлениеCHAPITRE PREMIER
INCOMPRIS
Un homme n’est rien tout seul, il n’est quelque chose que par les sympathies qui sont en lui et par celles qu’il réveille dans les autres.
BALLANCHE.
I
IL pleuvait à torrents, les champs, les pelouses, les jardins de l’antique château de Wareham étaient inondés, ses toits, ses tourelles ruisselaient de toute part.
Depuis le déjeuner, deux belles petites têtes frisées se pressaient contre les vitres de la chambre des enfants, et deux paires de jolis yeux contemplaient avec anxiété le ciel si peu clément et le cours rapide des nuages. Humphrey, l’aîné, disait à demi-voix à son frère:
— Quel malheur que le temps soit si vilain aujourd’hui!
Le père de nos petits amis est attendu et il avait permis à ses fils de venir à sa rencontre.
— Et le coupé, ajoutait-il après un moment de réflexion, est trop petit pour qu’il y ait de la place pour Mlle Virginie. Nous y serions allés seuls!.....»
En effet, s’ils avaient promis de se tenir bien tranquilles, de ne pas monter sur les roues, de ne pas descendre d’un saut, avant que la voiture fût arrêtée, de ne faire aucune espièglerie, ils eussent été confiés au vieux Pierre, le cocher. Quel bonheur!
Être délivré de la surveillance de Virginie pendant une heure ou deux, quel plaisir, quelle joie!
Cette bonne Virginie semblait être créée pour trouver des obstacles à toutes les distractions; pour prévoir le danger où ses jeunes élèves n’en voyaient aucun, et pour interrompre de ses éternels: Ne faites pas ceci, ne touchez pas cela, le cours brillant de leurs jeux enfantins.
Pauvre Virginie! si on l’eût traduite à la barre du tribunal d’Humphrey et d’Émile, elle eût été condamnée aussitôt, sans même le bénéfice des circonstances atténuantes. C’était pourtant une femme bonne et sensée, mais la responsabilité de la charge qui lui avait été confiée surexcitait quelquefois son tempérament nerveux.
Nos petits amis avaient perdu leur mère, leur père vivait presque toujours éloigné de la maison, et Virginie s’irritait souvent à la vue de la témérité des deux frères, qui s’inquiétaient fort peu du danger, se souciaient encore moins de ses conséquences et étaient sourds aux prières et aux réprimandes.
Émile, le plus jeune, était assez sage, comme Virginie le répétait sans cesse à lord Duncombe. «Lorsqu’il est seul, disait-elle, c’est un petit agneau, mais Humphrey!.....» Les paroles expiraient alors sur les lèvres de Virginie, qui se contentait de lever les yeux au ciel en poussant un soupir.
Lord Duncombe était membre du Parlement. Il habitait Londres pendant la session, et ne venait au château que du samedi au lundi. Ses enfants le voyaient donc fort peu à cette époque de l’année, et durant ses courtes visites, il était littéralement accablé par les plaintes qui lui étaient faites sur la conduite de son fils aîné.
Humphrey avait grimpé aux arbres; il avait essayé de sauter sur les allées du jardin, en s’élançant de hauteurs démesurées; il s’était glissé dans l’écurie, jusque sous les pieds des chevaux; il avait été s’asseoir dans le chenil, avec le limier; un beau jour, enfin, il était tombé dans la mare voisine.....
Mais ce qui désolait le plus Virginie, c’est qu’il entraînait son frère dans tous ses ébats: ce que faisait Humphrey, Émile l’imitait aussitôt, et, où Humphrey allait, Émile était prêt à le suivre. «Pourtant, ajoutait Virginie, le tempérament d’Émile ne ressemble pas à celui de son aîné.»
Humphrey, doué d’une nature plus robuste, semblait être cuirassé contre le froid, la toux et les maladies. Émile, au contraire, plus délicat, avait une tendance à la faiblesse de poitrine, ce qui nécessitait des soins continuels et assidus. Il fallait éviter de l’exposer au vent du nord, à l’humidité et aux courants d’air. D’une nature timide et douce, d’un caractère attachant et affectueux, c’était bien l’enfant dont se réjouit le cœur d’un père; aussi l’affection de M. Duncombe lui était-elle plus entièrement acquise.
Feu lady Duncombe, qui avait observé la partialité de son mari pour leur plus jeune fils, la lui reprochait souvent.
«Émile est d’une nature si câline et si tendre,» répondait toujours le père, en soulevant le baby dans ses bras et en caressant de la main la petite tête frisée qui se cachait aussitôt sur son épaule avec des cris de joie. «Si je prenais Humphrey pour l’embrasser ainsi à mon aise, il se débattrait pour descendre et grimper sur n’importe quel objet qu’il trouverait à sa portée.»
C’est que lady Duncombe, avec cet instinct plus développé chez une mère, songeait qu’Humphrey était plus âgé, partant, qu’il était plus turbulent, et qu’on ne pouvait exiger de lui la tranquillité d’un tout jeune enfant; mais elle sentait qu’il était aussi affectueux qu’Émile, quoiqu’il manifestât ses sentiments d’une manière tout opposée. Lord Duncombe, préoccupé des graves affaires de l’État, trouvait, en rentrant au foyer, plus de joie dans les caresses d’un fils qui s’endormait sur ses genoux.
Lady Duncombe se souvenait aussi que, pendant trois ans, Humphrey avait été son seul enfant, sa seule consolation. Les manières énergiques, le caractère décidé et même hardi du petit garçon plaisaient plus à son cœur maternel que les câlineries d’Émile.
Lorsque vivait cette tendre mère, elle était bien heureuse de voir son jeune étourdi se précipiter dans la pièce où elle se tenait et bondir sur ses genoux. Rarement il manquait de tomber, de se frapper contre une chaise, de renverser, en éclatant de rire, la boîte à ouvrage de sa maman, ou bien encore de salir le canapé avec ses petites bottes. Mais qu’était-ce que tout cela pour une mère, lorsqu’elle sentait sur ses joues les baisers ardents de son fils et que ses petits bras bien-aimés se pressaient autour de son cou? Ne savait-elle pas qu’il y avait un cœur très aimant sous cette apparence d’étourderie et d’impétuosité ?
Que lui importait, en effet, qu’il oubliât promesses et remontrances, s’il pensait toujours à elle? Que lui importait qu’il ne parût faire attention à personne ou à rien, si les regards et les baisers de sa mère suffisaient à son cœur d’enfant?
Il fut triste et déplorable pour Humphrey Duncombe le jour où sa mère lui fut enlevée; où la maladie de langueur dont elle souffrait depuis longtemps se termina si fatalement; où cet œil, déjà voilé, fixa sur lui un dernier regard d’amour; où des mains amaigries et diaphanes le pressèrent une dernière fois contre la poitrine sur laquelle il ne devait plus cacher sa petite tête, en sanglotant, au récit de ses chagrins.
Accablé par le coup terrible qui l’avait frappé, lord Duncombe put à peine voir ses enfants pendant les jours qui suivirent cette perte cruelle. Lorsqu’il se retrouva auprès d’eux, il s’étonna de voir Humphrey si peu changé. Toujours bruyant, étourdi et affolé, on eût dit qu’il avait oublié le malheur si récent. qui l’avait frappé. Émile a plus de cœur, pensait alors son père, en regardant Humphrey sous ses habits de deuil s’ébattre avec les agneaux dans la prairie.
Le baronnet jugeait son fils sur les apparences. Il ne le voyait que dans les moments d’insouciance, lorsque la nature reprenait ses droits et que la légèreté de l’enfance avait un instant chassé la pensée de sa mère. Il ne voyait pas Humphrey quand le souvenir de la chère défunte lui revenait à l’esprit et que l’émotion lui faisait changer de visage. Il ne l’avait jamais entendu prononcer le nom si doux de sa mère d’une voix entrecoupée par les sanglots, et ne l’avait jamais vu courir au salon pour lui confier, comme autrefois, le plan de quelque nouveau jeu, et s’arrêter soudain, les yeux pleins de larmes, devant le canapé où elle ne l’attendrait plus. Étonné de ne plus trouver ce cœur toujours disposé à l’entendre, ces bras toujours prêts à l’étreindre, le pauvre enfant restait un instant les mains pendantes, puis se sauvait tout à coup, et courait bien loin, comme pour échapper à sa douleur.
Celui qui est au ciel, et dont la Providence veille sur toutes les créatures, savait seul ce qui se passait dans l’âme du petit garçon. Oui, Dieu seul, hélas! voyait l’oreiller trempé de larmes et entendait les sanglots qui, dans le silence de la nuit, s’échappaient de la poitrine de l’enfant, avec ce cri de douleur: «Oh! mère, mère, que ferai-je sans toi!»