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III

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Table des matières

Lord Duncombe ne descendait jamais avant neuf heures du matin dans la salle à manger. Mais, aussitôt qu’ils étaient habillés, Humphrey et Émile allaient se poster auprès de la chambre de leur père; en attendant qu’il leur ouvrît, ils le questionnaient sur le progrès de sa toilette, d’une voix si haute, que toute la maison en était informée: «Père, es-tu encore dans ton bain? Tu te savonnes, à présent?... Oh! comme papa doit éclabousser de l’eau autour de lui, il fait tant de bruit!... Maintenant, père, que fais-tu?.. Es-tu sorti de ton bain?... As-tu fini?...»

On entendait alors le bruit d’une serrure, d’une porte que l’on ouvrait, puis, le piétinement de petits pas annonçait que le père avait admis ses fils dans son cabinet de toilette.

Ce dimanche-là, les enfants avaient été fidèles à leur coutume; aussi les premières paroles de l’oncle Charles à son beau-frère furent-elles:

— Je vous félicite, mon cher ami, des soins que vous avez donnés à votre personne ce matin.

— Vous voyez, répondit l’excellent père, que je ne puis avoir de secrets ici. Le temps est superbe, ajouta-t-il en se tournant vers la fenêtre, nous ferons, je l’espère, une belle promenade aujourd’ hui.

— Il fera chaud, fit observer l’oncle Charles, mais les chemins par ici sont heureusement très ombragés. Emmènerons-nous les enfants à la messe?

— Émile ne viendra pas; la course est un peu longue, cela pourrait le fatiguer. Humphrey nous accompagnera, et, chose qui vous surprendra peut-être, il est très sage à l’église; c’est le seul endroit où je l’ai vu demeurer une heure sans remuer.

Après le déjeuner, Humphrey marqua les pages de son paroissien, laissant son père et son oncle causer à leur aise sans les interrompre, tant il était absorbé.

«Là, j’ai fini!» s’écia-t-il avec joie, quand le travail laborieux fut achevé, en posant avec une respectueuse précaution le livre sur la table.

— Il sera bientôt l’heure de partir, dit le baronnet. Humphrey, mon petit ami, va prier Virginie d’achever ta toilette.

L’enfant sortit en sautillant. Il ne redescendit qu’à la dernière minute, car la séance avait été fort orageuse avec Virginie.

Pour se rendre à l’église du village, il fallait traverser le jardin et le parc. De la fenêtre le pauvre Émile, désolé, suivait du regard son père, son oncle et son frère, qui s’éloignaient.

Ces messieurs gardèrent le silence pendant quelque temps. Lord Duncombe jouissait du calme délicieux de cette journée d’été. Humphrey poursuivait un papillon. L’oncle Charles promenait tristement ses regards autour de lui, retrouvant partout des souvenirs de sa sœur. Il songeait avec amertume au dernier été qu’il avait passé à Wareham. On ne voyait que trop, hélas! que sa pauvre sœur n’était plus là. Personne ne veillait maintenant à la disposition, autrefois pleine de goût, des corbeilles de fleurs qui décoraient les gazons. Les pelouses, les arbustes semblaient, en inclinant leur tête, regretter et pleurer aussi celle qui n’était plus.

— Quelle ténacité met cet enfant à poursuivre ce papillon! remarqua le baronnet. Quel plaisir peut-il trouver à courir ainsi par une chaleur pareille?

— C’est un bien beau petit garçon, repartit l’oncle Charles, qui regardait Humphrey folâtrer sur un tapis de verdure. Il est robuste et paraît jouir d’une excellente santé.

— En effet, il n’a jamais été malade, il tient de ma famille et sera, je crois, aussi grand que moi.

— Il a toute la physionomie de ses ancêtres. Je contemplais ce matin les portraits qui ornent votre bibliothèque, et je retrouve sur le visage d’Humphrey ce même air de loyauté, ce même regard hardi et fier. Comme Émile, si délicat, si frêle, lui ressemble peu!

— Pauvre cher Émile, soupira lord Duncombe. Je crains bien qu’il n’ait hérité de la faible constitution de sa mère. Le moindre froid, la plus petite humidité lui occasionnent une toux sèche qui me cause de bien vives inquiétudes.

— Il se fortifiera en grandissant. J’étais très délicat à son âge, voyez aujourd’hui il n’y paraît plus.

Tout en causant ainsi, les deux beaux-frères arrivèrent au bas de l’avenue, mais Humphrey avait disparu.

— Je ne l’attends jamais ici, reprit le baronnet; il se met toujours en retard à cette partie de la route.

Ces messieurs prirent le sentier ombragé qui conduisait au village; ils étaient déjà au milieu du cimetière qui entourait la vieille église, lorsque l’enfant, rouge et hors d’haleine, les rejoignit.

L’oncle Charles s’inquiétait intérieurement à la pensée d’assister à une grand’messe à côté d’un petit garçon aussi remuant que son neveu. Mais lorsque Humphrey fut arrivé au seuil de l’église, il ôta respectueusement son chapeau, rejeta ses beaux cheveux en arrière, prit de l’eau bénite et marcha posément jusqu’au banc de famille, qui se trouvait au milieu de la nef. A la grande surprise de l’oncle Charles, au lieu de s’asseoir auprès de son père, Humphrey passa doucement le premier et alla se mettre tout au fond, en face d’un gros livre de messe au monogramme d’Adélaïde.

Les villageois s’étaient étonnés bien souvent à la vue de l’originalité du petit garçon, qui se tenait toujours si loin de son père.

Le vieux prêtre lui-même retenait quelquefois un sourire prêt à s’échapper, en voyant à une extrémité du banc un homme de six pieds de haut, et à l’autre le sommet d’une petite tête bouclée.

Plusieurs fois, mais en vain, lord Duncombe avait invité son fils à se rapprocher de lui. La pensée que l’enfant affectionnait cette place, parce qu’elle avait été celle de sa mère, ne lui était pas venue à l’esprit, et il n’avait jamais questionné Humphrey sur le motif de sa préférence. Ce n’est qu’à Émile que celui-ci disait quelquefois combien il aimait à contempler l’intérieur de l’église, de la place même que sa mère avait occupée; combien il éprouvait de joie à s’agenouiller sur le coussin où elle avait posé ses pieds, à mettre son petit livre de maroquin sur le gros paroissien, trop lourd pour qu’il pût le soulever, à presser de ses faibles doigts le nom chéri gravé sur la couverture.

Il ne pouvait expliquer ce qui, dans la vieille enceinte, lui rappelait tant le souvenir de sa mère, mais il ne le sentait nulle part aussi vivement que là. Lui, toujours si remuant, si tapageur, restait bien sage dans son petit coin. Il se rappelait la première fois qu’il avait accompagné sa mère à la messe; ce jour-là, il avait lu, avec elle, dans le gros livre, il avait entendu sa douce voix, mêlée aux chants majestueux de l’église.

Dès que l’office divin commença, Humphrey descendit du siège élevé sur lequel il était assis, et l’oncle Charles, n’apercevant plus le joli visage de son neveu, crut que l’enfant s’était laissé tomber; mais, comme à l’ordinaire, Humphrey se tenait debout, les yeux fixés sur le livre de sa mère et littéralement enseveli dans le banc de famille.

«Pourquoi n’est-il pas monté sur le prie-Dieu?» se disait intérieurement son oncle.

A vrai dire, la tentation d’y grimper, de grandir tout à coup, de voir ainsi ce qui se passait dans le lieu saint, avait plus d’une fois assailli notre jeune héros, mais il se rappelait que sa mère n’avait jamais fait cela et résistait bravement à ses désirs enfantins.

Vers le milieu de la messe, l’oncle Charles s’étant aperçu que son neveu ne savait plus où l’on en était, lui fit signe de s’approcher de lui, pour suivre dans son livre. Mais l’enfant lui passa son petit paroissien, avec un geste négatif, comme pour le prier de lui indiquer la page. Son oncle vit alors sur le premier feuillet le nom d’Adélaïde Duncombe, écrit de la main même de sa sœur; il comprit aussitôt le motif pour lequel Humphrey ne voulait pas d’autre livre et en fut profondément touché.

Pendant la prédication, Humphrey s’arrangeait toujours, dans son petit coin, comme il le voyait faire à son père. Si par hasard le baronnet déplaçait un pied ou une main, le petit garçon en était un moment déconcerté, mais il ne tardait pas à copier la nouvelle pose. Ce dimanche-là, lord Duncombe prit une attitude très simple, son fils put facilement l’imiter: il avait croisé ses bras et s’était tourné vers la chaire.

Humphrey n’écoutait pas souvent les prédications, mais aujourd’hui, M. le curé parla du bonheur des élus, et l’affectueux enfant n’aimait rien tant que d’entendre prêcher sur ce lieu de délices où sa mère, pensait-il, habitait déjà.

Si faible, si incomplet que soit le langage humain pour décrire la gloire et les joies de la Patrie céleste, il est peu d’hommes que ce sujet ne captive comme tout naturellement. Les enfants de l’école, eux-mêmes, avaient été plus recueillis, plus attentifs ce jour-là. Qui des assistants, en effet, eût osé dire que cette vérité était pour lui d’une importance secondaire? L’indifférence n’est-elle pas un supplice pour ceux qui sont parvenus à en imprégner leur cœur?

Humphrey ne fut distrait que deux fois pendant toute la durée de la messe. Son oncle l’intrigua d’abord beaucoup, lorsqu’il sortit de sa poche un crayon pour annoter, dans son livre, certains passages du sermon: le petit garçon résolut d’apporter désormais un crayon tous les dimanches à l’église, afiu d’imiter son oncle.

La seconde distraction fut d’un tout autre genre. Après avoir erré dans diverses parties de l’église, une guêpe fit irruption dans le banc de famille et choisit l’oncle Charles pour sa victime. Humphrey entendit le bourdonnement de l’insecte et se retourna vers son jeune parent, engagé dans une lutte désespérée. L’oncle Charles balançait la tête à droite, à gauche, l’avançait, la reculait, essayait, mais en vain, d’échapper aux assauts de l’ennemie acharnée. Humphrey avait bien du mal à garder son sérieux; un fou rire fut plus d’une fois sur le point d’éclater, mais tout effrayé de lui-même, il portait la main à sa bouche, pour étouffer l’explosion de sa gaieté.

L’oncle Charles ne savait plus où se réfugier; les attaques de la guêpe redoublaient. Lorsqu’il s’aperçut de l’envie de rire de son petit neveu, ce fut encore bien pis: saisissant alors son livre, il en frappa l’insecte cruel, qui tomba à terre et fut écrasé sans pitié.

Après la messe, quand l’orgue eut cessé de se faire entendre et que l’assistance se fut retirée, lord Duncombe resta quelques instants à contempler l’attitude sérieuse et recueillie de son fils, dont il était bien loin de deviner les pensées.

En sortant de l’église, l’air doux et frais, le calme et la beauté de cette matinée d’été se trouvaient en harmonie parfaite avec les sentiments du baronnet. Autour de lui s’étendaient, à perte de vue, une campagne florissante et des forêts magnifiques, au-dessus de sa tête, un ciel pur et sans nuage.

Si Humphrey eût pu exprimer les sensations vagues que ressentait son âme, il les aurait traduites probablement par ces mots: Le ciel est-il encore plus beau que ceci? Mais il n’était pas dans sa nature de rester longtemps absorbé par une réflexion quelconque; il reprit bientôt son essor, sur la grande route, très loin, en avant de son père et de son oncle.

A la grille du parc, Émile et une femme de chambre attendaient ces messieurs. La bonne retourna avec eux au château où les deux frères se mirent à jouer ensemble.

— M. le curé a-t-il prêché sur une de mes béatitudes? dit Émile à Humphrey, d’un air très sérieux. (Virginie lui apprenait à lire dans un livre où se trouvait expliqué ce passage de l’Évangile.)

— Non, il nous a parlé du ciel et a cité l’Apocalypse.

— L’Apocalypse! qu’est-ce que c’est que cela, Humphrey? Est-ce que c’est ce passage du Nouveau Testament que Virginie ne veut pas m’expliquer, parce qu’elle prétend que je ne le comprendrais pas. Et toi, Humphrey, est-ce que tu comprends l’Apocalypse?

— Oui, certes, répondit promptement le frère aîné, très convaincu de ce qu’il avançait.

— Virginie m’a dit qu’elle ne la comprend pas non plus et qu’il y a beaucoup de personnes comme elle.

— C’est que Virginie est Française et que le gros livre de papa, où se trouve le Nouveau Testament, est écrit en anglais.

Humphrey parut satisfait de l’excellente explication qu’il avait donnée à son frère, Émile la reçut avec sa confiance accoutumée. Au bout de quelques pas, Humphrey s’écria tout à coup:

«Oh! le joli papillon, essayons de l’attraper.» Et Émile le suivit dans la fougère.


Le dimanche après midi, on accordait quelques heures de liberté à Virginie, et les enfants étaient confiés à Jeanne, la femme de chambre.

Tandis qu’Humphrey apprenait un chapitre du catéchisme, Émile, assis sur les genoux de sa bonne, feuilletait un grand livre. Il s’arrêta tout à coup, à la vue de l’image qui représentait la résurrection de Lazarre, et demanda une explication.

Imbue de l’idée qu’il faut cacher aux enfants tout ce qui se rapporte à la mort, Jeanne répondit évasi—vement, elle essaya même de tourner la page. Mais la curiosité du petit Émile ne fut pas satisfaite, il porta ses grands yeux bleus sur la femme de chambre, et lui dit:

— Vous ne voulez pas m’expliquer cette image, Jeanne? Je veux tout savoir. Qu’est-ce que c’est que ce grand trou? Pourquoi cet homme est-il enveloppé de linge?


— Ce trou représente une tombe, reprit Jeanne, forcée de faire une réponse quelconque. Mais, monsieur Émile, vous n’avez pas besoin de connaître toutes ces choses, et, si vous y tenez absolument, demandez-les à M. votre père.

— Je sais bien que tout le monde meurt, dit l’enfant avec simplicité, maman est morte; vous vous trompez, Jeanne, en croyant que je ne comprends pas ces choses-là. Je sais aussi que, lorsqu’une personne meurt, on la met dans une grande, grande boîte, on la porte en terre, et, si elle a été bonne, le bon Dieu vient la chercher pour l’emmener au ciel.

Humphrey venait de refermer son livre. Il entendit ces dernières paroles et s’approchant de son frère:

— Si mère vivait encore, fit-il avec tristesse, elle nous expliquerait tout cela bien mieux que Jeanne. Maman me parlait quelquefois de la mort et comparait notre corps, déposé dans la tombe, à la graine qui devient une belle fleur. Mais je ne me rappelle presque plus rien de toutes ces belles choses.

— Oh! Humphrey, s’écria le petit Emile, je t’en supplie, raconte-moi ce que mère te disait de cette image! Je voudrais tant connaître qui était cet homme vêtu de blanc.

Le frère aîné chercha inutilement dans sa mémoire. Bon gré, mal gré, Jeanne dut lire le récit de la résurrection de celui que Jésus aimait, mais elle le fit si mal, que les enfants écoutèrent et ne comprirent rien.

Pauvres petites intelligences, réduites à vous développer sous des mains étrangères! Vous êtes privées de ces leçons dont l’amour maternel est prodigue, que lui seul sait donner. Longtemps après que les lèvres chéries sont fermées, l’homme se souvient encore de ce que lui a dit sa mère, sa mémoire est son meilleur souvenir, elle influe sur toute sa vie.

«Enfants! cria lord Duncombe de l’escalier, votre oncle et moi allons faire une promenade, qui veut venir avec nous? Si vous le préférez, vous pouvez rester à la maison.»

La réponse se devine aisément. L’album fut fermé avec des cris de joie, Jeanne prépara ses jeunes maîtres pour la promenade, et l’on partit.

— Si le beau temps continue, observa lord Duncombe en considérant les champs dorés qui s’étendaient à perte de vue, nous aurons une abondante moisson.

— Oh! oui, j’en suis sûr, dit gaiement Humphrey, qui avait sur toutes choses une opinion à émettre, et qui ne perdait jamais l’occasion de rappeler sa présence. Oui, oui, nous récolterons une si grande quantité de blé, que nos fermiers ne sauront plus où le mettre.

— C’est un embarras qu’ils n’ont pas connu jusqu’ à ce jour, répondit en riant le baronnet. Eh bien, si ta prédiction se réalise, nous aurons une fête villageoise et un bal champêtre, sur la grande pelouse du parc, le soir de la moisson.

— Pourrons-nous y danser? demandèrent les deux petits garçons à la fois.

— Oui, certainement.

— Je sais bien qui sera ma danseuse, repartit Humphrey du haut d’une barrière où il était monté. Ma danseuse ne sera pas une petite fille, elle est même très vieille déjà, car elle a au moins vingt ans! et elle n’est pas jolie du tout. Je n’aime pas les petites filles, c’est trop bébé.

— Quelle est l’heureuse dame que tu as choisie, Humphrey? demanda l’oncle Charles.

— Ce n’est pas une dame, répliqua l’enfant. C’est Dolly, la lingère, dont les bras et les joues sont rouges comme des pommes d’api. Dolly n’est pas une dame du tout.

— Excepté le dimanche, interrompit Émile, parce qu’alors elle descend ses manches et se fait très belle. Je lui ai vu ce matin un col brodé tout neuf.

— Cela ne constitue pas une dame, dit le frère aîné. Mais comment t’expliquer ce que c’est qu’une dame, ajouta-t-il après une légère pause, tu n’en vois jamais.

— Mme Jones, la femme du régisseur, n’est pas une dame? demanda timidement Emile, qui sentait son infériorité.

— Non, répliqua Humphrey, ce n’est pas ce qui s’appelle une dame, une vraie dame. Vois-tu, Émile, continua-t-il, en baissant la voix et en se rapprochant de son frère, pour ne pas être entendu, je ne pourrai jamais te faire comprendre ce que c’est qu’une dame, puisque tu ne te rappelles plus notre mère. Elle était si belle!...

— C’est vrai, fit humblement le petit Emile, je ne m’en souviens pas du tout.

Émile savait que cet argument de son frère était concluant; le silence le suivait toujours.

— Et toi, mon petit Émile, qui choisiras-tu? demanda lord Duncombe. Une toute petite fille, petite comme toi, sans doute.

— Je danserai avec Louisa, la petite fille du garde-chasse, s’il vous plaît, papa, parce que c’est la seule petite fille que je connaisse, qui soit moins grande que moi.

— Allons! vous voilà pourvus tous les deux. L’oncle Charles viendra, je l’espère, assister à vos débuts. Lord Duncombe porta sur ses deux enfants un regard de fierté paternelle et un sourire de satisfaction erra sur ses lèvres.

— Quand sera la moisson? reprit Humphrey. Quel jour fixez-vous, papa?

— Lorsque le blé aura jauni nous déciderons de la date de la fête. Avec notre nouvelle moissonneuse, les travaux iront bien vite.

— Nous viendrons tous les jours aux champs voir si le blé est mûr, n’est-ce pas, Humphrey, cria le petit Émile en sautant et en battant des mains.

— Je connais un meilleur moyen de savoir si le blé est mûr (il arracha en même temps un épi par la racine et continua: ) Nous allons planter ceci au soleil, dans notre petit jardin, et nous verrons mûrir le blé, sans nous déranger.

— Mon petit ami, interrompit lord Duncombe, cet épi ne mûrira plus maintenant que tu l’as séparé de la sève.

— C’est vrai, fit tristement Humphrey, je n’y avais pas songé.

— Quoi! c’est fini, cet épi ne poussera plus? demanda Émile tout peiné.

— Ne te chagrine pas, repartit son frère, nous le planterons dans la serre, là, il fait si chaud que cela fera peut-être revenir la sève, et qui sait s’il ne mûrira pas en nous remerciant de l’avoir arraché à ce vilain champ...


— Oui, peut-être, répéta Émile en frappant des mains à cette heureuse idée.

— Partons, dit soudainement lord Duncombe, la chaleur est trop forte ici, nous serons mieux à l’ombre des tilleuls.

Les petits garçons coururent en avant et s’arrêtèrent à l’endroit indiqué, où le père, l’oncle et les enfants se reposèrent un moment sur le gazon.

Au bout de quelques instants, Émile éleva la voix, et, de son ton câlin, il dit à son père:

— Papa, racontez-nous une belle histoire?

— Les marins en connaissent beaucoup, et de fort intéressantes, adresse-toi à ton oncle.

L’oncle Charles ne se fit pas prier, il raconta une histoire fabuleuse où les requins et les crocodiles remplissaient des rôles étonnants. Les deux frères écoutaient avec toutes leurs jeunes facultés; le soleil avait disparu, le jour commençait à décroître, qu’ils étaient encore captivés par le charme du récit merveilleux. Leur père prenait plaisir à contempler l’expression de leurs petites physionomies et à écouter les observations qu’ils faisaient de temps à autre.

— Il est l’heure de rentrer, dit-il en se relevant, plus d’histoire aujourd’hui, ou demain matin nous trouverait encore ici. Six heures ont sonné à l’église de Wareham, Virginie va s’inquiéter.

— Que c’était beau! soupira Humphrey, que le nom de Virginie fit sortir de son ravissement et ramena à la réalité. Papa, me permettrez-vous de me faire marin, lorsque je serai grand?

— Je doute que ce soit là ta vocation, répondit le baronnet. En tout cas, nous avons le temps d’y songer.

— Et moi aussi, fit Émile, toujours empressé de répéter ce qu’avait dit son frère, je veux être un marin aussi.

— Pour toi, oh! non, mon cher enfant, jamais je ne pourrai me séparer de toi.

Et lord Duncombe s’inclinant, baisa le charmant visage qui se présentait pour recevoir une caresse.

Humphrey semblait être absorbé dans la contemplation de son épi, il ne parut rien voir.

S’étant penché vers l’enfant, l’oncle Charles crut voir une larme suspendue à sa paupière. «Pauvre Humphrey! serait-il jaloux!» pensa-t-il en lui-même.

Ce soir-là, le dîner fut plus silencieux qu’à l’ordinaire, les deux frères étaient impatients de connaître la suite de la fameuse histoire que l’oncle Charles avait promis d’achever dans la soirée. Mais le baronnet s’inquiétait de la rougeur subite qui s’était répandue sur les joues d’Emile; il ne voulut pas qu’on l’excitât davantage.

— Vous acheverez l’histoire du crocodile demain matin, n’est-ce pas, mon oncle, dit Humphrey, en grimpant sur les genoux de son parent pour lui souhaiter une bonne nuit.

— Demain matin, je partirai de très bonne heure, mon aimable neveu, répondit l’oncle.

— Vous allez nous quitter sitôt? dirent avec tristesse les deux enfants à la fois. Que votre visite a été courte, oncle Charles!

— Je vous en ferai bientôt une autre qui sera très longue, répliqua le bon oncle en les embrassant tous les deux. J’achèverai alors l’histoire du crocodile et vous raconterai les exploits d’une baleine merveilleuse.

— Quel bonheur! Revenez bientôt, oncle chéri, dirent les petits frères en se retirant.


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