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II

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Table des matières

Le château de Lur est l'une de ces basses et longues maisons girondines que dans le pays l'on nomme communément «chartreuses». Le défunt marquis y avait ajouté un pavillon à toit d'ardoises où il installa sa bibliothèque, reste encore magnifique de celle qu'avait réunie son aïeul vers 1750. Au nord, un perron arrondi, construit sous Louis XVI, laisse entre ses pierres déjetées fleurir les résédas. Une rangée de tilleuls, demeurés grêles à cause des vents d'équinoxe, sépare la maison d'une longue prairie en pente. Au delà, le pays de Benauge, «l'entre-deux mers», renfle ses douces collines rapprochées, striées de vignobles rectilignes et où les touffes isolées des ormeaux prennent une valeur singulière à cause de leur rareté. Au midi, deux ailes dont l'une est l'orangerie et l'autre les chais avec le logement des Favereau, limitent une cour étroite, où l'hiver même demeure si tiède qu'y fleurissent les mimosas. Deux murs bas, surmontés chacun d'une colonne que devaient couronner jadis les attributs sylvestres et réunis par un portail de lierre centenaire, séparent la cour des charmilles qui sont la gloire de Lur. Une large nef centrale et deux nefs latérales aboutissent à une longue terrasse, où la vallée de la Garonne se déploie. Un pavillon octogonal à demi-ruiné flanque à l'ouest cette terrasse. Le parquet à rosace se soulève, les boiseries rongées par l'humidité tombent. Des rateaux, des pelles, des arrosoirs hors d'usage y sont confondus... Du côté de l'ouest, d'épais massifs de chênes, de hêtres et de marronniers où des allées savamment tracées tournent et s'enchevêtrent, bornent ce qui dans Lur est concédé à l'agrément; au delà s'étendent les vignes luxuriantes, épaisses dans la lumière et la torpeur de juillet. Seules les dominent à l'horizon les trois croix du calvaire de Viridis... A l'est des charmilles, toujours face au point de vue, un verger offre au soleil les fruits qui, par instants, tombent et s'écrasent sur le sol durci.

Claude, dès six heures, est au jardin; son père lui laisse une journée de repos. Il va savourer chaque minute couché sur le domaine argileux, sur la terre grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent. Il resterait des heures à la terrasse devant cet horizon que depuis l'enfance il déchiffre sans lassitude, car les saisons, les jours y laissent des empreintes diverses. Touchant le ciel, les Landes apparaissent, ligne d'ombre immobile et de silence, où l'on voit, dans les soirs calmes, fulgurer de lointains orages et des incendies soufrer le ciel.

A l'heure de la sieste, Claude, qui a la clef de la bibliothèque, ouvre la petite porte du pavillon donnant sur la cour et monte par l'escalier de bois à la haute pièce qui, de ses quatre fenêtres, commande l'horizon. Une fraîcheur fade, une odeur de poussière et de moisi, mais une odeur surtout de vieux livres emplit le silence, ce silence effrayant des pièces où l'on n'entre jamais, qui demeurent plongées dans la nuit et gardent au fort de l'été l'humidité glaciale de l'hiver. Claude ouvre les fenêtres à guillotine, pousse les pesants volets; tout l'après-midi emplit en une seconde cet espace clos depuis des mois, indifférent aux saisons, immuable dans sa nuit avec sa cargaison de philosophies, de poèmes. Claude a vécu là d'innombrables journées d'été; il s'est gorgé de lectures; personne que lui n'aimait cet asile. Une table grossière, un divan de cuir qui perd son crin, un escabeau pour atteindre aux dernières étagères: c'est tout l'ameublement. Le marquis de Lur ne lisait rien, hors le catalogue du chasseur français de la manufacture d'amies de Saint-Etienne. Claude songe que les nouveaux maîtres auront sans doute plus de goût pour son refuge. Un jeune homme, une jeune fille, que feront-ils à Lur s'ils ne lisent pas? Il sait qu'Edward Dupont-Gunther s'occupe de peinture, en amateur, selon M. Garros. Claude se rappelle que ce sont des protestants: il les imagine obligés par le libre examen à recréer sans cesse pour eux-mêmes la vérité, à chercher indéfiniment, à travers les livres, une règle de conduite. Ce paradis peut-être lui sera fermé, et sans doute cela vaut mieux ainsi; la terre devra lui suffire; il faut qu'il apprenne à ne plus rien déchiffrer que les horizons où s'inscrivent le mauvais temps et les signes des constellations.

Pourtant, de même que la cuisine fumeuse restitue à Claude son enfance, ici, sur ce divan poussiéreux et frais, c'est son adolescence, c'est l'aube de son adolescence qui surgit telle qu'il la porte encore en lui: heures tristes et bénies où il acceptait d'un cœur inquiet le péché des mauvaises lectures. Il se souvient... Autour du pavillon, l'août flambait sur les vignes oppressées et les cigales n'étaient que la plainte monotone des végétaux mourant de soif; des bourdons ivres se cognaient au plafond; des volets clos jaillissait une flèche fulgurante de feu qui tremblait, comme fichée au plus épais de l'ombre. Il se rappelle un jour... Quel était ce livre? Ah! le premier volume des Mémoires d'Outre-Tombe qui le rendait conscient de son adolescence; il se sentait avoir seize ans. La même sylphide qui enchantait François-René de Chateaubriand troublait le cœur de l'enfant campagnard, défendu contre la canicule, dans cette bibliothèque déserte et froide.

Au miroir bas d'un trumeau, Claude se reconnaît presque pareil au fort garçon qui rêvait là naguère: il y appuya son visage brûlant de sang, les paumes humides de ses mains. Est-ce du fond de son passé ou des jours qui vont venir que monte et l'envahit cette ardeur mélancolique? Dernier adieu de son adolescence finissante, ou bien souffle brûlant qu'à l'approche d'une terre inconnue les matelots reçoivent en plein visage? Quelles choses le menacent ici? Il s'arrache au divan, descend l'escalier intérieur qui le conduit au premier étage du château. Sur le long corridor voûté, les chambres muettes attendent et redoutent l'arrivée des maîtres inconnus. Les trumeaux, les étranges verres d'eau de couleur tendre, l'odeur des vieilles cretonnes lui faisaient éprouver des sensations autrefois familières à des personnes mortes. Au rez-de-chaussée, on avait commencé d'aérer le salon et la salle à manger, que sépare le hall où est le billard.

Une fille balayait, tandis qu'une forte dame brune donnait, d'une voix de contralto, des ordres contradictoires. Claude s'arrêta interdit, et la dame choisit, parmi les breloques étalées sur son ventre, un face à main d'écaillé qu'elle braqua comme une arme à feu:

—Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon bonhomme?

—Madame, je suis le fils de l'homme d'affaires... Je demande pardon à Madame... J'étais, sous le défunt marquis, chargé de la bibliothèque. Je venais voir si tout en était en ordre.

—Ah! ah! tu es le petit séminariste?

Elle montra, dans un sourire, des aurifications alternées. Une veine bleue se dessina sur son front mat où deux accroche-cœurs, comme tracés au pinceau, témoignaient de la conscience qu'avait la dame de son type espagnol.

—Alors on a trouvé le régime de la sainte maison un peu austère, hein?

Trois de ses mentons, écrasés contre sa poitrine, elle considère le jeune homme en dessous, avec complaisance; puis, d'un geste mutin, elle croise les mains derrière le dos, tend sa croupe et familièrement:

—Vous m'avez l'air de n'avoir pas froid aux yeux.

Claude s'étonne et pense que cette virago devrait, selon le précepte, arracher son œil droit et même son œil gauche.

—Vous vous demandez qui je suis? Apprenez à connaître Mme Gonzalès, dame de compagnie de Mlle May Dupont-Gunther. Vous n'en revenez pas, mon ami, de voir une dame de ma sorte, dans cette position subalterne?

Et vite, comme si elle avait hâte que son interlocuteur ne se fit pas plus longtemps une fausse idée touchant l'importance sociale d'une Gonzalès, elle l'avertit que, fille d'un grand d'Espagne et veuve d'un important banquier de Rayonne, elle fut obligée de gagner son pain. Mme Gonzalès s'exprimait avec abondance, avec une loquacité voluptueuse, comme une bavarde qui depuis deux jours n'avait personne à qui parler; elle mettait dans son discoure la complaisance d'une dame de qui la manie est d'éblouir les gens par la peinture de ses splendeurs passées et de les attendrir par l'étalage de ses misères présentes: elle avait la prétention d'avoir été, à la fois, la femme la plus heureuse et la plus malheureuse; admirait que son mari se fut ruiné pour lui faire une vie royale; mais assurait qu'après les désastres survenus, elle avait stupéfié ses relations par son aisance à gagner sa vie et celle de sa fille.

Claude se rendait, compte qu'un des fauteuils eût mieux que lui rempli son rôle de confident; il redoutait de montrer un excès d'intérêt ou un excès d'indifférence, mais il s'attardait au plaisir de renifler les saines émanations de la dame, cette odeur d'une personne très soignée et un peu forte:

—Voilà comment, conclut-elle, je loge depuis dix ans chez M. Dupont-Gunther, qui m'a chargée de rendre habitable cette masure. Ce n'est pas un homme commode, mais je le ferais passer par le trou d'une aiguille.

D'un geste, qui pouvait paraître maternel, elle tapota la joue du jeune homme, et, l'assurant de sa protection, elle héla la fille de chambre, gagna le premier étage.

Claude regarda le salon où presque rien n'était changé depuis la mort du marquis. Le vieux damas des murs montrait une teinte plus vive aux endroits que les portraits de famille ne protégeaient plus. Ce piano à queue avait été apporté quelques jours avant l'arrivée de Claude: peut-être un peu de musique lui viendrait le soir à travers les branches... L'escalier retentit sous les pas de Mme Gonzalès et le jeune homme n'eut que le temps de fuir. Le soleil déclinant le frappa en plein visage: c'était l'heure où les cigales descendent au long des troncs avec la lumière. Il s'arrêta devant un cep, souleva les feuilles violacées de sulfate, cherchant sur les grappes vertes des traces de maladie. Des herbes allumées au milieu de l'allée, la fumée s'élevait comme sur les images des histoires saintes où l'on voit le sacrifice d'Abel. Claude descendit le coteau vers Viridis, dont le clocher italien avait des anneaux d'hirondelles sifflantes et de pigeons. Sur la place, les boutiques étaient vides où l'on débite, les jours de pèlerinage, des médailles et des chapelets. Dans l'église noire, un peu de jour demeurait pris aux guirlandes des petits cœurs bombés, aux cadres dorés qui entourent une couronne de mariée, des épaulettes pareilles à celles du duc d'Aumale, une peinture où le lit du malade a des rideaux blancs avec la Vierge dans un coin du plafond. Claude déchiffre machinalement l'inscription qui l'aidait à ne pas s'endormir aux nasillardes et somnolentes vêpres: «En 182.... Mme la duchesse d'Angoulême vint à Viridis avec une suite nombreuse, pour mettre sous la protection de Notre-Dame, les armes de son auguste époux.» Il salue, au centre des lampes perpétuelles, la Vierge dans sa robe de tous les jours, car elle a une garde-robe nombreuse et change d'atours, les dimanches et jours fériés. Claude se recueille aux pieds de celle dont chaque angélus, à l'aube et au crépuscule, fait fleurir le nom sur ses lèvres. Ah! plus que jamais qu'elle le garde, aujourd'hui qu'il n'aura d'autre compagne que la terre chaude et douce et complice de la chair des hommes et de qui l'odeur, aux soirs orageux, est celle même du désir... Que la Vierge le défende contre nos frères païens, les arbres, contre la superbe des chênes et contre les tilleuls qui sentent l'ardeur et l'amour; qu'elle lui apparaisse plus consolatrice que les aveugles et sourdes constellations, avec leurs noms de mauvais dieux!

Il se souvient du vicaire, l'abbé Paulet, qui est son ami; il s'étonne de sa joie lorsque la servante l'avertit que le vicaire est parti en vacances pour un mois; paresse d'expliquer son cœur, de réfuter des objections vaines. Au retour, une large étoile tremble au couchant et, comme un reste de chaleur, les insectes vibrent. Des paysans disent bonsoir à Claude et se retournent parce qu'ils ne le reconnaissent pas. Il monta tôt à sa chambre, ce soir là et, selon le vœu de M. Garros, fit oraison. De tous les villages du pays de Benauge, les hommes purent contempler sa lampe qui éclairait le colloque d'un enfant campagnard et de Dieu.

La chair et le sang

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