Читать книгу La chair et le sang - Francois Mauriac - Страница 5

III

Оглавление

Table des matières

Dès l'aube, Claude est éveillé par les oiseaux, ceux des charmilles: merles et rossignols que le jour n'arrête pas, ceux des poutres et des tuiles: moineaux, hirondelles, ces dernières si près de lui qu'il les pourrait croire dans sa chambre; elles y entrent d'ailleurs et étoilent de blanches fientes, les carreaux. De sa fenêtre, Claude domine les chais où il reconnaît les tuiles cassées par ses pieds de petit garçon, du temps qu'il courait les toits comme un chat maigre. Au delà, dans l'azur de l'aube, la masse épaisse des charmes se révèle trempée de lumière naissante, et toute bruissante de vols empêtrés, de roulades ivres. La lune s'est levée si tard que sa lueur se mêle d'aube, résiste au soleil levant; les cimes balancées apparaissent dans cet irréel mélange de lune et d'aurore qui fait rêver aux premiers âges du monde.

Le feu de l'été déborde l'horizon, le soleil monte dans une lente victoire. Claude, les cheveux sur les yeux, les pieds nus dans des espadrilles, descend le raide escalier de bois qui aboutit, à la cuisine. Déjà son père est assis devant un litre à demi vide; mais le vin qui n'est plus dans la bouteille est visible sur ses joues; il se lève pour embrasser Claude qui reconnaît que son père a déjeuné d'une croûte de pain frottée d'ail. L'air frais du matin gonfle la toile à camaïeu tendue devant la porte.

—Il y a de l'ouvrage pour toi, mon drôle. Le patron m'a fait arracher la vigne dans la pièce qui touche aux charmilles pour y installer un terrain de tennis, qu'il appelle ça. Si encore c'étaient de vieux ceps; mais le défunt monsieur les avait greffés il n'y a pas dix ans. Il faut faire comme il le dit; la grosse dame qui est au château attend tout son monde pour aujourd'hui. Va, mon drôle: le terrain est déblayé; tu n'as plus qu'à porter la terre de route et à passer le rouleau.

Claude accepte de tuer le ver avant d'aller à l'ouvrage; puis, dans la cour, sous les grenadiers dont les fleurs sanglantes évoquent des lèvres de cigarières, Claude fait grincer la pompe; le puits ventru a sa margelle usée là où naguère une chaîne remontait le seau, il écarte sa chemise, l'eau coule par un tuyau rouillé sur les cheveux, dans les oreilles; elle emplit l'auge creuse et réfléchit ce visage penché. Fourtille, un seau dans chaque main, s'approche; elle rappelle au jeune homme l'image d'une Athénienne dans ce manuel d'histoire grecque à l'usage des maisons d'éducation chrétienne par M. l'abbé Gagnol; mais il n'aime pas ce cou de bétail, ni ces mains d'homme, ni la vivacité stupide qu'a cet œil rond de volaille. Il s'inquiète de ce que, chaque matin, Fourtille guette son arrivée; avec une grosse rouerie, elle essaie d'établir entre eux une complicité. Aujourd'hui, elle se plaint parce que le puits se trouve tout contre la maison: les nouveaux maîtres arrivent, on ne pourra plus causer le matin.

—Enfin tu peux toujours m'aider à porter les seaux.

Claude a eu la faiblesse de lui rendre une fois ce service; il en connaît les inconvénients: pour aller chez le bouvier depuis la cour, il faut traverser les chais obscurs et le jeune homme se méfie de ce passage; il trébuche, ne trouve pas la porte et Fourtille, avec une maladresse appliquée, le secourt.

Aussi déclare-t-il rudement qu'il a de la besogne pressée et, les mains dans les poches, sifflotant, s'éloigne. Il contourne les charmilles où de petites flaques de soleil tigrent la terre. Voici le terrain où, à la place d'une vivace vigne, un jeune homme et une jeune fille inconnus trouveront du plaisir à se renvoyer des balles. Pas d'ombre. Le soleil tape férocement sur la nuque de Claude, tandis qu'il emplit de terreau le baquet qu'inventa Pascal. Au ras des vignes, pêchers et pruniers font d'inutiles touffes d'ombre. La voix traînante d'Abel excite les bœufs dont l'un, depuis des siècles, s'appelle Caubet et l'autre Lauret. La chaleur s'installe; Claude la voit, du côté de la Benauge, danser sur les routes vides; du côté de la plaine, comme une alose entre des joncs, la Garonne luit. Claude n'aperçoit pas la prairie, mais il vient d'elle, vers la vigne, avec une odeur de vert, de mous papillons blancs qui se poursuivent au hasard. Le facteur, courbé comme un damné sur sa bicyclette, sans s'arrêter jette deux lettres au jeune homme, qui reconnaît sur une enveloppe cette sage et renversée écriture de M. Garros, naguère si indiscrète en marge des dissertations. Il décacheté la seconde sans impatience et lit sans plaisir quatre pages aussi nettes que de l'imprimé, où M. de Floirac l'invite à partager son enthousiasme touchant la thèse de M. Leroy sur le symbolisme des dogmes. Tout le détourne de ces mois abstraits: des effarouchements de merles à travers les arbustes et, en lui, le bruit de son sang. Fourtille passe là-bas, une bêche à l'épaule; sa marche fait remuer ses hanches, ses reins que sangle un tablier bleu sombre.

Claude accablé s'asseoit sur sa brouette, attendant le fricot, le vin blanc, puis la sieste dans le grand silence de la campagne où Pan sommeille. Là-bas, sur la route, dans un nuage, un point bouge, le son d'une trompe annonce l'approche d'une auto; sans effort, elle grimpe le coteau: comme s'il eût regardé la moindre charrette, Claude la suit des yeux; maintenant, des arbres la cachent mais le ronflement du moteur se rapproche. Elle doit atteindre le grand portail... Elle le franchit... Voilà donc sans doute les étrangers, les nouveaux maîtres. Le cœur de Claude ne bat pas plus vite. Il se remet à l'ouvrage, puisque le maître est là. A onze heures, il va dans la cour où la lumière a l'odeur des héliotropes sombres, dilatés, entourés de bourdonnements. De nouveau il se lave au puits; alors, derrière les volets mi-clos du rez-de-chaussée une voix nasillarde déclare:

—Je ferai combler ce puits.

Claude pour la première fois comprend qu'une puissance étrangère désormais règne à Lur. Il rejoint Favereau, Maria, Abel et Fourtille qui en oublient la soupe. Favereau, que vient de harceler M. Gunther dans ses vignes, exprime son opinion:

—Ça ne connaît rien à la vigne et ça veut me faire la leçon.

—C'est bien vrai, dit Abel: il trouve que les règes sont trop larges, que nous perdons du terrain, qu'il en fera planter trois là où maintenant il y en a deux. J'ai répondu qu'en temps de sécheresse, la terre est si dure qu'on n'a pas trop de deux bœufs à la charrue, qu'il faut donc laisser de l'espace entre les règes. Faut voir comme il m'a reçu!

Favereau, les yeux injectés, interpelle Maria:

—Eh bien! feignante, on ne dîne pas aujourd'hui?

Elle se lève et bientôt les faïences blanches luisent sur la table. Claude, la miche contre sa poitrine, penché vers la soupière, coupe le pain. Ils mâchent à lentes bouchées, sans lien se dire. Une poule, deux poules hésitent, puis s'enhardissent, circonspectes et voraces. Claude mange à peine, boit beaucoup, pose quelquefois ses mains au flanc de la cruche suintante. Sa mère, édentée, moud la nourriture à la manière des ruminants et son œil cherche au mur les photographies jaunies, où les visages s'effacent des deux frères que Claude n'a pas connus. Il se réfugie dans la prairie du nord qui descend vers la Benauge,—le meilleur endroit pour la sieste. C'est bien près du château, mais Claude songe qu'à cette heure-ci aucun Dupont-Gunther ne saurait mettre le nez dehors. À travers les paupières baissées, la lumière viole ses yeux, emplit sa nuit de soleils, d'astres qui montent et se diluent. Avec une monotone furie une seule cigale grince, comme pour donner la mesure de ce silence de la deuxième heure, dans la campagne, l'été.

Soudain un étrange accord éclate et, des volets mi-clos, une tumultueuse musique s'épand dans la lumière. Claude se redresse et la tête renversée contre un tilleul écoute passer cet orage; il revoit la salle aux murs blancs du séminaire, qui contenait un piano antique et un harmonium poussif: là, outre le plain-chant, il apprit à aimer Bach, César Franck ... mais ils ne l'avaient pas préparé à cette musique sauvage.

La porte s'entr'ouvre: Mme Gonzalès paraît dans une robe de toile blanche si étroite que de descendre le perron donne de l'émotion à la dame. Claude juge qu'il est trop tard pour s'enfuir et s'étonne qu'un corps si considérable, des jambes apparemment vigoureuses fussent soutenus par ces pieds minuscules et mous mal équilibrés sur des talons tordus. La musique cesse et Claude entend le bruit d'un piano refermé. Mme Gonzalès s'avance et, à la vue d'une forme humaine à demi soulevée dans l'herbe, s'indigne.

—Voilà l'inconvénient du voisinage des communs ... on trouve toujours quelque paysan aux alentours du château.

Claude se lève, gauchement fait un geste d'excuse. La dame le reconnaît, se radoucit:

—Ah! c'est vous, petit curé? Je n'en voulais qu'aux rustres qu'on heurte ici à chaque pas... Comment supporter d'avoir à sa porte les paysans et le bétail? Je trouve à tout ce que je mange une odeur de fumier... Comme je me déclarais incommodée par les mouches qui nous disputent la sauce dans nos assiettes, M. Dupont s'en est excusé sur les bœufs dont nous entendons, depuis la salle à manger, les chaînes racler les mangeoires.

Claude, pressé de fuir, vainement essaye de s'en tirer avec un vague assentiment, mais la dame le retient d'un geste:

—Cet homme n'aurait pas l'idée de reconstruire ailleurs ces bâtiments, il est incapable d'une dépense qui ne lui rapporterait pas. M. Gonzalès, lorsqu'il achetait une propriété, avait accoutumé de tout démolir pour tout reconstruire selon ses goûts, ou plutôt selon les miens. Vous me comprenez, vous, une âme délicate. C'est dur de vivre avec les Béotiens.

Claude dit sottement:

—Oh! non, Madame, oh! non.

—Des ladres qui ont horreur de l'Art.

—Pourtant, Madame... M. Edward n'est-il pas peintre? Et j'ai entendu tout à l'heure le piano...

—C'est cette musique qui m'a fait fuir, mon cher. J'ai la prétention de m'y connaître un peu: j'obtins naguère un premier accessit au conservatoire de Bordeaux. Non que j'aie jamais été une professionnelle, mais mon père exigea que mon talent fût consacré par de compétentes autorités. Ces auteurs qu'affecte de préférer Mlle May, ce n'est que du bruit, mon cher, et vous pouvez m'en croire: la pécore fait semblant de s'y complaire par snobisme et pour me fronder; mais retenez qu'ici l'essentiel est de s'entendre avec le maître de céans.

Un sourire sournois fripa son visage. Elle ressemblait à une vieille actrice d'un théâtre provincial dans le rôle de Carmen.

—Je vous prie, Madame, de m'excuser, mais je dois passer le rouleau sur le tennis.

Mme Gonzalès continua sans l'entendre:

—Tu parles de musique? Dans quelques jours tu écouteras ma fille Edith qui doit me rejoindre ici, au mois d'août. Elle te jouera, mon cher, avec un éclat, un brio: c'est autre chose que toutes ces dissonances!

Elle s'avisa de sa familiarité avec un paysan, pinça les lèvres, gonfla son jabot, et d'un ton superbe:

—Au travail, mon garçon, tu perds ton temps ici.

Elle rentra dans la maison, et Claude, s'attelant au rouleau, passa et repassa sur le rectangle du tennis. Un plaisir animal le possède; il dépense un excès de force et n'atteint jamais à l'épuisement; bien loin qu'elle l'accable, la chaleur, comme une eau le porte. Soudain une voix crie derrière lui:

—Mais c'est un terrain mouvant! Les balles ne rebondiront pas!

Claude relève sa face ruisselante. Un jeune homme et une jeune fille de haut le regardent. M. Edward est vêtu de flanelle blanche; une chemise molle et basse rend son cou plus allongé; la manche large découvre au poignet un bracelet de platine; Claude, d'abord, ne peut détourner les yeux de l'étrange bijou. Une ligne drue de cheveux rejetés et collés limite haut le front d'Edward, ce visage coloré, doré, presque roux. Aux lèvres du jeune homme, un long fume-cigarettes donne à cet après-midi une odeur de ville, de quartier riche. May tient par la bride son chapeau de soleil; Claude ne voit rien d'elle que l'eau grise, glacée, d'un regard non fuyant, mais peureux et qui ne se pose pas... M. Edward dit avec nonchalance:

—Avant de passer le rouleau, il conviendrait d'ajouter de la terre de route, c'est un travail idiot que vous faites là.

Et May, du talon, creuse un trou dans le tennis. Edward ajoute:

—Prenez la brouette, une pelle. Allez chercher de la terre de route, il faut que nous puissions jouer demain.

Déjà Claude obéit, lorsque Favereau survient, congestionné d'une longue sieste, le pantalon si bas qu'on ne sait comment il tient:

—Où vas-tu comme ça, Claude?

Le jeune paysan rejoint son père et entend l'exclamation d'Edward:

—Sommes-nous gaffeurs! C'est le petit curé!

Ce soir-là, Claude regarda de sa chambre monter un orage: les arbres tous à la fois frémirent: le vent du sud y creusa des houles. Un contrevent claqua, mais dominant la rumeur des végétations et la persistante vibration des insectes, cette même musique qui avait troublé sa sieste emplit la nuit, y mêla comme la voix d'un océan invisible. Le piano se tut, le vent tomba: «l'orage n'est pas pour nous», murmure Claude. Il pleut sur les feuillages qu'aucun souffle ne froisse plus; l'odeur de la terre monte comme un obscur élan de joie végétale; Claude éprouve dans sa chair la volupté des labours exténués que l'eau pénètre, amollit. Demi-nu sur son lit non défait, il s'endort dans le bruit de ce ruissellement sur la campagne.

La chair et le sang

Подняться наверх