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IV

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Table des matières

Le lendemain le soleil ne se leva pas. Favereau, en face de son vin blanc, émit les phrases consacrées pour le temps de pluie:

—La vigne aime la chaleur; c'est la maladie qui tombe, plus qu'on sulfate, plus que l'eau en enlève.

La cuisine a l'odeur de graisse de confit et des paysans qui ne prennent d'autres bains que de soleil. Claude lit Graziella. Favereau, tout à coup, se met au port d'arme: d'un air timide, M. Edward est entré; il serre les mains en retirant trop vite la sienne, et prie le jeune paysan de bien vouloir le suivre sous le hangar:

—Quand je vous ai parlé hier au tennis, j'ignorais qui vous étiez. Je n'ai pas d'ordres à donner au fils de notre régisseur, à un ... (Il hésita, cherchant le mot convenable) à un jeune homme de votre mérite...

Claude répondit qu'il trouvait tout naturel de recevoir des ordres. Ils demeuraient l'un en face de l'autre, ainsi que deux petits garçons qui ne se connaissent pas et à qui l'on a dit: allez jouer. Edward, le premier, reprit son assurance et déclara—comme dans un salon, il l'eût fait à la dame qui n'a aucune espèce de conversation—que cette pluie était la plus désagréable du monde. Poliment, Claude espéra qu'elle ne lui rendrait pas Lur odieux, et Edward notait qu'en dépit d'un corps de jeune géant, d'un teint cuit, ce garçon baissait vers la terre le plus intelligent visage. Il se dit que ce petit paysan cultivé devait valoir qu'on s'en inquiétât: cependant que Claude admirait que ce bourgeois, son maître et son aîné, ait montré tant de délicatesse.

—Je vous envie de supporter encore cela, dit Edward, en désignant Graziella. Mais, ajouta-t-il, c'est l'édition de 1852.

Claude, tout heureux que son maître fût un amateur de livres, répartit qu'il aimait Lamartine à force de l'avoir lu, et rougit de ne pas connaître les noms des auteurs qu'Edward déclara préférer à tout; il reçut l'assurance que la bibliothèque lui resterait ouverte. Autour d'eux les gouttières débordaient, les eaux ravinaient l'allée; des hirondelles rasaient la terre, puis se cachaient dans les poutres du hangar pleines de piaillements.

Il fallut que la cloche du déjeuner sonnât une troisième fois pour appeler Edward. Claude, à table, laissa monologuer son père. Il songeait qu'Edward était pareil à ces jeunes gens entrevus chez son confrère de Floirac; il échafauda à l'instant une de ces vies qui lui seraient à jamais inconnues. Il imagina de vifs adolescents aux chemises molles, des parties de chasse, les départs à l'aube, les puérils chasseurs guêtrés de cuir jaune, les abois de chiens autour du grand breack, toute cette joie dans cet air vierge que les belles nuits laissent flotter derrière elles sur la campagne réveillée.

Après le déjeuner, la pluie ne cessant pas, il revint sous le hangar, et debout, au milieu de l'universel ruissellement, il se disait: c'est là que tout l'heure nous causions. Cependant, il entendit des pas précipités de quelqu'un qui se hâtait sous la pluie. Il n'osait espérer que ce fût Edward, mais il le vit apparaître courant, la tête nue et rejetée. Le jeune maître lui dit, d'une voix entrecoupée par l'essoufflement, qu'avec sa sœur ils avaient imaginé, pour tuer le temps, de ranger la bibliothèque et qu'ils avaient besoin de ses lumières.

Ils gagnèrent l'escalier extérieur, pénétrèrent dans la salle où l'avant-veille Claude s'était penché sur sa seizième année. Il vit d'abord, appuyée près de la fenêtre, la jeune fille May. Derrière elle un ciel lourd de nuées montrait par des déchirures un métallique azur. La pluie cessait, mais le vent faisait s'égoutter les arbres; les oiseaux avaient leurs voix particulières des fins d'orage. Claude eut peur que May, comme son frère, ne s'excusât; elle lui tendit seulement la main. Edward parlait des éditions intéressantes qu'il avait entrevues: Claude, sans l'entendre, se regardait dans le trumeau où lui était apparu, l'avant-veille, l'écolier songeur et grave qu'il avait été; aujourd'hui le miroir révèle à Claude,—pour la première fois, lui semble-t-il,—des cheveux trop frisés, une cravate rouge toute faite, des mains gonflées aux ongles terreux, et cette chemise de flanelle grise.

Dès lors, tandis que pour la forme il demande à Edward s'il veut placer les livres par ordre alphabétique des noms d'auteurs, il n'éprouve plus qu'un désir: disparaître. May, jusque-là silencieuse, d'une voix un peu haletante et pressée, comme les gens timides et qui ont hâte de se taire, dit qu'à Paris, chez son frère, les livres sont rangés selon la couleur des reliures. Sur son cou, une masse de cheveux semblent tirer en arrière sa trop petite tête; on ne voit que par intervalles l'eau glacée de ses yeux que recouvrent presque toujours des paupières un peu malades. Claude, interdit, et pour ne pas rester muet s'informa assez niaisement si elle avait du goût pour la lecture:

—Oh! la lecture et moi! fit-elle. Peu de livres me suffisent. Mme Gonzalès, abonnée d'une «bibliothèque circulante» s'indigne parce que «je ne me tiens pas au courant de ce qui paraît».

—Quels sont les livres qui vous suffisent? demanda Claude soudain intéressé et incapable de discrétion.

Elle fronça les sourcils, dit du bout des lèvres que c'était sans importance, se rapprocha, d'un pas traînant, de la bibliothèque.

Claude ne s'aperçut pas de la leçon; mais Edward, craignant qu'il fût blessé, se hâta de lui dévoiler que les saintes Écritures, Eschyle et, parmi les modernes, le seul Baudelaire, composaient la bibliothèque de sa sœur.

—Ne soyez pas ébloui, dit-elle; sauf ma Bible, je ne les ouvre guère.

Edward ajouta:

—La musique lui tient lieu de tout.

Claude, très à l'aise et un peu pompeux, déclara qu'en effet il avait été réveillé «par des flots d'harmonie», que, lui aussi, l'aimait passionnément, mais que, hors le grégorien et des morceaux d'orgue, son ignorance était extrême. Edward, accroupi sur le divan, alluma une cigarette qui sentait l'ambre, l'encens, la rose sèche; affectant de chercher ses mots, il exprimait des choses que Claude portait depuis longtemps dans son cœur. Il dit que pour ceux qui ne peuvent se résigner aux apparences, la musique arrache les voiles, les jette face à face avec la mort, et de cette confrontation crée une volupté; il raconta qu'à des jeunes gens qui se tuèrent et, qui furent ses amis, elle apparut comme le dernier lien qui attache à la vie. Il nomma l'un d'eux qui, dans ses derniers jours, couché sur le tapis du salon, ne voulait point que sa sœur quittât le piano, et la suppliait: encore! encore!

Claude ne songe pas à s'en aller, les yeux fixés sur les lèvres d'Edward, comme ceux d'un enfant qui écoute une histoire; et furtivement, ils s'arrêtent sur May, assise auprès de son frère, les bras relevés et les deux mains nouées contre la nuque. Claude se rappela plus tard qu'il avait répondu que la musique pouvait être aussi une prière, un cri de joie et d'amour, un acte de foi, et qu'Edward l'avait approuvé, lui parlant de Beethoven et de la neuvième symphonie: «Mais à Paris, disait-il, on commence de réagir contre toute musique trop chargée et qui s'écoute la tête dans les mains: on la veut dépouillée, simple et nue».

La pluie avait recommencé de les isoler dans son réseau traversé de fugitifs coups de lumière. Au centre de cette haute pièce qu'embaumaient les vieilles reliures et ce tabac blond, Claude se retrouvait, hors du temps et comme si cette minute dût être éternelle. Il dit que, dans le parti qu'il avait choisi de revenir à ses origines, la musique, plus qu'aucune autre joie, lui manquerait. Il raconta qu'une seule fois, chez les Floirac, il avait entendu une voix de femme et qu'elle continuait de chanter en lui.

—Quel dommage, dit Edward, que May ne veuille jamais chanter pour un autre que pour moi... Ce vous serait une telle révélation ...

Et May, d'une voix un peu âpre, ajouta:

—J'ai horreur d'aider à la digestion des gens, de laisser à leurs voitures le temps d'arriver; plutôt mourir que de chanter au sortir de table comme on donne le café et les liqueurs; mais pour vous, Monsieur, si vous y pouviez trouver quelque plaisir...

Claude interdit, ne put faire qu'un geste. Avec une hâte fiévreuse, une joie étrange et disproportionnée, Edward les entraîna au salon. May s'assit au piano, son frère choisit lui-même la partition.

Il parut à Claude que le ruissellement de l'eau sur le feuillage, que le vent dans les tilleuls, que toute la campagne submergée faisaient silence autour de ce chant, ou plutôt que les rumeurs du pluvieux après-midi étaient passées dans la voix du la jeune fille. Cela s'appelait l'Invitation au voyage. Chaque cri le frappait au cœur comme une petite vague; il entrevoyait d'inaccessibles joies; des bonheurs déchirants.

La porte s'ouvrit: May ferma le piano et se leva; Claude vit un homme corpulent, court, avec des cheveux en brosse presque blancs qui rendaient terrible l'aspect de ses joues violacées, de sa tête à mort subite.

—Qu'est-ce que vous faites ici, mon garçon?

Il arrêta sur Claude son regard glauque où le jeune homme, malgré son trouble, reconnut la couleur des yeux de May. M. Dupont-Gunther, vêtu de cover-coat, portait au petit doigt un solitaire; une trop lourde chaîne barrait son ventre. La voix de Claude s'étrangla, et ce fut Edward qui répondit nonchalamment:

—J'avais demandé à Claude Favereau de nous aider pour le classement de la bibliothèque ...

—Ce n'est point ici la bibliothèque.

Sur le front de M. Dupont-Gunther la colère gonfla une veine, et derrière son dos fit trembler ses mains:

—Personne ici n'a le droit de disposer de mes gens. Et, se tournant vers Claude: Vous n'avez d'ordres à recevoir que de moi, mon garçon; je vous avertis une fois pour toutes; allez dire à Favereau qu'il m'attende aux chais.

Lorsque Claude eut quitté la pièce, M. Dupont-Gunther, tourné vers Edward, ramassé, eut l'air d'un bull-dogue prêt à fondre. Edward dit à sa sœur:

—May, mon petit, va dans ta chambre, va.

Elle s'éloigna droite, sans regarder son père.

—Tu oses... Tu oses ... balbutia-t-il.

Edward, appuyé contre le piano, les mains dans ses poches, sa grande bouche rouge, élargie encore par un sourire voulu, la tête rejetée, s'installait dans le calme en face du gros homme déchaîné.

—Vous avez raison, mon père, je reconnais mes torts; j'eusse mieux fait de ne pas amener ici ce jeune homme; veuillez agréer mes excuses.

—Et voilà ... et voilà... Tu t'imagines t'en tirer ainsi...

—Vous n'avez pas la prétention, n'est-ce pas, de me donner le fouet ni de me mettre au pain sec? Adieu: je pense qu'un peu de solitude vous est nécessaire.

Il inclina la tête, s'éloigna de son pas glissant, ouvrit la porte avec si peu de bruit qu'il heurta presque la poitrine de Mme Gonzalès aux écoutes. Elle balbutia:

—J'entrais justement au salon...

Edward s'excuse, avec une insolence appuyée, de déranger ses habitudes, puis se retire.

Mme Gonzalès s'arrête en face du maître de céans toujours immobile, les jambes un peu écartées et tel qu'un homme abruti qui écoute son sang battre. Suavement, elle sourit, cache ses mains dans les poches d'un tablier de linon et, d'une voix de tête un peu chantante:

—Cher Monsieur, ne souhaiteriez-vous pas de prendre un bain de pieds sinapisé?

Imprudente parole! Bertie Dupont-Gunther, avec des onomatopées rauques, des aboiements, demanda à la dame s'il était gâteux, cria qu'il en avait assez d'être à ce point ravalé dans sa propre demeure, que d'ailleurs il ferait maison nette et ne souffrirait plus, toujours en face de lui, le museau d'une vieille...

Le mot lancé fit tressauter la dame qui se rengorgea, pinça ses lèvres, se dressa sur ses hauts talons en murmurant qu'elle n'était qu'une faible femme sans défense et qu'elle savait ce qui lui restait à faire. Mais Dupont-Gunther soulagé se rappela sa profession d'homme du monde. On lui connaissait cette politesse excessive par quoi les gens coléreux et qui ne se possèdent pas, se rattrapent, donnent le change; impulsif et grossier comme pas un de ses maîtres de chais, toujours Bertie joua au gentleman.

—Vous m'excuserez, Mélanie; vous m'avez surpris à un mauvais moment. Je vous prie de ne pas douter de mes sentiments à votre égard.

Sa lèvre trop courte, hérissée de poivre et sel, découvrit ses incisives de rongeur. Mme Gonzalès n'avait point acquis, au long d'une aventureuse carrière, une connaissance des hommes aussi approfondie qu'on l'eût pu croire. Elle imagina un retour de tendresse chez ce Bertie sur qui elle n'avait pas tort de se croire quelque influence, bien que depuis nombre d'années il ne lui demandât plus rien de ce qu'elle avait eu tant de plaisir à ne lui jamais refuser. C'était du temps que vivait Mme Dupont-Gunther si orgueilleuse, si douloureuse, que Mélanie ne se lassait pas de blesser, d'humilier, de regarder saigner; sous prétexte d'apprendre la musique aux enfants, Bertie l'installa dans la maison: vieille, grotesque, elle s'y maintenait encore. Depuis qu'il avait atteint sa cinquantième année, le goût de M. Dupont-Gunther pourtant se détournait chaque jour un peu plus de telles maturités; aussi fut-il à mille lieues de comprendre la raison qui, à cette minute, faisait tumultueusement s'élever et s'abaisser la poitrine de la dame:

—Oh! Bertie, Bertie, quoique vous disiez, comment douterais-je jamais de vous? Nos liens sont indissolubles.

Ici elle parvint à éclater en sanglots.

—Il n'est plus question de cela, ma chère: l'histoire ancienne est l'histoire ancienne. Souffrez que j'allume un cigare.

Elle tapota ses yeux, le temps de mesurer sa bévue, et reprenant son rôle de confidente presque maternelle, fit asseoir Bertie auprès d'elle, sur le canapé:

—Voyons, mon ami, qu'y a-t-il? La présence d'Edward peut-être?

Bertie gronda:

—Un orgueilleux, un propre à rien, un barbouilleur de toiles! mais depuis que les enfants jouissent de la fortune maternelle, je n'ai plus barre sur eux; impossible de les mater.

Mme Gonzalès émit l'opinion que le code était abominable; et Bertie:

—Il n'y a pas à récriminer: Edward a déjà exigé ses capitaux; ceux de May restent encore dans mon commerce, mais la voilà bientôt majeure.

—Le cas est grave, Bertie...

—Plus que vous ne sauriez croire, ma chère, mais c'est par vous que tout s'arrangera. Écoutez-moi: May vous déteste.

—Chère petite! Je ne cesserai jamais de lui rendre le bien pour le mal...

—May vous déteste, répéta Gunther, et mes plans exigent que vous lui deveniez, à la lettre, insupportable.

La dame protesta qu'elle y aurait de la peine, mais Bertie lui déclara tout de go que cela ne lui coûterait rien que de rester naturelle. La dame se piqua, prétendit ne pas entrer dans la nécessité d'être haïe.

—Comprenez-moi, ma chère: pour que l'argent de May reste dans la maison, il faut qu'elle épouse le fils Castagnède, de qui le père fut, de son vivant, mon associé. La mère Castagnède, très flattée de cette alliance, la désire en dépit de nos religions différentes; il suffirait que May eût vent de mon désir, pour ne point consentir à ce mariage.

Mme Gonzalès assura qu'en effet, la jeune fille souvent tourna en ridicule «ce garçon qui certes la valait bien»!

—C'est un imbécile, dit M. Dupont-Gunther, et c'est tant mieux. Lorsque vous aurez exaspéré ma fille au point que la maison lui sera devenue odieuse, Marcel Castagnède apparaîtra. Vous n'y perdrez rien, Mélanie; et tenez, je suis ravi de ce projet que vous avez d'installer ici votre fille, cette jolie Edith que je n'ai point revue depuis le temps de ses robes courtes, les enfants seront furieux.

Sous la lèvre retroussée, les incisives parurent. Mme Gonzalès le regarda, soupira, sourit:

—Qu'en savez-vous? On ne peut voir Edith sans l'aimer, fût-ce même la jalouse May...

—Alors, gare à moi! risqua M. Dupont-Gunther qui, au moment de regagner Bordeaux jusqu'au dimanche suivant, chargea la dame d'épier «les enfants», leurs paroles, leurs gestes. Sémillante, et l'arrière-train balancé comme du temps qu'elle était une jeune personne avec une tournure rembourrée, Mélanie alla méditer dans sa chambre devant le portrait de sa fille.

Dans cette pièce meublée d'un vieux lit laqué, tendue de toile de Jouy, des pots de fard, des bâtons de rouge, une odeur de seau à toilette et les vastes cartons à chapeaux dénonçaient la sorte de dame déshonorant le vieux logis. Un dernier rayon joua sur ses cheveux luisants de teinture, éclaira la danse innombrable d'une poussière de poudre de riz. Avec amour, avec orgueil, la dame contemplait cette photographie, sa plus sûre, sa suprême carte.

A la même heure, Edward et May prenaient le thé dans la chambre du jeune homme. Ils avaient clos les volets. Une basse lampe de cuivre faisait un cercle étroit de lumière, rapprochait leurs chaises, les invitait à causer à voix basse. Sur le divan d'acajou en forme de lyre, Edward avait jeté une étoffe de Perse noire et or; dans un grès de Decœur, pareil à un caillou bleui par l'eau des gaves, une seule rose. Au mur, il avait accroché une aquarelle d'Eugène Lamy: salon 1840, jeune fille au piano, sièges capitonnés, dames perdues dans leurs jupes; à la cheminée, quelque Lucien de Rubempré s'accoude.

—Tu as tort, je t'assure, Edward, de combler ainsi ce garçon: que de fois t'ai-je vu éblouir un camarade, une jeune fille, puis les laisser à jamais déçus, appauvris. Mais aujourd'hui, ce serait pire.

Edward jeta sa cigarette, ouvrit la fenêtre, poussa les volets: les feuilles s'égouttaient, et les douces flûtes des crapauds se répondaient dans l'herbe.

—Tu es injuste, chérie: Claude m'inspire plus de sympathie qu'aucun de ceux que tu m'accuses d'avoir dédaignés et qui ne surent pas garder le visage qu'ils m'avaient montré la première fois que je les vis. Tu sens trop comme moi (il sourit de cette expression qui revenait sans cesse entre eux), pour ne pas aimer infiniment cet esprit de finesse chez un garçon si fruste, étranger à ce que nous haïssons le plus au monde: la pose, l'affectation, tout l'artificiel qui m'exaspère en moi, chez les autres, en moi surtout, en nous. D'ailleurs, ne fus-tu pas, aussi, séduite? Tu as chanté pour lui, toi qui ne chantes pour personne.

May sourit et ne répondit pas. Ils entendirent ronfler l'auto qui ramenait M. Gunther à son travail et à ses maîtresses. Tout près d'eux, la cloche sonna pour le repas dans un bruit de vigne vierge et de jasmin remués. A table, Mme Gonzalès mangea, les coudes rapprochés du buste, et ne tint son verre qu'avec trois doigts, l'auriculaire levé. Elle savait aussi qu'il ne faut pas montrer ce que l'on a dans la bouche et ses lèvres hermétiques l'obligeaient de moudre longuement la nourriture. Vers la fin du repas, des bouffées lui montèrent aux joues; elle se détourna, frotta ses chairs couperosées d'une feuille de papier poudre. Les jeunes gens passèrent au salon où Mme Gonzalès ne les suivit pas; mais ils la savaient tapie dans l'ombre du vestibule, faussement somnolente, attentive.

Edward parla bas à May, ouvrit le piano, choisit une partition, et sa sœur lui dit à mi-voix:

—La fenêtre est-elle assez ouverte pour qu'il entende?

Claude, ce soir-là, mangea sans dire un mot, en face de son père très appliqué à garnir des rectangles de pain avec de petits morceaux de lard. Le gros homme, d'un coup, vidait son verre, s'essuyait les moustaches du revers de la main; Maria, à chaque instant, se levait pour le service. Claude la supplia de s'asseoir. Elle dit qu'elle n'avait jamais mangé tranquille que chez les autres, à des repas de noce ou d'enterrement. Le jeune homme monta à sa chambre, et, devant la fenêtre ouverte, attendit. Il reconnut, à un bruit de pas sur la route de Viridis, que le vent venait de l'est. Enfin le chant attendu s'éleva, car il l'attendait sans qu'il eût osé se l'avouer, cette supplication, ce nostalgique désir, cette ardeur du désespoir. Malgré la distance, deux vers du poème qui reviennent sans cesse lui parvinrent distincts et il les répéta bien longtemps après qu'eut cessé le chant triste. Il négligea, pour les redire encore, sa prière du soir.

La chair et le sang

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