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NOTICE SUR LE TÉLÉMAQUE

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Fénelon, dans un mémoire au P. le Tellier, disait en parlant du Télémaque:

«C’est une narration faite à la hâte, à morceaux détachés et par diverses reprises: il y aurait beaucoup à corriger. De plus, l’imprimé n’est pas conforme à mon original. J’ai mieux aimé le laisser paraître informe et défiguré que de le donner tel que je l’ai fait. Je n’ai jamais songé qu’à amuser Mgr le duc de Bourgogne par ces aventures, et qu’à l’instruire en l’amusant, sans vouloir jamais donner cet ouvrage au public. Tout le monde sait qu’il ne m’a échappé que par l’infidélité d’un copiste. »

Ce copiste était un serviteur de l’archevêque de Cambrai. Un certain jugement s’étant trouvé d’accord avec sa cupidité, il livra une copie de l’ouvrage qu’il avait été chargé de mettre au net; car le manuscrit autographe de Fénelon renfermait beaucoup de ratures, de surcharges entre les lignes et d’additions sur la marge. La copie du serviteur infidèle circula mystérieusement dans Paris au mois d’octobre 1698. Informé du vif succès de la lecture, il vendit son manuscrit à un imprimeur, qui obtint un privilège sous son propre nom, parce que le nom de l’auteur était resté inconnu: le privilège du roi porte la date du 6 avril 1699. Mais le mystère ne dura pas longtemps. Aussitôt que l’on sut que Fénelon, éloigné de la cour depuis vingt mois, était l’auteur du Télémaque, un ordre en interrompit l’impression, et la police s’y précipita. L’archevêque de Cambrai, récemment condamné à Rome, était sévèrement épié, et l’on déploya contre le Télémaque un zèle rigoureux: on en demandait la destruction comme d’une œuvre ennemie.

L’impression était arrivée à la deux cent huitième page. Un certain nombre d’exemplaires échappa aux recherches brutales, et les deux cent huit pages contenant la première partie de l’ouvrage parurent en petit in-12. On lisait sur le faux titre: Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, et sur le frontispice: Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère, ou les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse. A Paris, chez la veuve de Claude Barbier, au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle, M. DC. XCIX., avec privilége du roi. Un libraire de la Haye, Noetjens, réimprimait, dès le mois de juin 1699, la première partie du Télémaque; il fit successivement paraître la suite de l’ouvrage à mesure que le manuscrit lui parvenait. Le succès fut immense en France et en Europe. Un contemporain nous apprend qu’à Paris «on jetait les louis d’or à la tête des libraires pour enlever ce roman». Un écrit parut sous ce titre: La Télémacomanie. Jamais livre n’avait été aussi lu que le Télémaque; jamais autant d’éditions d’un même ouvrage n’avaient été faites en si peu de temps.

Ce ne fut pas seulement un prodigieux succès de littérature, ce fut surtout un succès d’opposition. Tout le monde croyait que la disgrâce avait inspiré le Télémaque à l’archevêque de Cambrai. Or l’ouvrage avait été composé longtemps avant que Fénelon eût été obligé de quitter la cour; ces pages où l’on croyait reconnaître des allusions injurieuses et toutes les rancunes d’un cœur blessé, avaient été écrites à Versailles dans la paix d’une âme satisfaite, pleine de reconnaissance et d’amour pour le roi. Quand Fénelon, à des heures de loisir et tout occupé de son royal élève, laissait couler de sa plume les aventures du fils d’Ulysse, il vivait au milieu des témoignages de bonté que lui prodiguait Louis XIV dans sa prospérité et dans sa gloire. L’archevêque de Cambrai disait, dans son mémoire au P. le Tellier, qu’il avait fait le Télémaque «dans

«un temps où il était charmé des marques de confiance

«et de bonté dont le roi le comblait». — «Il aurait fallu,

«ajoutait-il, que j’eusse été non-seulement l’homme le

«plus ingrat, mais encore le plus insensé, pour y vouloir

«faire des portraits satiriques et insolents.» Mais la cour et le public regardaient le Télémaque comme le passe-temps vengeur d’un illustre mécontent. On répétait au monarque que ce livre était une satire de son règne, et, d’après Saint-Simon, le maréchal de Noailles, très-envieux des places du duc de Beauvilliers, si tendrement dévoué à Fénelon, disait au roi et à qui voulait l’entendre, «qu’il fallait être ennemi de sa personne pour avoir composé le Télémaque».

Louis XIV, qui avait tant de justesse et de mesure dans l’esprit, n’acceptait pas comme des vérités toutes les intentions blessantes prêtées à Fénelon; mais le succès d’un livre que l’on supposait contraire à sa manière de gouverner l’irritait. Le roi surtout déplorait d’avoir confié l’éducation de son petit-fils à «un esprit chimérique» ; il se demandait comment le duc de Bourgogne pourrait connaître les hommes après avoir été formé par un précepteur qui les connaissait si peu, et comment il serait capable de régner sur la France, dont le génie, les mœurs et les besoins demandaient tout autre chose que la politique d’idéal recommandée par Mentor. Louis XIV, au milieu d’impressions diverses, ne se défendait pas de la pensée que Fénelon avait payé ses bienfaits par l’ingratitude. Personne autour du roi ne combattait ses préventions, et Mme de Maintenon les entretenait par la sévérité de ses propres jugements, qui s’inspiraient à la fois de son dévouement au roi et de ses rancunes personnelles contre l’archevêque de Cambrai.

Le Télémaque, qui fut fatal à Fénelon, n’eût été pour lui qu’un titre de gloire si l’œuvre avait été connue quelques années plus tôt, alors que le feu de la controverse sur le quiétisme n’était pas allumé, et que la vive bienveillance de Mme de Maintenon faisait autour de Fénelon comme un bouclier. On aurait pu y trouver le roman de la politique tout rempli de belles maximes; mais personne n’aurait attribué à l’auteur un dessein hostile ou offensant. La brusque apparition de l’ouvrage prit les couleurs que l’on supposait être celles d’un disgracié. Il faut remarquer, à l’honneur du caractère de Fénelon, qu’il ne descendit pas à se justifier. L’archevêque de Cambrai garda le silence, et le roi garda sa prévention contre le Télémaque. Elle durait encore en 1715: l’Académie n’osa pas prononcer le nom de cet ouvrage dans la séance où elle admit dans ses rangs le successeur de Fénelon.

Quelle est donc cette œuvre, fruit immortel d’un aimable et vertueux génie, et dont Fénelon paya le succès par de si longues tristesses?

Le Télémaque est un poëme en prose où l’antiquité respire, l’antiquité épurée par le sentiment chrétien. Fénelon est un Homère élevé à l’école de l’Évangile. L’auteur était chargé de former un roi; il avait remarqué dans le prince confié à ses soins un goût très-vif pour les fictions antiques; il s’empara de la Fable comme d’un cadre où les plus utiles et les plus belles maximes pouvaient trouver place: il imagina la Sagesse sous les traits de Mentor, et menant le jeune homme par la main. Minerve, cachée sous la figure de Mentor, voilà l’idée maîtresse de l’œuvre; c’est par là que, dans le Télémaque, le naturel et le merveilleux se touchent et s’unissent pour produire d’admirables effets.

Chose curieuse! cette idée de génie, et dont Fénelon a tiré parti avec une habileté consommée, était tombée, cent ans auparavant, dans la tête d’un professeur d’humanités au collége de Montaigu, à Paris. Ce professeur, appelé Pierre Valens, avait publié un recueil de discours de morale sous le titre de Télémaque (Telemachus), et dans l’un de ces discours on entend Minerve parler au fils d’Ulysse sous la figure de Mentor. Cette composition aurait pu donner à Fénelon l’idée de son poëme sans que sa gloire littéraire en fût diminuée: Homère, Virgile, Dante, Milton, le Tasse, furent précédés par des ébauches avant de s’établir dans leur sujet avec toute la souveraineté du génie.

L’Iliade est un monument élevé aux temps héroïques de la Grèce avec toutes les richesses de la fiction et toute la puissance de la poésie. L’Odyssée renferme les aventures d’un roi qui rentre chez lui après avoir parcouru divers pays où le jette la tempête, et dont il étudie les mœurs et les lois. L’Énéide raconte la fondation d’un empire auquel tous les peuples du monde devaient être soumis. Ces trois poëmes, dont l’intérêt n’était ni de tous les temps ni de tous les lieux, ont enchanté tous les siècles et tous les pays par le seul privilége du génie. Le sujet du Télémaque est comme une suite à l’Odyssée d’Homère: mais si l’action appartient aux traditions lointaines de la Grèce, la pensée générale embrasse l’humanité tout entière.

Dans la variété de personnages qui passent devant nous, qu’ils s’appellent Télémaque ou Calypso, Sésostris ou Pygmalion, Philoclès ou Bocchoris, Adraste ou Protésilas, Idoménée ou Antiope, une même inspiration se découvre: elle se rapporte aux meilleurs moyens de rendre les hommes heureux. L’amour de l’honnête, du grand et du beau, voilà ce qui est enseigné sous toutes les formes dans l’ouvrage. On a dit que si le bonheur du genre humain pouvait naître d’un poëme, il naîtrait de celui-là. Le Télémaque est le poëme qui perd le moins à être traduit, parce qu’il est comme l’épopée morale de tous les peuples. Chacun y trouve son bien en s’y retrouvant. On s’intéresse à l’œuvre comme on s’intéresse à soi-même. La beauté du Télémaque vient surtout de la vérité, que Fénelon veut faire aimer à tous les hommes.

Ce poëme n’a pas de frontières. Rien de mieux à ne considérer que la grande famille; mais l’idée d’une immense république dont Dieu est le chef, unie à l’amour du genre humain, pouvait-elle entrer utilement dans l’éducation d’un petit-fils de Louis XIV? Comment dans le cœur d’un prince domineraient l’ardent amour de son pays, le dévouement passionné aux intérêts de la patrie, s’il fallait, non pas qu’il se préoccupât des destinées de l’État confié à ses soins, mais du bien commun de l’espèce humaine? L’idéal de cette politique voulait qu’il n’y eût plus d’États séparés, et cet idéal n’eût été qu’une dangereuse chimère. On aurait oublié les passions des hommes, les antipathies et les jalousies de races, la diversité permanente des intérêts, et dès lors on aurait méconnu les notions élémentaires de la politique et du gouvernement. La politique du Télémaque est une philosophie plutôt qu’un système réalisable au milieu des nations. Les temps où nous avons vécu nous ont trop convaincus de l’inanité de tels rêves.

Mais si Fénelon s’était fait un idéal chimérique qui, pris au sérieux, aurait pu égarer la pensée d’un jeune prince, que de belles leçons renferme son ouvrage! Un roi qui les aurait suivies eût été le. modèle des rois. C’est ici que l’on sent le génie chrétien encadré dans les formes antiques. Avec quelle aimable autorité l’auteur y trace les devoirs! Avec quelle grâce il y donne les conseils de la sagesse! On dirait que nos salutaires vérités passent par la bouche de la Grèce mélodieuse; on croit entendre nos plus parfaits enseignements au cap Sunium, aux bords de l’Alphée ou de l’Eurotas. Aussi les enfants des rois liront-ils toujours utilement ces discours qui se multiplient dans la variété des épisodes, et qui sortent d’une belle âme comme des eaux pures s’échappent d’une source profonde.

Fénelon avait étudié l’homme par une étude de lui-même: il le peint avec un grand art comme tout ce qu’il voit. Ainsi qu’Homère, il peint d’après nature, et s’il imite les anciens, c’est toujours avec génie. Son style est varié, élégant, harmonieux, jamais vulgaire. Ce qu’on appelle un style coulant semble avoir été imaginé pour caractériser la prose du Télémaque; c’est un flot abondant et qui chante en caressant ses rives; il se renouvelle avec la même limpidité et le même murmure, et réfléchit en passant les fleurs, les arbres et le ciel. Fénelon a du feu poétique, mais un feu tempéré. A force d’art, l’auteur du Télémaque fait oublier l’écrivain pour ne laisser voir que ce qu’il enseigne ou ce qu’il peint. Le principal attrait de cet ouvrage c’est l’union continuelle du naturel et du merveilleux. Tout est divin, et tout paraît humain. Une divinité conduit le héros de ce poëme; mais le héros n’en sait rien, et cette ignorance est un trait admirable. Si le fils d’Ulysse s’était cru accompagné par Minerve elle-même, il se serait dispensé de l’effort et de la lutte, et nous aurions eu à un moindre degré le spectacle de sa vertu.

Bossuet goûtait peu le Télémaque, à cause des fictions mythologiques, qui déplaisaient à la religieuse sévérité de son esprit; mais ces fictions sont à leur place dans l’ouvrage de Fénelon; on les accepte comme chez un ancien. Dira-t-on qu’elles ont vieilli et qu’elles ont cessé d’intéresser? Elles ne sont ni plus usées ni moins attrayantes que dans Homère et Virgile, qu’on lira toujours. Les enseignements de Fénelon sont des vérités éternelles dans un fond mythologique. La descente du fils d’Ulysse aux enfers est un cadre de la fabuleuse antiquité ; mais combien la conscience humaine est éclairée par cet admirable récit! Quel salutaire effroi il inspire aux méchants et aux tyrans! En lisant ces peintures, qui s’appliquent à toutes les défaillances de l’homme, on s’interroge involontairement soi-même, et l’on se demande si l’on n’a pas mérité d’être puni. Nous pourrions citer vingt autres morceaux où le nectar des plus pures leçons est versé dans une coupe ornée de ciselures mythologiques. La Fable a présidé à la mise en scène; mais la pièce qui se joue est l’épanouissement de ce qu’il y a de meilleur dans l’âme humaine: c’est une école de vertu et un heureux commerce avec les choses divines. On peut lire avec fruit le Télémaque à tous les âges; il plaira au matin de la vie comme à son midi et à son couchant. Mais cet ouvrage sera surtout profitable à la jeunesse, et j’ajoute que les jeunes lecteurs qui auront su le goûter se seront donné à eux-mêmes un bon témoignage. Ils auront aimé le naturel, ce qui est le signe d’un esprit non encore atteint par le faux; ils auront aimé le vrai, le bien, le beau, ce qui est la marque des nobles âmes.

POUJOULAT.

Aventures de Télémaque

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