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CHAPITRE Ier.

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Table des matières

Conquête en 1768. — Louis XV. — Louis XVI. — La République. — Les Anglais. — Le Directoire. — Le Consulat. — L’Empire.

(DE 1768 A 1813.)

La Corse a dû subir autant de législations qu’elle a eu de dominateurs.

Carthaginoise, elle a dû se courber sous la loi africaine: passée sous la domination des Romains, elle a dû accepter les lois du grand peuple. L’invasion des Sarrasins a dû lui infliger la loi de ces farouches conquérants. Sous Charles-Martel et sous Charlemagne, c’est la législation française qui a régi un instant ses destinées. Puis est arrivée la domination des Papes, celle des Aragonais, celle des Pisans, celle des Gênois: autant de maîtres, autant de législations. La Corse s’est un instant régie elle-même avec une légisation qui lui était propre: puis enfin est arrivée la domination française avec ses lois particulières.

Ce n’est pas ici que je me livrerai à des dissertations historiques sur le mérite, en la forme et au fond, des législations successives qui tour-à-tour ont gouverné la Corse.

I. Devenue française par la conquête de 1768, des lois spéciales y furent introduites par le gouvernement du roi Louis XV. Le préambule de l’édit de juin 1768 concernant l’administration de la justice en Corse mérite d’être cité. «Nous n’avons rien de plus à cœur

«(porte-t-il), que de procurer aux peuples que la

«Providence confie à nos soins, tout ce qui peut con-

«tribuer à leur bonheur; et nous n’avons jamais sé-

«paré des droits suprêmes que la souveraineté nous

«donne sur eux, l’obligation d’être leur protecteur

«et leur père. Aussi, regardons-nous comme le pre-

«mier de nos devoirs celui de faire régner la justice,

«afin que nos sujets puissent, à l’ombre de notre au-

«torité, jouir avec confiance de leur état et de leurs

«possessions, et que le pouvoir du glaive employé

«contre l’expression et les crimes réprime, par de

«justes punitions, tout ce qui peut troubler l’ordre et

«le repos de la société. C’est dans cet esprit que nous

«avons résolu de donner à l’île de Corse des juges

«dont les lumières, le zèle et l’intégrité répondent à

«l’honneur de notre choix. Nous dirigerons nous-mê-

«mes, par des lois salutaires, l’usage qu’ils auront à

«faire de l’autorité que nous leur communiquerons;

«et nous verrons avec la plus grande joie les peuples

«que nous adoptons goûter la douceur et l’équité

«d’une administration qui se rapportera tout entière

«à leur propre avantage.»

Après ce préambule, arrive la création d’un tribunal portant le titre de Conseil supérieur, devant siéger à Bastia, composé d’un premier et d’un second président, de dix conseillers, dont six gradués français et quatre naturels du pays, d’un procureur-général, d’un avocat-général, d’un substitut, d’un greffier, de deux huissiers et de deux secrétaires-interprètes. Il est en même temps créé deux sièges de maréchaussée, dont l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, composés chacun d’un prévôt, d’un lieutenant, de deux assesseurs, d’un procureur du roi et d’un greffier. Les autres judicatures existantes dans l’île furent provisoirement confirmées.

Un second édit, également du mois de juin 1768, règle tout ce qui est relatif aux délits et aux peines.

11 condamne à être brûlés vifs les coupables du crime de lèze-majesté au premier chef avec profanation des choses saintes.

Il frappe d’une amende arbitraire les jureurs et blasphémateurs du nom de Dieu, de la sainte Vierge et des saints: la récidive est punie du carcan et autre plus grande peine, à l’arbitrage des juges.

Il punit le sacrilége, joint à la superstition et à l’impiété, de la peine de mort.

Il punit de mort toutes opérations de prétendue magie.

Il punit d’amendes arbitraires l’inobservation des fêtes et dimanches.

Le supplice de la roue est appliqué au crime de trahison envers le roi.

L’assassinat est aussi puni du supplice de la roue. S’il est commispar vengeance de querelle de famille et haine transmise, la maison du coupable sera rasée, et sa postérité déclarée incapable de remplir jamais aucune l’onction publique.

Le duel avec appel et rendez-vous est puni de mort.

Le procès était fait au suicidé : son cadavre était brûlé et ses biens étaient confisqués.

L’empoisonneur était brûlé vif.

Les parricides étaient condamnés au feu; leurs cendres jetées au vent, leur maison était rasée, et leurs enfants étaient tenus de prendre un autre nom.

Peine de mort contre toute fille ou femme convaincue d’avoir célé tant sa grossesse que son enfantement, et dont l’enfant se trouverait mort ayant été privé du baptême; peine de mort aussi contre l’avortement.

Supplice de la roue pour les vols sur la grande route.

Peine de mort contre le vol domestique et le vol avec effraction.

Trois ans de galères contre les vagabonds et gens sans aveu, mendiants ou non mendiants.

Peine du feu pour l’inceste en ligne directe, ainsi que celui du confesseur avec sa pénitente. Peine de mort contre celui du frère avec sa sœur, du beau-père avec sa belle-fille, du gendre avec sa belle-mère.

L’adultère de la femme était puni de la prison pendant la vie du mari; l’adultère du mari était frappé de telle peine qu’il appartiendrait, suivant l’exigence des cas.

La mort pour la banqueroute frauduleuse; la mort pour le faux commis par un fonctionnaire; les galères perpétuelles pour les simples particuliers. La mort ou les galères pour le faux témoignage.

La peine de mort consistait, pour les nobles, à avoir la tête tranchée; pour les roturiers, à être pendus et étranglés.

Il était permis aux juges, en prononçant la peine de mort, de faire appliquer les condamnés à la question, pour avoir révélation de leurs complices.

Les condamnés aux galères perpétuelles étaient marqués des lettres G. A. L., et les condamnés temporaires, des lettres G. A. seulement.

La confiscation des biens était la conséquence de la condamnation à mort.

Une ordonnance du roi, du 23 août 1769, vint ajouter à toutes les rigueurs de ce code vraiment draconien. Cette ordonnance est ainsi conçue: «Voulant pour-

«voir au maintien du bon ordre et à la sûreté publi-

«que, S. M. a ordonné et ordonne que tous les Corses

«qui seront trouvés portant sur eux des armes à feu,

«ou chez qui il s’en trouvera, quinze jours après la

«publication de l’ordonnance, soient punis de MORT

«SANS RÉMISSION.»

Cette ordonnance fut confirmée par une déclaration du roi, du 24 mars 1770, laquelle ajoutait: «Disons,

«déclarons et ordonnons que la même peine (la mort)

«soit prononcée contre les malfaiteurs connus dans

«cette île sous le nom de bandits.»

Le 24 juin suivant, M. le comte de Marbeuf, alors commandant en chef pour le roi en Corse, et, comme tel, investi de l’autorité absolue, trouvant que la justice ordinaire exige des formalités trop longues, déclara que, dans la marche qu’il allait faire contre les bandits, ceux qui seraient pris seraient pendus à l’heure même au premier arbre, sans aucune forme de procès.

Voilà comment le roi Louis XV faisait traiter ses nouveaux sujets.

Chose étrange! c’est ce même M. de Marbeuf, faisant si bon marché de la vie des Corses, qui obtint l’admission du jeune Napoléon Bonaparte au collége royal de Brienne.

Napoléon, en grandissant, jugeait les événements qui avaient amené l’incorporation de la Corse à la France. Il écrivit l’histoire de son pays natal; il envoya son ouvrage manuscrit au général Paoli, alors exilé à Londres, avec une lettre dont voici un extrait:

«Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille

«Français, vomis sur nos côtes, noyant le trône de la

«liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle

«odieux qui vint le premier frapper mes regards.

«Les cris du mourant, les gémissements de l’op-

«primé, les larmes du désespoir, environnèrent mon

«berceau dès ma naissance.

«Vous quittâtes notre île, et avec vous disparut

«l’espérance du bonheur: l’esclavage fut le prix de

«notre soumission. Accablés sous la triple chaîne du

«soldat, du légiste et du percepteur d’impôts, nos

«compatriotes vivent méprisés... Méprisés par ceux

«qui ont les forces de l’administration en main; n’est-

«ce pas là la plus cruelle des tortures que puisse

«éprouver celui qui a du sentiment? L’infortuné Pé-

«ruvien périssant sous le fer espagnol éprouvait-il une

«vexation plus ulcérante!

«Les traîtres à la patrie, les âmes viles que corrom-

«pit l’amour d’un gain sordide, ont, pour se justi-

«fier, semé des calomnies contre le gouvernement

«national et contre votre personne en particulier. Les

«écrivains les adoptent comme des vérités et les trans-

«mettent à la postérité.

«En les lisant, mon ardeur s’est échauffée, et j’ai

«résolu de dissiper ces brouillards, enfants de l’i-

«gnorance. Une étude commencée de bonne heure de

«la langue française, de bonnes observations et des

«mémoires puisés dans les portefeuilles des patriotes

«m’ont mis à même d’espérer quelque succès.... Je

«veux comparer votre administration avec l’adminis-

«tration actuelle.... Je veux noircir du pinceau de

«l’infamie ceux qui ont trahi la cause commune.....

«Je veux appeler au tribunal de l’opinion publique

«ceux qui gouvernent, détailler leurs vexations, dé-

«couvrir leurs sourdes menées, et, s’il est possible,

«intéresser le vertueux ministre qui gouverne l’État,

«M. de Necker, au sort déplorable qui nous afflige

«si cruellement.»

Cette lettre prouve que l’administration française en Corse, après la conquête, était loin de satisfaire le peuple conquis. C’était par la douceur qu’il fallait agir: on préféra la brutalité et les tortures.

II. Sous Louis XVI, le despotisme militaire s’exerça d’une manière aveugle et passionnée. Les commissaires du roi voulurent être les maîtres suprêmes: ils voulurent l’être surtout de l’administration de la justice. Aussi, en résulta-t-il des choses lamentables. Je n’en citerai qu’un exemple.

Abbatucci (Jacques-Pierre), lieutenant-colonel au régiment provincial, l’un des derniers qui eussent déposé les armes de l’indépendance, fut pris en haine par les commissaires royaux, parce qu’on lui attribuait un écrit adressé secrètement aux états sous le titre: La Corse à ses enfants. Sa perte fut résolue. On lui imputa une subornation de témoins dans une affaire criminelle: rien n’était plus faux, plus monstrueux; mais quand on veut la perte d’un ennemi, tous les moyens sont bons. Il y avait bien, dans l’affaire, de la subornation, mais elle venait des adversaires d’Abbattucci, qui n’en fut pas moins condamné à une peine infamante par la majorité du Conseil supérieur. Les juges étaient au nombre de sept, dont trois continentaux: bassement soumis à la volonté du comte de Marbeuf et de l’intendant Boucheporn, ces hommes sans conscience frappèrent en aveugles. Un Corse se joignit à eux: c’était Massesi, dont le fils avait péri comme ayant tenté d’empoisonner Paoli, et qui, dans cette circonstance, voulut venger la mort de son enfant contre l’un des plus chauds défenseurs de la liberté. Les trois autres juges étaient Corses et n’avaient dans le cœur ni servilité ni ferment de haine: leur vote fut favorable à l’accusé. La condamnation d’Abbatucci consterna la Corse entière. Les députés, des états-généraux de l’île, les cinq évêques firent des remontrances pour obtenir au moins la suspension de l’exécution de l’arrêt; ils ne purent rien obtenir. Le jour où la condamnation devait être exécutée, toutes les boutiques étaient fermées: le noble corps d’un guerrier devait être marqué d’un fer brûlant; le bourreau hésitait; une voix partie du milieudes troupes assemblées cria: Faites votre métier! Un historien affirme qu’à ces mots, l’exécuteur indigné tendit le bras et le fer vers celui qui venait de les prononcer. Cet homme était l’un des conseillers continentaux ayant pris part à la condamnation. Il fallait qu’un pareil magistrat eût une âme pétrie de sang et de boue.

Louis XVI fut informé de ce méfait judiciaire; son conseil en fut saisi. Après un minutieux examen des actes de la procédure, il y eut cassation et renvoi devant le parlement d’Aix, qui reconnut l’innocence d’Abbattucci, et condamna à mort le fauteur de cette monstrueuse machination. Abbatucci fut réintégré dans son grade et nommé chevalier de Saint-Louis. Voilà comment la justice était administrée en Corse sous l’ancien régime. Honneur aux trois magistrats corses qui ne voulurent point tremper dans une pareille infamie! Leurs noms méritent d’être cités: ce furent MM. Stefanini ( François-Marie ), Belgodere de Bagnaja et Pierre Boccheciampe .

III. Lors de la convocation des états-généraux, la Corse envoya ses représentants; ils étaient au nombre de cinq, savoir: Deux pour la noblesse (Buttafoco et Giubega); un pour le clergé (l’abbé Perretti), et deux pour le tiers-état ( Saliceti et Colonna-Cesari Rocca). A la séance du 30 novembre 1789, Saliceti fit une motion ainsi conçue: «Je demande qu’il soit rendu

«sur-le-champ un décret par lequel il sera déclaré

«que la Corse fait partie de l’empire français, que ses

«habitants doivent être régis par la même constitu-

«tion que les autres Français, et que dès à présent le

«roi sera supplié d’y faire parvenir et exécuter tous

«les décrets de l’Assemblée nationale.» Le décret fut

rendu en ces termes.

Paoli était revenu de l’exil comblé d’honneurs et de dignités; les Corses avaient voulu lui élever une statue: il l’avait refusée. Mais des jalousies nombreuses éclatèrent contre lui: on le dénonça à la Convention nationale comme un ambitieux qui voulait s’emparer des places fortes, pour devenir le maître absolu de l’île, ainsi qu’il l’avait été avant la conquête de 1768.

Sur la proposition de Barrère, Paoli fut appelé à la barre de la Convention: c’était son décret de mort.

Une assemblée générale décréta la dissolution des liens qui unissaient la Corse à la France. — En 1794, les Anglais étaient dans l’île. — Un vice-roi y fut envoyé et une constitution proclamée. — Leur séjour fut de courte durée. — En 1796, Bonaparte, au milieu de ses triomphes en Italie, expédia des émissaires en Corse: le parti français fut triomphant, et la France y régna sans partage. — Les Anglais y laissèrent de l’or et des partisans. — Paoli était déjà retourné à Londres.

Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, donnait cette nouvelle de son quartier-général de Modène, le 27 octobre 1796, aux membres du Directoire: «La

«Corse, restituée à la République, disait-il, offrira

«des ressources à notre marine, et même un moyen

«de recrutement à notre infanterie légère.»

Miot, ministre de la République française en Toscane, fut nommé commissaire du Directoire exécutif dans l’île de Corse. — Le 16 décembre 1796, une proclamation fut répandue et affichée par ses ordres dans toutes les parties de l’île. On y lit: «Chargé des ins-

«tructions spéciales du Directoire, je vous porte, en

«son nom, des paroles de paix. Je vous annonce que

«son unique désir est de vous attacher à la grande

«famille dont vous avez été trop longtemps séparés,

«et de vous faire oublier le plus promptement possi-

«ble les maux inséparables de l’anarchie sous laquelle

«vous avez gémi.»

A la séance du 19 janvier 1797, Chiappe, député au Conseil des cinq-cents, demanda pour son pays l’empire de la Constitution. Cette demande fut ajournée.

A la séance du 28 octobre de la même année, le député Arena signale des troubles en Corse, suscités par les partisans des Anglais, et demande l’adoption de mesures énergiques.

IV. Depuis, des soulèvements continuels eurent lieu, toujours fomentés par l’Angleterre: aussi le gouvernement consulaire fut-il obligé d’adopter des mesures spéciales.

Une loi du 22 novembre 1800 porte: «L’empire de

«la Constitution est suspendu jusqu’à la paix mari-

«time, dans les départements du Golo et du Liamone,

«et dans toutes les îles du territoire français euro-

«péen distantes du continent de deux myriamètres

«et au-delà.»

Un arrêté des consuls de la République, du 7 janvier 1801, en exécution de la loi qui précède, nomme un administrateur en Corse, autorisé à prendre toutes les mesures de gouvernement et d’administration qu’il jugera nécessaires: tous les fonctionnaires publics seront tenus de lui obéir. Un pouvoir exorbitant lui est confié : celui de faire des règlements portant même peine de mort. Les consuls eux-mêmes n’avaient pas ce pouvoir sur le continent. Comme conséquence de cette faculté, il lui est accordé celle d’établir des tribunaux criminels extraordinaires, jugeant sans appel, révision ou cassation. Miot, qui avait déjà été dans l’île, sous le Directoire, fut appelé aux fonctions d’administrateur général.

Le 17 mars 1801, il promulgue un règlement portant institution d’un tribunal criminel extraordinaire.

Ce tribunal était composé d’un président, de deux juges, de trois militaires ayant au moins le grade de capitaine, de deux citoyens ayant les qualités nécessaires pour être juges, d’un commissaire du gouvernement, d’un substitut et d’un greffier. Sa résidence habituelle était Corte: il pouvait cependant se transporter ou être transféré dans tout autre lieu où les circonstances l’appelleraient. Il prononçait en dernier ressort, sans révision ni cassation. — Les assassinats prémédités, les guet-à-pens ou embuscades à dessein d’assassiner, les vols avec effraction, ceux commis avec ports d’armes ou sur un chemin public, étaient punis de mort. Quant aux autres crimes et délits, le tribunal devait se conformer au Code pénal du 17 septembre 1791. — Les jugements devaient être exécutés, autant que faire se pourrait, sur le théâtre du crime ou au lieu du domicile du condamné.

Miot essaya de justifier les mesures qu’il venait de prendre, dans une proclamation où il disait: «La

«position du pays que vous habitez, la guerre mari-

«time, qui ajoute encore aux difficultés habituelles

«des communications, les longues agitations qui vous

«ont troublés, tout se réunissait pour exiger impé-

«rieusement un mode temporaire d’administration

«qui fût d’autant plus fort, que les liens ordinaires qui

«vous attachent au centre du gouvernement étaient plus

«relâchés par l’effet de ces mêmes causes. C’est l’unique

«but que les consuls de la République se sont proposé

«en demandant la loi qui suspend chez vous l’empire

«de la Constitution; et cette suspension, si vous

«voulez en bien examiner les motifs, en saisir les

«conséquences, est un bienfait réel et non pas une

«privation.

«En effet, vos droits civils restent les mêmes: la

«véritable liberté, celle qui consiste à faire, sans

«contrainte, usage de ses facultés morales et physi-

«ques, à jouir, dans toute leur étendue, des avan-

«tages de la propriété et des produits de l’industrie,

«cette liberté, le seul but utile du contrat social,

«vous est aujourd’hui mieux garantie, plus assurée

«qu’au milieu des orages élevés par l’ambition et l’in-

«trigue cachées sous le masque d’un patriotisme

«exagéré, ou par l’application prématurée des quel-

«ques institutions consacrées, il est vrai, par la Cons-

«titution qui régit la République française, mais

«qui ne peuvent être encore essayées chez vous sans

«entraîner la dissolution de la société.

«Au nombre de ces institutions se trouve celle de

«la procédure criminelle, dont la lenteur et les for-

«mes, si salutaires aux temps de calme et de paix,

«n’ont eu jusqu’ici d’autre effet, parmi vous, que

«d’étouffer la justice, de sauver l’assassin, ou de

«servir les vengeances privées.

«Il faut des tribunaux criminels tellement organi-

«sés, que la vengeance des lois ne soit plus illusoire;

«que le meurtrier, le brigand, à l’abri d’une déclara-

«tion de jury surprise à la timidité ou arrachée par

«la menace, ne revienne plus, dans le lieu même où

«il s’est souillé du crime, insulter à la fois à ses vie-

«times et à ceux qui l’ont absous; il vous faut enfin

«une justice, et mon premier soin sera de l’organiser

«telle qu’elle convient à votre position actuelle, à vos

«besoins, à vos mœurs.

«Ne craignez pas cependant que cette inflexible

«sévérité, que je vais introduire dans l’exercice du

«plus sacré de tous les ministères, excède ses justes

«limites, et que l’innocence ait jamais à trembler.

«Non seulement l’innocent reposera en paix, mais

«l’homme qui ne fut qu’égaré, celui qui ne fut en-

«traîné que par les suites funestes des divisions qui

«vous ont si souvent déchirés, peut reparaître avec

«confiance, et trouvera, sous un gouvernement in-

«dulgent et paternel, toute protection, toute sûreté,

«dès qu’il sera redevenu citoyen et Français.»

Un historien, M. Renucci, affirme que le règlement de Miot, malgré les explications de son manifeste, contrista les bons citoyens. Le régime des tribunaux jugeant en dehors des formes protectrices et n’accordant aux condamnés ni révision, ni recours en cassation, ressemblait trop au despotisme oriental et n’avait rien d’un peuple civilisé : la révision des jugements est admise même pour ceux émanés des juntes ou des conseils de guerre.

Miot n’atteignit point le but que le premier consul s’était proposé. La mésintelligence éclata entre lui et les autorités militaires et quelques-unes des autorités administratives. — Par décret du 14 septembre 1802, la Corse fut replacée sous l’empire de la Constitution. Miot rentra sur le continent.

V. Le général Morand commandait alors les troupes en Corse. Avide du pouvoir absolu, il adressait au ministre de la guerre les rapports les plus romanesques, pour persuader au gouvernement qu’il fallait concentrer entre ses mains tous les pouvoirs civils et militaires. Il traçait les tableaux les plus lugubres sur l’état des esprits, sur les tentatives des Anglais, voire même des Russes. A l’en croire, la Corse était un foyer de conspiration contre le premier consul: il s’adressait indistinctement à tous ceux qu’il croyait puissants. Voici quelques-unes de ses lettres écrites à Lucien Bonaparte, frère du chef du gouvernement. Je tiens ces documents inédits de l’illustre proscrit, et je les publie dans un intérêt historique que chacun comprendra:

«J’attends avec bien de l’impatience la nouvelle

«organisation des tribunaux civils et criminels de la

«Corse: celle de la gendarmerie nationale n’est pas

«moins importante. Aussitôt que l’arrêté des consuls

«qui fait rentrer la Corse sous l’empire de la Constitu-

«tion a été connu dans ces contrées, les tribunaux exis-

«tants et la gendarmerie ont presque cessé leurs fonc-

«tions. Dans cet état de choses, n’ayant aucun moyen

«de répression, la plupart des routes étant infestées

«de brigands, et le département du Liamone menacé

«d’une cruelle famine, sans avoir pu obtenir aucun se-

«cours, malgré lesdemandes réitérées qui ont été faites

«à cet égard tant par les autorités civiles que militaires,

«j’ai cru devoir mettre provisoirement en campagne

«trois colonnes d’éclaireurs qui, par le moyen d’une

«bonne direction, sont parvenues à arrêter un grand

«nombre d’assassins qui depuis dix ans n’avaient pu

«être atteints par aucun gouvernement, ce qui nous

«a procuré un instant de tranquillité .»

Comme on le voit, le général Morand se donne une grande importance: lui seul, par ses mesures énergiques, a pu faire arrêter un grand nombre d’assassins: il a fait ce qu’aucun gouvernement n’avait pu faire jusque là ; la tranquillité est son ouvrage. — On devine ce qu’il va demander un peu plus tard. Ce qu’il y a de curieux, c’est le post-scriptum de cette lettre, toute pleine de brigands et d’assassins; le voici comme contraste à toutes ces idées noires: «J’ai fait venir à

«Ajaccio un Opéra: le préfet et moi avons fait quel-

«ques avances pour soutenir les acteurs; mais il fau-

«drait au moins une somme de quatre à cinq mille

«francs pour rendre la salle de spectacle un peu pas-

«sable.

«J’ai fait réparer mon logement de la citadelle;

«j’ai société tous les jours et bal tous les dimanches;

«il me manque quelques glaces: s’il n’y avait pas

«indiscrétion à en demander deux du logement

«du premier consul à Ajaccio, je vous serais obligé

«de les faire mettre à ma disposition. J’ai cru rem-

«plir les vues du gouvernement en représentant

«ic d’une manière honorable: il m’en coûte déjà

«beaucoup d’argent, et il n’a pas encore été pro-

«noncé sur le traitement extraordinaire qui m’a été

«promis.»

Ces derniers mots expliquent les sombres tableaux dont le général Morand rembrunissait sa correspondance: il lui fallait des traitements extraordinaires, car il était l’homme indispensable, et Napoléon, occupé de l’Europe entière, croyait ou n’avait pas le temps d’approfondir.

Dans une seconde lettre de janvier 1803, Morand, s’adressant encore à Lucien Bonaparte, lui dit: «Veuil-

«lez rappeler l’attention du gouvernement sur la

«Corse. Dès l’instant qu’elle est rentrée sous l’empire

«de la Constitution, les tribunaux et la gendarmerie

«ont cessé, pour ainsi dire, leurs fonctions, craignant

«une nouvelle organisation.»

Puis il revient sur les colonnes qu’il a mises en mouvement, sur les grands scélérats qui ont été arrêtés et qui n’avaient pu être atteints jusqu’alors par aucun gouvernement. Dans cette même lettre, perce l’idée-mère qui anime l’homme providentiel de la Corse. Voici avec quelle apparente indifférence il réclame le despotisme: «J’attends toujours les ordres

«du gouvernement pour la haute-police; la tranquillité

«en Corse n’aura lieu qu’autant que le chef militaire

«sera revêtu de l’autorité propre à la garantir. Je

«compte beaucoup sur vous, citoyen, pour l’amélio-

«ration de notre sort.»

Dans une troisième lettre du 4 floréal an xi ( juillet 1803), Morand accuse réception à Lucien Bonaparte d’une lettre par laquelle celui-ci lui «donne la

«nouvelle que des mesures sont prises pour l’aire cesser

«l’état affligeant de la Corse.»

Enfin, la haute-police fut confiée au général Morand, avec cent mille francs d’appointements. — Mélange de bien et de mal, cette mesure doit être sévèrement reprochée à l’homme qui, étant simple citoyen et écrivant l’histoire de son pays, s’était élevé avec une vertueuse et sainte colère contre le régime du gouvernement de Louis XV, et qui, devenu consul et empereur, fit peser sur ses propres concitoyens un régime non moins dur et non moins monstrueux que celui de l’ancienne monarchie.

VI, Voici l’acte gouvernemental qui plaça la Corse sous le régime militaire; il est du 22 nivôse an XI:

Les consuls de la République, sur le rapport du ministre de l’intérieur;

Le conseil d’État entendu, — Arrêtent:

«Art. 1er. — Le général de division commandant la «23e division militaire, indépendamment des fonc- «tions qu’il a à remplir en cette qualité, aura, dans «les départements du Golo et du Liamone seulement, «les attributions suivantes:

«1° Il veillera à l’exécution exacte des lois et arrê-

«tés relatifs à la police;

«2° Il fera arrêter et traduire devant les tribunaux

«correctionnels ceux qui contreviendront à ces lois et

«règlements;

«3° 11 ordonnera et fera exécuter les désarmements

«des communes ou familles qui sont prévenues d’as-

«sassinats ou d’autres délits contre l’ordre public;

«4° Il fera arrêter et traduire les prévenus devant le

«tribunal criminel;

«5° Il décernera des mandats d’amener contre

«ceux qui sont dans les cas prévus par l’article 46 de

«l’acte constitutionnel, et § III de l’article 55 du

«sénatus-consulte du 16 thermidor an X ;

«6° Il donnera son avis sur tous les travaux qui se-

» ront proposés et exécutés pour l’ouverture des routes

«et communications nationales ou vicinales;

«7° 11 fera exécuter, de concert avec les préfets, les

«lois sur la conscription militaire et la conscription

«maritime.

«Art. II. — Pour tout ce qui est relatif aux délits de

«police correctionnelle, arrestation et punition des

«prévenus, les substituts des commissaires du gou-

«vernement de service près les tribunaux de police

«correctionnelle correspondront directement avec le

«général de division commandant;

«Ils seront tenus de lui communiquer toujours la

«plainte, et ensuite, s’il y a lieu, toutes les pièces

«de l’instruction et de la procédure, toutes les fois

«qu’il les requerra, ou lorsqu’ils jugeront l’affaire

«assez importante pour lui en donner connaissance, le

«tout cependant sans arrêter la marche de la procé-

«dure;

«Ils lui adresseront copie du jugement dans le jour

«où il sera rendu, soit qu’il condamne, soit qu’il ab-

«solve le prévenu, afin que, dans ce dernier cas, le

«général de division puisse s’assurer s’il n’est pas

«détenu pour autre cause.

«Art. III. — Pour ce qui sera relatif aux délits qui

«sont dans les attributions des tribunaux criminels

«ou spéciaux, les relations du général de division

«commandant auront lieu avec les commissaires du

«gouvernement près les tribunaux criminels, de la

«manière réglée par l’article précédent.

«Art. IV. — Pour ce qui sera relatif aux mandats

«décernés d’après le § V de l’art. Ier du présent ar- «rêté, le général de division commandant en ren- «dra compte sans délai au grand-juge, ministre de «la justice, et au ministre de l’intérieur.

«Art. VII. — Pour tout ce qui intéresse la police et

«la tranquillité des deux départements du Golo et du

«Liamone, les autorités civiles et administratives sont

«tenues d’informer directement le général de division

«commandant de tous les événements qui viendront

«à leur connaissance. De son côté, il correspondra,

«pour toutes ses opérations, et notamment pour tou-

«tes les attributions extraordinaires résultant du pré-

«sent arrêté, savoir, sur les lieux avec les préfets des

«départements du Golo et du Liamone, et avec le

«grand-juge, ministre de la justice, les ministres de

«l’intérieur et de la guerre.»

Le premier consul,

Signé BONAPARTE:

Par le premier consul, le secrétaire d’état,

Signé Hugues-B. MARET.

Le ministre de l’intérieur,

Signé CHAPTAL.

Morand fut au comble de ses vœux. Voici encore une lettre adressée à Lucien Bonaparte: elle est du 24 thermidor an XI (juillet 1803), alors que la police était en pleine activité :

«La Corse jouit de la plus parfaite tranquillité.

«La nouvelle organisation des tribunaux a fait le meil-

«leur effet. Tout fait présumer que les juges qui les

«composent justifieront la confiance du gouverne-

«ment.

«Il existe dans la Balagne et le Fiumorbo de nom-

«breux partisans des Anglais. Je vais profiter de la

«levée des cinq bataillons de chasseurs corses, or-

«donnée par arrêté du premier consul, pour les ral-

«lier au gouvernement, en nommant quelques-uns

«d’entre eux officiers. Des embaucheurs stipendiés

«par l’Angleterre avaient excité la désertion dans le

«3e 1/2 helvétique. Quarante déserteurs ont été ar-

«rêtés au moment où ils allaient s’embarquer pour

«la Sardaigne, ainsi que deux embaucheurs, dont

«l’un a déjà été fusillé, et l’autre se trouve en juge-

«ment.

«L’union et la bonne harmonie règnent entre les

«premières autorités civiles et militaires.»

Le général Morand gouverna despotiquement la Corse depuis 1803 jusqu’en 1810. Pour se maintenir dans son pouvoir et dans les 100,000 fr. d’appointements dont il jouissait, il inventait des conspirations contre la France et contre l’Empereur lui-même. Il en forgea une dans le Fiumorbo, qui coûta la vie à un grand nombre de citoyens: il en forgea une seconde dans la ville d’Ajaccio, où il impliqua des parents et des amis de la famille impériale. A cette occasion, le général Cervoni, commandant en chef à Marseille, écrivait à Saliceti, ministre à Naples: «Soyons con-

«tents, le général Morand fait le bonheur de la Corse:

«on y fusille au moins un homme par jour. Oh! que

«la haute-police est une admirable chose!»

Napoléon entendit enfin les plaintes et les gémissements de ses compatriotes. Il investit d’une mission de confiance le sénateur Casabianca, qui lui fit un rapport à la suite duquel le général Morand fut rappelé : sa disgrâce paraissait être définitive; mais à la sollicitation de sa famille, il fut envoyé à l’armée de la Poméranie suédoise, où il mourut d’un coup de canon en 1812. L’empereur gracia et mit en liberté les condamnés d’Ajaccio. La procédure instruite contre eux fut annulée par la Cour de cassation, dans l’intérêt de la loi.

De 1812 à 1814 la haute-police, en Corse, résida entre les mains du général César Berthier, frère du prince de Neufchâtel. Son administration fut vexatoire et odieuse comme celle de son prédécesseur. Son despotisme alla jusqu’à frapper des contributions forcées, ce qui amena une insurrection dans la ville de Bastia, le 11 avril 1814.

La Corse : documents historiques, législatifs et judiciaires (1768 à 1842)

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