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PAR QUELLE SÉRIE D’ANGOISSES ET DE DÉSAPPOINTEMENTS L’OBSERVATION A PRÉPARÉ LA VOIE A LA DÉCOUVERTE.

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HIPPOCE. Aphorism. I.

La vie est courte et l’observation coûte bien du temps et des peines.

Admettez que la personne sur laquelle j’ai fait l’observation que je vais décrire, m’est aussi bien connue que moi-même, que j’ai pu en recueillir le témoignage instant par instant, et annoter ses souffrances et ses désappointements comme sous la dictée; et vous ne vous éloignerez de la vérité que pour mieux vous placer au point de vue de la perspective. Je vais débuter par vous le faire connaître ce patient observateur de lui-même, comme je le connais tant au physique qu’au moral (intus et in cute):

La méthode de médication qui porte mon nom n’a jamais eu de plus fidèle et de plus consciencieux propagateur. Il lui était redevable, du rétablissement d’une santé jusque-là fréquemment compromise et d’un accroissement de force et de développement, qui semblait le rajeunir à mesure qu’il avançait en âge et transformer sa constitution débile, jusqu’à lui donner le droit de défier les plus ingambes et les mieux musclés. Sa recette, il l’avouait à tout le monde, se trouvait tout entière dans les prescriptions du système, que, par scrupule, et quand il n’en avait plus besoin même, il continuait à s’appliquer encore au grand complet, comme encouragement et garantie des conseils qu’il donnait aux autres. A ceux qui le complimentaient sur sa force et sa santé hors ligne, il répondait en riant: «Je défie la vieillesse! Pour me tuer, il faudra qu’on m’assomme ou qu’on m’empoisonne: Or, contre les assommeurs, j’ai mon poignet, et gare à qui s’y frotte; contre le poison, j’ai autour de moi un rempart de sympathie; on n’oserait jamais en empoisonner tant à la fois pour mieux en atteindre un seul. Cependant, ajoutait-il, pour que le poison nous atteigne, il faut si peu de fissures, que toute la surveillance du dévouement ne met pas plus les petits que les grands à l’abri de ses atteintes; mais, j’ai si souvent échappé aux tentatives et même aux accidents réussis de ce genre, que je suis presque autorisé à me croire pétri de l’argile de Mithridate, cuirassé par mes précautions et mes antidotes, et j’oserai dire par l’habitude, contre la puissance invisible et impalpable de cette arme aux mille pointes aiguës, aux mille tranchants subtils; en sorte que je n’ai à attendre la mort que de la main de Dieu, lui qui vous l’amène douce, sans regrets et sans agonie, empreinte d’un reflet de sa puissance et de son essence même, bienveillante enfin comme ce tendre adieu que rend si bien la formule: A revoir.»

Avec cette insouciance de l’avenir et cet emploi du présent, ses jours s’ajoutaient aux jours, sans avoir l’air de faire nombre pour les années; l’étude et la philanthropie s’en partageaient les heures; le temps ne lui manquait que pour marquer de points noirs le souvenir des mauvais jours que la fortune, l’ingratitude et l’envie ne lui avaient pas épargnés. Aussi, partout où les vents contraires le jetaient, il ne tardait pas à s’y trouver comme parmi les siens. Enfin, imaginer un caractère plus heureux, c’est possible; le trouver, ce serait difficile.

Et cela durait depuis vingt ans environ, lorsque presque subitement et dans le cours de ce bonheur intime, de ce bien-être du corps et de cette satisfaction de l’âme, il commença à lui apparaître des signes précurseurs d’un danger, mais des signes inexplicables, et qui plongeaient l’observateur dans une de ces perplexités qui finiraient à la longue par mettre en défaut le raisonnement et par paralyser la pensée.

Fort de corps et d’esprit pendant toute la journée, suffisant à un travail intellectuel de huit heures et à des visites nombreuses, mangeant avec appétit, digérant avec facilité, dormant d’un sommeil calme et non interrompu pendant trois heures, à peine venait-il de prendre, en s’éveillant, une gorgée d’eau sucrée, sa boisson favorite de nuit, qu’il se sentait en proie à des douleurs d’entrailles dont les symptômes étranges ne lui paraissaient susceptibles d’aucune explication raisonnable, et résistaient à tout ce qui lui avait si bien réussi jusque-là, en fait de médication. Il essaya de prendre sa gorgée d’eau sans sucre; mêmes effets que par l’eau sucrée. Il prit le parti de ne plus boire la nuit; il eut à souffrir horriblement de la soif, mais il n’éprouva pas d’autre symptôme. Ne pouvant plus s’en passer, force lui fut de reprendre sa gorgée d’eau, au milieu de la nuit; et dès lors, retour des mêmes tortures.

Vainement changea-t-on d’eau, et eût-on recours aux eaux du pays qui passaient pour les plus saines; rien ne réussit mieux.

Cependant il était entouré de tant de sympathies et de dévouements à toute épreuve, que la plus petite parcelle de soupçon, même d’un soupçon de negligence, n’aurait pu trouver place dans une explication. Le verre était pris au hasard parmi tous les autres verres, l’eau à la même carafe qui avait servi à tous les repas; et à laquelle chacun venait d’emprunter son verre d’eau à boire pour la nuit; le sucre sortait du même sucrier. Chacun se trouvait bien de toutes ces choses: lui seul en éprouvait chaque nuit les mêmes atteintes qui se manifestaient, tantôt sur-le-champ, tantôt au bout d’une demi heure; et, de mois en mois, chaque fois, ces symptômes semblaient prendre un caractère plus durable de gravité. L’épreinte étant dissipée au bout de quelques heures, la journée suivante se passait sans aucune réminiscence du fait de la nuit précédente. Il n’y a pourtant pas d’effet sans cause; et si l’effet avait eu une cause prise du côté de l’altération de la constitution et des progrès de l’âge, la même eau, le même verre, le même sucre, auraient produit, aux repas du jour, des symptômes proportionnellement plus alarmants que ceux de la nuit; que croire? c’était véritablement à en jeter au feu toutes ses connaissances acquises, et à envelopper, pêle-mêle, précautions et pensées dans une impassible résignation. Quant à la famille, elle en était dans une telle perplexité de soins, de prévoyances, de précautions et de désappointements, qu’elle concevait qu’on pût en pareil cas en perdre la tête. «Tenez, disait notre patient à sa famille, dans la journée, et alors que sa forte santé et sa philosophie avaient repris le dessus; vous ne le croirez pas, puisque j’hésite à le croire et à le dire; mais dans ces moments d’épreuves et immédiatement après avoir pris, la nuit, ma gorgée d’eau, je sens comme le sublimé corrosif me courir jusque dans la moelle des os. C’est incroyable à supposer; mais je le sens comme si c’était croyable.»

Et après chacune de ces crises nocturnes et subites, les forces revenaient le lendemain; sa santé reprenait tous ses avantages, ainsi que sa passion pour l’étude et l’observation. Cependant il était facile de remarquer que ces accidents, effets d’une cause indéfinissable, acquéraient de jour en jour des caractères d’une plus grande gravité ; lorsque, vers le 5 mars 1862, notre ami fut pris, ainsi qu’un autre membre de sa famille, de quintes de toux avec une violence telle, que le sang refoulé par les carotides, et comme par des espèces de coups de tangage, contre la tente du cervelet, semblait chaque fois menacer de luxer les vertèbres du cou; et que les expectorations les plus pénibles à arracher finissaient par jeter le malade dans une prostration complète, pour recommencer quelques minutes après. On attribua ce mal d’un nouvel ordre à une épidémie régnante de coqueluche, qu’avait déterminée un vent d’est, en condensant sur la localité, par un abaissement de température de — 6° à 7° centigr., les vapeurs d’une manufacture d’acides sous le vent de laquelle la famille se trouvait à cette époque.

Quoi qu’il en soit, à l’aide de son énergie habituelle et à force de s’excorier la peau par des applications de compresses d’eau sédative, il parvint, en moins de cinq jours, à se tirer d’embarras, ne conservant de ce terrible mal qu’une pectoriloquie prononcée dans la moitié supérieure du poumon gauche (signe évident d’une caverne) et une gênante difficulté de respirer de ce côté-là.

De temps à autre les effets de la gorgée d’eau nocturne revenaient avec leur énigme à deviner; et crainte d’avoir à en jeter sa langue aux chiens, et de perdre la confiance qu’il avait jusque-là inspirée aux autres, il en avait pris son parti, et il s’exerçait à ne plus y penser, afin de n’être plus tenté d’en parler à personne.

De son côté la fatalité, c’est-à-dire, la cause occulte de ces mystérieux phénomènes, comme dépitée de cette résignation et du peu d’effet de ces tentatives, semblait chaque fois augmenter progressivement la dose des souffrances; lorsque au milieu de la nuit du jeudi 15 au vendredi 16 mai 1862, et immédiatement après avoir pris un verre d’eau sucrée préparée avec toutes les précautions ordinaires, il se sent comme foudroyé, et n’a plus que la force d’appeler au secours: «Je me meurs, disait-il, dès qu’il put ouvrir la bouche; je suis cette fois frappé au cœur; mon pouls a des intermittences trop longues et trop irrégulières; je me sens défaillir à chaque instant; le poison me ronge le cœur et circule, comme par saccades, dans mes artères, du centre aux extrémités; il m’occasionne des douleurs ostéocopes jusque dans la moelle des os.»

On ne tarda pas à s’assurer que ces indications n’avaient rien d’imaginaire, à ses défaillances, à l’abondance de ses transpirations, à ses affaissements sur lui-même. L’épine dorsale pliait sur elle-même, comme par une espèce de ramollissement des os; les yeux s’enfonçaient dans l’orbite, et les tempes se creusaient de plus en plus. Il ne pouvait plus se tenir au lit que la tête plus basse que le corps.

Et cet état dura jusqu’au mardi, 20 mai, où sa famille, accourue en toute hâte sur un télégramme, se conformant au vœu qu’il avait fait d’aller mourir dans sa patrie ou d’y trouver le mot de l’énigme qui le torturait plus encore au moral peut-être qu’au physique, fit les préparatifs de départ, pour saisir le premier instant, où la pauvre victime aurait retrouvé la force de se tenir debout; et le départ eut lieu le 27 mai.

Tout sembla s’améliorer par le seul changement de climat, en dépit ou plutôt à cause de l’interruption forcée de toutes les habitudes du malade et de son genre de vie antérieur; mais chez lui la marche fatiguait encore la respiration; la plus petite course épuisait ses forces; le sang, pendant le sommeil et plus encore s’il baissait la tête, lui affluait vers la région du cervelet et vers les artères temporales, de manière à déterminer des soubresauts. A la première gorgée de soupe, le malade, jusque-là bien disposé, se sentait pris d’un malaise qui ne lui laissait que le temps de se jeter dans un fauteuil, où il tombait en syncope. Il lui prenait souvent de ces appréhensions de se trouver mal, qui sont bien pires encore que les défaillances réelles. Il chancelait au bout de quelques pas; tout lui tournait, comme s’il avait longtemps pirouetté sur lui-même, et ces symptômes d’étourdissements se reproduisaient pendant toute la marche. Il faisait souvent des efforts inouïs pour continuer une conversation empreinte de tristesse et des plus noirs pressentiments; il aurait volontiers demandé qu’il lui fût permis d’écrire ses pensées, plutôt que de les traduire en paroles; tant chaque émission de voix lui refoulait le sang vers la tète. A table, fréquemment on le voyait se tenir la tête sur les mains et les coudes sur la table, se plaignant que l’épine dorsale ployât comme sous son propre poids. A la suite de l’aloès, les déjections, au lieu d’être liquides et colorées en jaune, étaient d’un noir gluant comme celles que provoque le calomélas (mercure doux), et déterminaient au passage des ardeurs corrosives. Les selles devenues ordinaires étaient durcies et calcinées; elles ne passaient qu’à force d’excorier l’anus enflammé et de manière à paraître sanguinolentes.

D’autres fois, il lui courait, par saccades, comme des coagulations sanguines en petites boules, et suivant la direction des artères, dans les membres thoraciques et même pelviens; ce qui lui causait comme des soubresauts et des frétillations dans les embranchements des nerfs de ces régions.

Mais c’était à la région du pylore que les symptômes s’aggravaient, de manière à lui donner maint et maint souci; on eût dit qu’il se formait là un squirrhe, tant le passage du bol alimentaire s’y faisait avec une certaine violence et par des mouvements péristaltiques saccadés qui semblaient partir transversalement de la grande vers la petite courbure de l’estomac, pour venir frapper, par des coups de tangage, contre l’ouverture pylorique, où le désordre intestinal rencontrait un obstacle douloureux. Pendant quelque temps il se manifesta, à la région suspubienne, comme une tendance à la formation d’un sac herniaire et une menace d’une descente tantôt à droite, tantôt à gauche, et souvent des deux côtés à la fois, en sorte qu’il lui était devenu impossible de se pencher sans éprouver en ce point une douleur de mauvais présage.

Une nuit, et toujours après une gorgée d’eau, il se sent pris d’épreintes telles que jamais colique saturnine ne pourrait en causer, et qui lui arrachaient des cris de désespoir et de torture; le ventre ballonné semblait devoir en crever, comme par une solution transversale de continuité.

Plus tard, le 28 septembre 1862, par un temps lourd et précurseur d’orage, il revint de sa promenade habituelle sur les trois heures, dans un état d’agitation qui ne fit que s’accroître; il se sentait défaillir; ses jambes fléchissaient; il éprouvait dans les deux bras, mais surtout dans le triceps brachial et les muscles fléchisseurs du poignet, des soubresauts convulsifs, par deux ou trois saccades intermittentes, qui passaient peu à peu à un tremblement plus violent et plus durable. L’orage ayant éclaté, chaque détonation déterminait un redoublement de saccades et une plus grande violence dans les mouvements convulsifs. Tout se dissipa avec ce premier orage et reparut à l’arrivée d’un nouvel orage, qui éclata de cinq heures à cinq heures et demie du matin, et puis d’un troisième plus lointain qui eut lieu vers les sept heures de la même matinée.

Les 13 et 20 octobre, mêmes symptômes et soubresauts nerveux coïncidant avec un ouragan et des rafales violentes.

«Mais j’en suis à l’enfer de Clément XIV, se disait-il quelquefois, et pourtant je ne prends ni fruits, ni figues, ni rien qui me vienne du marché.»

Au reste il n’était pas le seul de son entourage, dont la santé fût une énigme à deviner depuis la même époque.

Un an auparavant, sa famille avait perdu, en douze heures de temps, une petite fille de deux ans, dans d’atroces convulsions qui lui tordaient le corps de mille manières les plus effrayantes, et dans lesquelles les médecins avaient tous reconnus les symptômes d’un empoisonnement à haute dose.

A peu près à l’époque des plus fortes crises du malade dont j’écris l’histoire, comme sous la dictée, un membre de la famille se sentait les os broyés et ne sortait plus de sa chambre; deux autres portaient à la joue un furoncle rongeant qui leur faisait tomber les poils de la barbe; et bientôt l’un des deux fut pris d’une maladie de poitrine qui l’a cloué au lit pendant trois mois et dont la convalescence fut bien plus longue.

Tout cela devenait si inexplicable que notre patient, qui jusque-là s’était voué au soulagement des autres, et avait rendu la santé à une foule d’affligés, avait fini par se récuser et par renoncer à toutes ses habitudes précédentes; se jugeant indigne de donner des conseils aux autres, lui qui n’en trouvait plus, dans l’arsenal de ses connaissances, pour parvenir à découvrir la cause occulte qui semblait faire pénétrer le souffle de la mort par toutes les fissures d’une maison où jusque-là, et en dépit de bien des tentatives, la santé s’était si bien préservée de toutes les atteintes, dans une vie laborieuse et exemplaire par la régularité de la conduite et la simplicité des goûts.

Contre les empoisonnements industriels

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