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DÉCOUVERTE INATTENDUE DE LA CAUSE DE TANT DE DÉSASTRES.

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Felix qui potuit rerum cognoscere causas!

VIRG. Géorg. II.

Heureux qui des effets découvre enfin les causes

Il y a un moment dans les circonstances critiques de la vie d’observation, où, à force de creuser la pensée, on finit par perdre le fil de ses idées et par ne plus penser du tout; à peu près comme le philosophe, lorsqu’il cherche à approfondir le problème de l’immensité de l’espace qui recule pied à pied ses limites, et de l’éternité du temps qui prolonge indéfiniment sa fin. C’est comme un de ces cauchemars dans la profondeur des ténèbres, où l’on s’enfonce sans cesse dans le vide, pour ne tomber jamais.

Telle était devenue la situation d’esprit de notre libre penseur. Il avait fini par abdiquer sa pensée, par ne plus cultiver que sa mémoire, par lire et apprendre, au lieu de créer et d’écrire, et par ne plus s’occuper de lui-même que pour émettre le vœu de pouvoir mourir d’un seul coup et non lambeaux par lambeaux, sans renier ses espérances dans un dernier délire, et sans démentir, parle moindre signe équivoque, un passé dont l’opinion publique lui accorde le droit d’être fier. «A quoi bon, se disait-il, épuisent-ils ainsi, pour m’éteindre, toutes les ressources les plus subtiles et les plus lentes de leur codex, ces pieux rivaux de Canidie et de la Brinvilliers? C’était bon tout cela contre Clément XIV, le vicaire du Christ, fulminant contre les blasphémateurs du nom de Jésus; c’était encore mieux contre Eugène Sue, ce brillant photographe de Rodin ! Mais moi que suis-je, pour que la fatalité qui préside à ces exécutions mette tant de raffinements à me faire souffrir, et qu’elle prenne la souplesse du serpent ou des peaux rouges, pour parvenir à se glisser dans l’ombre, et sans le plus petit frôlement, jusqu’à mon cœur? Pourquoi ne pas en finir avec moi d’un seul coup, comme cela a eu lieu avec la protestante duchesse de Nemours qui n’eut qu’à s’affaisser sur elle-même; avec la duchesse d’Orléans qui, quoique protestante et de plus philosophe, ne souffrit pourtant pas une seconde de plus que sa belle-sœur? Pourquoi moi qui par mon âge suis censé avoir un pied dans la fosse, ne suis-je pas expédié avec plus de sans-façon que les jeunes rois du Portugal, qui ont semblé s’appeler un à un dans la tombe, sitôt morts que couronnés, jusqu’à ce qu’enfin le peuple, à qui rien n’échappe, ait intimé à Loyola de ne plus continuer son œuvre, et rendu la police et les ministres responsables de la mort de leur jeune et nouveau roi devenu tout-à-coup le dernier de sa race?

» Au lieu de cet empoisonnement lent et goutte goutte, est-ce qu’on n’a plus à sa disposition, dans l’officine des rigueurs salutaires, la ressource de morts plus expéditives, avec l’étiquette banale de fièvre typhoïde ou d’anévrisme au cœur; comme il en a été pour l’empereur Nicolas, schismatique, ou pour le prince Albert, obstacle protestant à certain projet avorté ? L’égalité devant la mort ne me permet-elle pas de viser si haut, à moi, chétif ouvrier de l’œuvre du progrès, que tant de gens abhorrent? Est-ce pour humilier mon savoir aux yeux de tous qu’on prolonge ainsi et à petites doses les angoisses de cette énigme? Mais il me semble que cette lenteur à sortir son effet est encore plus à la honte du sacrificateur que de la victime, qui en brave l’inhabileté ? J’avoue que ma perspicacité est en défaut, non sur la nature de mon mal, mais sur la filière par laquelle il m’arrive. Et je laisse à ceux qui sont moins distraits que moi par la souffrance, d’en surprendre la cause sur le fait ou de la deviner. »

Tel était le sujet de ses conversations ordinaires; lorsqu’un jour, et alors qu’on désespérait le plus de pouvoir s’éclairer à ce sujet, un trait de lumière vint, par un hasard inattendu, pénétrer dans ce chaos de perplexités, dans ce labyrinthe d’effets sans cause apparente.

Je venais d’apprendre que, dans certaines localités, on raffinait le camphre, ainsi que d’autres substances alimentaires et médicinales, côte à côte de la fabrication du sublimé corrosif et des sels arsenicaux; et cela dans la même usine, avec les mêmes employés, les mêmes moyens de déplacement et de transport, d’emmagasinement et d’emballage. Il paraît en effet que la concurrence a rendu les profits du raffinage du camphre si minimes, pour qui n’a que cette corde à son arc, que, dans bien des endroits, on a associé l’exploitation de ce produit avec la fabrication des sels si délétères de mercure et d’arsenic, sels qui sont devenus des articles d’un grand débit, depuis que la teinture a trouvé le secret d’en obtenir de brillants effets et des couleurs éclatantes.

Le morceau de camphre dont on faisait usage dans la maison de notre souffrant, provenait de l’une de ces usines maudites; vous touchez presque du doigt maintenant le mot de l’énigme et vous tenez le fil de cette odyssée de difficultés. Notre pauvre victime avait l’habitude d’écraser chaque nuit sous la dent un tout petit grumeau, un grumeau insignifiant de ce camphre, avant de prendre sa gorgée d’eau; cette habitude lui avait porté bonheur les vingt premières années; il n’avait aucune raison de s’en départir depuis trois ans. Mais jamais il ne lui serait venu dans la pensée qu’on pût attribuer, à une si petite quantité d’une substance que le raffinage épure, la cause des épreintes, des appréhensions, des défaillances, des intermittences du pouls, des accès de fièvre cérébrale, de ce cortège enfin de tous les maux qui suivait, tantôt immédiatement, tantôt à intervalles plus ou moins éloignés, la prise d’une simple gorgée d’eau. Que sa pensée ne se soit pas portée sur une aussi petite chose, cela paraîtra surprenant à présent qu’on sera mis au courant et sur la voie de l’explication; et nous sommes les premiers à nous sentir humiliés de ne pas avoir soupçonné que la cause de tous ces maux fût dans l’insouciance des intérêts de la santé publique, pour ne pas dire dans la connivence et la quasi-complicité de la concurrence industrielle, qui ne recule devant aucun élément de gain, dût-elle en être la première victime, avec tout ce qui l’entoure et dans ses plus chères affections.

Quoi qu’il en soit, notre système d’investigation nous était tout tracé, pour évaluer cette révélation si inattendue.

On substitua, à l’emploi de ce camphre si bien raffiné en empoisonnement, celui du camphre brut à la même dose; et dès lors pas le moindre signe, pas le moindre symptôme des déplorables effets que le malade ressentait à chaque gorgée d’eau qui accompagnait primitivement la prise de ce médicament. On reprit le camphre raffiné de cette façon: réapparition de tout le cortège des précédents symptômes. On renonça tout à fait à l’usage de ce camphre raffiné, et peu à peu, d’amélioration en amélioration, la santé primitive revint avec toute la force de la constitution, avec des nuits exemptes de perturbations et de secousses.

Nous soumîmes alors le camphre raffiné de cette provenance à des essais analytiques: On ne s’attend pas, sans doute, que nous y ayons retrouvé des indications mesurables et pesables de la substance vénéneuse; car, pour obtenir des indications sur cette échelle, il aurait fallu supposer, dans ce camphre, la présence de doses telles, que la première prise aurait dispensé éternellement de la seconde, et que l’effet obtenu ainsi et d’un seul coup aurait immédiatement, sans doute, fourni le signalement de la cause. Cependant ce camphre renfermait des quantités de sublimé corrosif assez fortes pour que l’emploi du cuivre décapé comme précipitant, en rendît la présence appréciable à la vue; en effet la dissolution alcoolique de ce camphre ( et dans un alcool pur comme réactif) abandonnait, çà et là, sur la surface bien décapée du cuivre, en s’évaporant à l’air libre, des taches (tantôt plus grandes, tantôt plus petites, tantôt distantes, tantôt rapprochées) que le frottement rendait blanches et brillantes comme de l’argent, indice d’un amalgame de mercure avec le cuivre. Il est vrai que les dissolutions ferrugineuses sont capables d’enduire le cuivre décapé d’une couche d’un blanc d’acier approchant de l’argent; mais ce blanc, toujours bleuâtre ou terne, n’acquiert jamais, parle frottement, le brillant de la tache mercurielle; ensuite ces taches ferrugineuses se rouillent au lieu de disparaître par évaporation, quand on soumet le cuivre à l’action de la chaleur, au-dessus de la lampe à esprit-de-vin. Mais enfin notre dissolution alcoolique était exempte de sels de fer et de la plus grande pureté possible quant au menstrue; et si le camphre avait renfermé du fer, il aurait été taché de rouille, à force d’être resté exposé à l’air et à l’humidité.

Devant cette double démonstration expérimentale et chimique, je restai, je l’avoue, un instant comme abasourdi, dans une espèce de prostration de la pensée et comme dans l’anéantissement du désespoir.

«INFERNALE COMBINAISON, si le fait est intentionnel! DÉPLORABLE INSOUCIANCE, s’il n’est qu’industriel!

Fatalité acharnée après Clément XIV! tues distancée par cette nouvelle fatalité ; et la longue habileté de tes machinations d’alors n’est qu’une maladresse en comparaison de celle de ces derniers jours. Pour piquer, avec la pointe empoisonnée d’une aiguille, les figues destinées à la table du Pontife, il fallait une main coupable et toujours exposée à être prise sur le fait. Ici point de coupable à découvrir, si ce n’est le droit qu’a l’industrie de prendre ses couleurs où elle veut, pour brillanter les dessins de tes robes, de tes chasubles, de tes mitres, de tes tentures, de tous ces oripeaux sacrés de toute espèce que tu protéges et accables de tes faveurs. Ta haine contre un système ne s’exerçait ainsi à mort que sur le compte de l’industrie. La main qui frappait ne touchait pas celle qui condamnait. Point de coup d’œil significatif, point de signe de doigt; la machine une fois en mouvement fonctionnait comme la volonté ; elle s’en appropriait la responsabilité personnelle et mettait à néant tout soupçon de culpabilité !

Et pour se venger ainsi d’un homme, en perdant son système, on risquait d’immoler, sur sa tombe, des hécatombes de ceux qui jusque-là s’étaient trouvés si bien de ses indications! C’est infernal! plus qu’infernal! Elle a bien raison, cette fatalité de s’être arrogé le droit de porter à son chef une corne d’orgueil de plus que le diable! car jamais l’enfer n’est parvenu à mettre la responsabilité de ses machinations si bien à couvert, pour tromper les hommes et Dieu lui-même.

Aussi, quel silence avait succédé tout à coup, sur toute la ligne, à la tempête qui, depuis vingt ans, s’est déchaînée presque toutes les semaines contre le système inauguré par l’homme, que, depuis cinquante ans, Loyola ne perd pas de vue un seul instant! Plus de dénonciations médicales contre les braves gens qui se font les infirmiers bénévoles et généreux du nouveau système! plus de piéges pharmaceutiques tendus, dans un but qui excusait les moyens, contre les droguistes bien achalandés et sans méfiance aucune, lesquels, sans s’en douter, étaient signalés par le chaland lui-même, comme ayant vendu au poids médicinal, c’est-à-dire, à quelques centigrammes de moins, la substance la plus inoffensive que l’on pût considérer, sous un jour ou sous un autre, comme ayant un caractère de médicament! On ne voyait plus, aux vitrines d’étalage, ces figures patibulaires d’individus patentés ou diplômés, qui, désertant leur officine d’apothicaire, s’en vont, de rue en rue, courir la pieuse et la plus lucrative carrière d’espions, furets de la conférence ou de l’œuvre de Saint-Vincent, adeptes du titre de l’eau de mélisse ou du chocolat de santé. En un mot plus d’attaques au palais de justice ou dans les journaux! plus de bénoits griffonnages à tant le rôle ou à tant la colonne!

A la veille d’un grand événement combiné dans l’ombre, tout semblait dormir à l’entour du système, et la mer des tribulations, et les vents en robe courte, et Neptune aux trois ou quatre cornes.

Mais, dès l’apparition de cet écrit qui doit éventer la mèche, à ce silence, vous allez le voir, va succéder un grand bruit dans l’empire des ombres; tout va s’y remettre à bourdonner, à battre l’air, à piquer, comme dans une ruche en proie à de soudaines et sourdes agitations. Car la bonne étoile qui veille sur moi dès mon berceau, vient, pour la vingtième fois, de déjouer les plans de la fatalité qui, depuis près de cinquante ans, s’acharne après mon existence, et dont vingt fois, par un simple coup de plume, j’ai déjà paré les coups les plus habiles et réputés les plus sûrs et les plus inaperçus. L’enfer s’est encombré depuis cinquante ans de ses séides; ils ont passé devant moi comme des ombres fugitives, ces milliers d’enfants du Vieux de la Montagne, tandis que moi, à l’âge de près de soixante et dix ans, je relève encore fièrement la tête pour fixer Dieu dans son soleil, Vous me pardonnerez cet accès d’orgueil et de satisfaction intime, en vous rappelant l’épigraphe de ce chapitre:

Heureux qui des effets découvre enfin les causes!

(SURTOUT QUAND CES EFFETS SONT A PETITES DOSES).

Contre les empoisonnements industriels

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