Читать книгу Les enfants du Platzspitz - Franziska K. Müller - Страница 10

Un début sans fin

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Cette histoire d’un romantisme non conventionnel débutait sous les meilleurs auspices, mais les années difficiles ont tout détruit, prenant le bien pour un mensonge et l’heureuse coïncidence pour une manipulation. Sans ma venue au monde, le malheur de mon père aurait peut-être été moindre. Mais les choses ont tourné différemment. Aujourd’hui, les souvenirs des débuts d’un bonheur qui s’est transformé en tragédie nous font pleurer. Il a donné à ma mère tout ce qu’il avait. Amour. Confiance. Sécurité. Pendant des années, il a tenté l’impossible pour la sauver, acceptant d’incroyables tortures mentales, des dommages physiques et financiers. Une personne remplie d’espoir peut endurer beaucoup, mon père avait atteint les limites de sa capacité à souffrir. Reconnaissant presque sans y croire ce qui se passait réellement, toute la légèreté lui a ensuite échappé. Consterné, il posa un regard sur sa vie cent fois trahie. Une accumulation de circonstances hostiles et cruelles avec des conséquences catastrophiques, causée par une personne pour qui la drogue a toujours été plus importante que tout.

Aucune excuse, aucun prétexte ne justifie la dépendance de ma mère. Le partenaire, l’enfant valaient mille fois moins qu’une dose d’héroïne. Une vérité qui paraît presque simple. Mais l’incrédulité face à cette réalité que l’on essayait désespérément de combattre, a empoisonné nos cœurs. Aujourd’hui, l’amertume et la haine pèsent encore lourdement sur mon pauvre père, et il trouve rarement la force de revenir sur les meilleurs moments des premières années, tout comme ils n’existent plus que faiblement pour moi, comme des souvenirs qui s’estompent et dont j’ignore parfois s’ils correspondent à la réalité ou s’ils relèvent de la simple imagination. Dans ces moments d’oubli, je sors un album photo, preuve en images et en écriture d’un temps plus doux.

La couverture montre un berceau richement décoré d’un auvent en dentelle. Un bébé bienheureux, couché sur des oreillers, regarde avec de grands yeux. Tout autour, des colibris, des oiseaux colorés et des fleurs de cerisier volent dans un ciel printanier. Sur la première page du livre, écrit au feutre bleu, on peut lire : « Michelle Halbheer, née le 14 mai 1985, 50 cm, 3,8 kilos, enfant en bonne santé. » Le faire-part de naissance collé a été conçu par la jeune mère elle-même. Elle a tricoté de minuscules pulls en laine rose, en utilisant deux cure-dents comme aiguilles à tricoter.

Le bébé à la peau sombre et aux cheveux crépus et doux s’est glissé de façon inattendue dans la vie de ses parents. Son annonce fut un triomphe, mais aussi un miracle médical. Sandrine ayant toujours affirmé qu’elle ne pouvait pas tomber enceinte en raison d’une lésion des trompes de Fallope, mon père ne prenait aucune précaution dans leurs relations intimes. La joie de mon arrivée fut grande, comme on me l’a souvent affirmé. On me voit endormie sur la poitrine d’un papa très fier, ou assise avec contentement sur une chaise haute. Ma croissance a été reportée dans un carnet pendant les premiers mois, mais c’était trop fastidieux pour ma mère et elle a vite laissé tomber. Mon premier mot a été enregistré. En mémoire des années de privation qui allaient suivre, elle avait un sens parfait : « Plus. » Les cadeaux que j’ai reçus, ont été minutieusement notés : des petites pantoufles, un ours en peluche que je possède encore, et de minuscules boucles d’oreilles en or en forme d’éléphant, qui ont été vendues depuis. La première petite fleur que j’ai cueillie pour maman a été pressée et collée, elle aussi a disparu au fil du temps. Une tache de colle séchée me rappelle ce geste d’affection restée sans limite pendant si longtemps.

J’aimais ma mère plus que tout, je m’en souviens avec douleur et mélancolie. Elle sentait si bon. Elle me tenait en l’air, et je lui faisais aveuglément confiance. Elle me couvrait de baisers, me serrait de ses bras, elle était sans limite dans son amour pour moi, toujours à la recherche du bonheur qu’elle semblait percevoir, tout comme le malheur, plus fortement et plus intensément que les autres, comme à travers une loupe. Pour moi, les bons souvenirs symbolisent la tentative de ma mère de mener une vie normale. Cette résolution a brillamment échoué. Les quelques beaux moments de cette époque ressemblent aujourd’hui à une triste nécrologie de tout ce que j’ai perdu par la suite.

Après leur mariage, mes parents ont déménagé dans un petit lotissement de la banlieue de Zurich. Le souhait de mon père d’une vie bien réglée et presque bourgeoise semblait s’être réalisé. Les pelouses entre les maisons modernes étaient propres et verdoyantes, les autres jeunes familles qui y vivaient avec leurs enfants appartenaient à la classe moyenne, tout comme nous, et la femme à la peau sombre avec le mignon bébé était une invitée bienvenue dans les maisons bien entretenues des autres mères. Je me souviens de voyages avec mes parents, d’un été sans fin, avec une pataugeoire dans le jardin et un bac à sable soigneusement recouvert pendant la nuit. Ma mère me lisait des histoires et m’apprenait les premières chansons. Les voix de mes parents, se taquinant, se disputant et s’embrassant ensuite en riant, restent à jamais dans ma mémoire.

Mon père travaillait comme maçon à la tâche, ma mère était femme au foyer. Elle cuisinait les meilleures escalopes à la crème du monde. Elle était une tricoteuse talentueuse et ma garde-robe était élaborée en conséquence. Une fois, elle a préparé des cookies et elle m’a permis de pétrir du beurre, de la farine et des œufs. Puis ensemble, nous avons découpé des animaux et des étoiles dans la pâte jaune dorée, et nous avons tout mangé avant que papa ne rentre à la maison, sans se douter de rien. L’appartement, inondé de lumière et moderne, était nettoyé chaque semaine, ma chambre était peu meublée, mais toujours propre et nette. Pour mon anniversaire, ma mère invitait les enfants du voisinage et leur servaient un gâteau fait maison. Les années suivantes, ils sont tous restés à l’écart, car mon domicile était déclaré zone dangereuse et il leur était interdit d’avoir des contacts avec moi.

La jeune Sandrine portait des vêtements tendance dans le style New Wave, et elle possédait toute une collection de chaussures à hauts talons de toutes les couleurs. Les photos montrent une jolie femme bien soignée. Seul le regard – intelligent et insolent – laisse deviner une préoccupation autre que la simple pensée de satisfaire son mari, son enfant et ses voisins. Était-ce une simple façade joliment peinte qui pouvait s’effondrer à la première rafale de vent ? Que se passait-il vraiment en elle ? Les circonstances ordonnées étaient-elles une erreur, une méconnaissance de sa personnalité ? Les jolis rideaux, la pelouse soigneusement tondue, la routine et les obligations ont-ils nourri le tumulte en elle, ont-ils accéléré l’envie de tout abandonner ? Combien d’heures est-elle restée à regarder par la fenêtre, le bébé dans ses bras, à s’ennuyer et à se vider dans une existence où elle n’était pas à sa place, dans l’espoir fervent que quelque chose se produise enfin ?

Avec l’accord de mon père et la volonté de changer de vie, ma mère a bientôt travaillé dans un bar deux fois par semaine. À plusieurs reprises, elle avait signalé des attaques racistes et rentrait ivre, mais elle ne voulait en aucun cas abandonner cette activité, m’a dit papa plus tard. Un soir, un incident dramatique s’est produit : après avoir été harcelée par un invité régulier, en une fraction de seconde ma mère a fracassé un verre de bière sur le bord de la table, en attaquant violemment son adversaire avec cette arme mortelle. L’homme gravement blessé a dû subir une opération de cinq heures et a ensuite engagé des poursuites contre ma mère. Elle a cependant été acquittée par le tribunal qui a déclaré l’état de légitime défense. Je ne sais pas exactement si cet incident est responsable de la fureur de ma mère, mais je me souviens de cet évènement violent comme d’une rupture dans la vie de mes parents encore jeunes, et on peut supposer que ma mère est à nouveau entrée en contact avec des drogues dures au plus tard à ce moment-là. Suite à un examen médical, elle apprit qu’elle était séropositive. À la fin des années 1980, ce diagnostic était une condamnation à mort rapide.

Selon moi, ma mère était enceinte à ce moment. Les médecins ont dit aux parents que le bébé ne survivrait pas à la naissance ou aurait une vie courte et douloureuse en raison du risque élevé d’infection. Comme les efforts de la grossesse et de l’accouchement risquaient de déclencher la maladie du sida, en laissant des enfants orphelins de leur mère et un mari veuf, mes parents – m’a-t-on dit plus tard – ont décidé, le cœur lourd, de faire avorter la grossesse. Cela s’est passé le jour anniversaire de mon père, qu’il n’a plus jamais fêté après ça. L’enfant à naître a été sacrifié au bénéfice de la mère et de la femme. Les détails et les conséquences dramatiques de cette décision ne me sont pas connus. Je me souviens que ma mère m’a comblée de cadeaux à son retour de l’hôpital, un geste que je ne savais pas interpréter à mon âge, mais les mois suivants, j’ai remarqué que les parents pleuraient beaucoup et se disputaient violemment de plus en plus souvent.

Le comportement explosif de ma mère était du plus en plus fréquent, même à l’état sobre, et éclatait souvent dans ses relations avec moi. La colère pouvait être déclenchée par une simple étincelle, et une contrariété pouvait facilement dégénérer en folie furieuse. Elle semblait avoir perdu la tête dans de telles situations, et on devinait les pouvoirs énormes de cette femme si elle devenait violente.

Pendant les quatre premières années de ma vie, mon existence semblait ordonnée : Les photos de ma petite enfance montrent une fillette vêtue d’une robe brodée traditionnelle, assise sur un tricycle jambes écartées, ou soigneusement coiffée, en train de déguster une glace, ou brandissant un ours en peluche. Aujourd’hui, je sais que l’idylle avait déjà des fissures invisibles, car peu après, ma mère a pris des instantanés surréalistes, signe d’une perception différente du monde : des plantes d’intérieur qui semblent fondre, une grimace surexposée et un visage en forme de flaque multicolore – une image que je ne peux attribuer à personne. D’autres photos me montrent courant dans le jardin, poursuivie par deux gros chiens, ou le regard apeuré, assise en détresse sur un poteau d’escalade à une hauteur vertigineuse et sans aucune sécurité. Les photos portaient des remarques. Plus tard, sous l’emprise de la drogue, elle les a rayées en les remplaçant par des commentaires confus avec des mots honteux. Aujourd’hui, plusieurs pages de l’album sont tachées de sang.

À mesure que ma mère maigrissait, sa silhouette gracieuse jetait des ombres de plus en plus longues sur notre existence, et l’imprévisibilité est entré dans ma vie. Pour mes cinq ans, nous sommes allées ensemble dans la ville voisine faire des photos pour mon premier passeport. Bien coiffée et bien habillée, je marchais dans l’attente enthousiaste de cet évènement en la tenant par la main jusqu’à la cabine photo. Ma mère me permit de tourner le siège pivotant et de mettre la pièce de monnaie dans la fente. En posant, la mine sérieuse, le flash m’a aveuglée. Après que la première bande de quatre petites photos ait atterri dans l’ouverture prévue à cet effet quelques minutes plus tard, ma mère a décidé de réaliser une deuxième série de photos toutes les deux ensemble, qu’elle a appelée « photos amusantes ».

Assise sur ses genoux, le rideau tiré à l’abri des regards indiscrets, dans cette intimité j’ai perçu pour la première fois son odeur comme inhabituelle. Cette femme, sur les genoux de laquelle j’étais assise, ne sentait pas comme ma mère. Elle transpirait abondamment, forçant ma joue contre son visage humide. J’ai essayé de me libérer de l’étreinte en me détournant. Déjà en colère, elle m’a ordonné de rire en me frappant la tête, un avertissement, récurent ces derniers temps, pour obéir à son ordre. Les photos de passeport montrent la mère et la fille, riant, blotties l’une contre l’autre, un seul cœur et une seule âme. Je savais déjà que c’était un mensonge.

Le souhait de ma mère de s’installer à la campagne aurait pu être bénéfique. Dans un élan de raison, elle essayait d’éviter les risques et les dangers qui se cachaient près de la ville. En réalité, elle craignait le contrôle social, son comportement de plus en plus étrange n’échappant pas au voisinage. Le petit village était situé dans l’Oberland bernois. Seules quelques fermes étaient dispersées dans le paysage verdoyant, et une laiterie, un restaurant avec terrasse et une petite boutique bordaient la place principale. Il n’y avait aucun moyen de transport publique. L’ancienne ferme se dressait dans un petit hameau, dans un paysage rural idyllique. Afin de créer deux unités d’habitation, les propriétaires avaient construit une paroi en bois à travers le bâtiment qui se trouvait maintenant divisé en de nombreuses petites pièces réparties sur plusieurs étages.

Au début, les voisins étaient amicaux avec nous, mais les années suivantes, ils ont été les témoins de scènes incroyables et d’interventions de police, qui leur ont causé horreur et mécontentement. Deux jours après notre emménagement, maman a peint la cuisine en jaune. Ce fut, à mon avis, la seule décoration intérieure de ces années-là. Au début, quelques règles agrémentaient le quotidien, l’usage de la télévision était limité, je portais des vêtements propres, je devais me brosser les dents. Mon père et ma mère veillaient à ce que je me comporte de manière correcte dans mes relations avec les autres, mais – je m’en souviens maintenant – ma mère pensait qu’il était important que les adultes ne soient pas acceptés sans réserve comme des personnes en position d’autorité, et que les enfants aient également le droit de contredire et d’exprimer leurs propres pensées et, en ce sens, qu’ils puissent également exprimer des critiques.

Elle m’encourageait dans cette attitude. En d’autres occasions elle me réprimandait vivement. Un jour, j’ai arraché les ailes d’une mouche. Ma mère, horrifiée, m’attrapa par les cheveux et me demanda si elle devait m’arracher un cheveu pour que je puisse sentir la douleur de la mouche maltraitée. Je secouai la tête désespérément et pris à cœur de traiter tous les êtres vivants avec le même respect à l’avenir. De tels souvenirs déclenchent en moi un sentiment brûlant, car ils révèlent la personnalité de ma mère et son désir de m’enseigner des valeurs à l’époque.

Notre mode de vie ultérieur n’a pas contribué à améliorer la tolérance d’une communauté villageoise dans laquelle aucun autre étranger ne vivait, et où les problèmes familiaux se traitaient traditionnellement derrière les portes closes. Mais avant même que les choses ne dégénèrent à la maison, les nouveaux arrivants provoquaient déjà des commérages. Leurs suppositions et leurs jugements défavorables portés sur les deux membres féminins de la famille à l’apparence exotique m’étaient transmis sans filtre par leurs enfants. Même à la maternelle, je restais toujours seule, avec le deuxième étranger, un garçon qui préférait jouer dans le coin réservé aux poupées. Les autres enfants refusaient de me toucher avec l’argument que j’étais sale. La preuve ? Ma peau sombre.

J’ai raconté cet incident à ma mère, et à cette occasion elle m’a défendue en se présentant à la maternelle dès le lendemain. Elle a convoqué tout le monde dans les lavabos, s’est moussée les mains avec du savon en invitant filles et garçons à lui laver les mains. Ils ont essayé d’enlever la saleté de la surface de la peau de ma mère et ont découvert que la supposée saleté n’était évidemment pas lavable, même avec beaucoup de savon, leur prouvant ainsi que la raison de la couleur foncée de la peau était autre. Cet épisode les a convaincus de pouvoir jouer, au moins parfois, avec moi. Mais l’aversion de certains villageois est restée intacte, et je me suis vite retrouvée sans protection maternelle contre les attaques de certains de mes camarades par la suite.

Mon père travaillait dix heures par jour. Ma mère restait exigeante et orgueilleuse dans ses désirs d’un homme qui devait passer du temps avec sa famille, mais qui, d’un autre côté, devait gagner assez d’argent pour lui permettre une vie sans soucis. La deuxième année à la campagne, je ne me souviens que de rares moments avec ma mère à mes côtés. Je me rappelle d’elle souvent endormie. Dans un éternel état de crépuscule, incapable de faire quoi que ce soit, elle buvait désormais régulièrement du sirop dans une petite tasse. C’était de la méthadone, un opioïde synthétique qui n’empêchait pas de nombreux toxicomanes de continuer ou de recommencer à consommer des drogues dures, comme je le sais aujourd’hui. Les mouvements au ralenti, la langue engourdie et le regard brouillé, auparavant si vif de ces yeux cerise noir, ma mère s’endormait au milieu d’un mouvement. Lorsque j’essayais de la réveiller sous le prétexte infantile d’avoir faim ou soif, elle réagissait avec colère, niant catégoriquement avoir dormi, une déclaration liée à la demande expresse de ne rien dire à papa. Je suis devenue une confidente silencieuse de son infinie fatigue, qui, à mon avis, a rendu bien des choses moins importantes : son affection, sa compassion, son rire, sa vivacité et sa beauté.

Et pourtant, c’était ma maison, et la façon dont ma mère agissait, ma normalité et ma vérité. La conviction que j’avais une vie familiale normale, que le monde des adultes fonctionnait de cette manière ou d’une façon similaire, m’a longtemps accompagnée. Certes, les occasions de comparer étaient rares. Je ne connaissais rien du mode de vie des autres personnes, ni de leur comportement les unes envers les autres, car nous avions peu de contact avec les villageois. Cependant, au jardin d’enfants, j’avais remarqué que les autres portaient des petits sacs avec du pain emballé ou des morceaux de gâteau qu’ils mangeaient pendant la pause. Mon sac à bandoulière était presque vide. La deuxième différence concernait les coiffures des filles. J’étais impressionnée par les cheveux blonds ou bruns des filles, coiffés impeccablement dès le matin par leurs mères, lissés soigneusement avec un peigne humide et séparés en deux tresses par une raie bien droite. Mes cheveux emmêlés pendaient le plus souvent sur mes épaules. Afin de m’intégrer, peut-être aussi pour feindre une attention qui n’existait que rarement, j’ai commencé à me coiffer toute seule. Résultat, une raie en zigzag, des tresses tordues et des barrettes attachées n’importe comment dans mes cheveux, a suscité peu d’enthousiasme à mon retour pour déjeuner. Au bord d’un accès de rage, ma mère a commencé à défaire silencieusement l’œuvre d’art et à la peigner grossièrement à partir du milieu de la tête. Avec des cheveux épais et bouclés, c’était douloureux, comme elle ne le savait que trop bien elle-même. Je sentais sa colère à travers ses gestes et je compris instinctivement qu’elle voulait me punir pour sa propre incompétence.

Sa façon de penser et ses réactions devenaient de plus en plus imprévisibles. Petite, je ne pouvais pas l’exprimer ainsi, mais de plus en plus souvent l’insécurité et la peur m’envahissaient quand ma mère était près de moi. Le désordre et les ordures se répandaient dans la maison et le ménage était rarement effectué. Les chattes mettaient bas leur portée dans le seul endroit qu’elles pensaient être assez propre : mon armoire. Mon père se berçait encore d’illusions dans le faux espoir que l’horrible chose ne pouvait pas être vraie, et se concentrait sur les transgressions évidentes de sa femme qui avait développé une addiction prononcée pour le shopping. Malgré les admonestations et les supplications, elle a consommé pendant des mois presque sans discernement ce que le commerce avait à offrir. Elle participait à des systèmes de vente pyramidale et commandait des articles, inutilisables pour la plupart, par le biais du téléachat : coussinets de soutien-gorge, plumeau, fouet électrique et postiches exotiques de toutes les couleurs ont bientôt rempli la maison, tandis que l’essentiel manquait de plus en plus. Un jour, mon père a découvert cinquante flacons de parfum de marque dans une cachette, et deux semaines plus tard, un camion a livré trois cents boîtes de nourriture pour chats.

Papa était hors de lui, surtout parce que le réfrigérateur était presque vide, à l’exception de quelques pommes de terre pourries. De plus en plus souvent, après le travail, il faisait la vaisselle, me préparait une assiette de riz ou de pâtes, puis m’apportait l’amour et l’attention dont j’avais besoin. Ma mère ne cuisinait plus que rarement, et c’était le plus souvent immangeable. Elle ne pouvait plus accomplir les tâches les plus simples – plier un vêtement, brancher l’aspirateur ou tartiner un sandwich – comme les plus importantes. Des années plus tard, j’ai lu un article sur une recherche scientifique du début des années quatre-vingt : une araignée en bonne santé, qui jusqu’alors tissait des toiles parfaites, recevait de minuscules quantités d’héroïne, dont la proportion correspondait à la consommation d’un être humain. Très vite, les nouvelles toiles ont présenté des irrégularités, et après quelques semaines l’animal ne créait plus que quelques fils désordonnés, une triste structure. Incapable de capturer ses proies, elle provoquait ainsi sa propre mort – et celle de sa progéniture. Pendant cette période, j’ai failli mourir d’un grave empoisonnement du sang. Pendant des jours, ma mère a cru que mes douleurs extrêmes et mes nausées n’étaient que simulations. Finalement, à l’hôpital, les médecins urgentistes ont dit que l’empoisonnement s’était propagé à la hanche et au système lymphatique. Ils ont blâmé mes parents, les alertant que je n’aurais pas survécu une nuit de plus. J’ai dû subir plusieurs rinçages des genoux sans anesthésie. J’étais à l’agonie et devant mes cris, ma mère s’est évanouie de façon théâtrale.

Le mal a inexorablement fait son chemin dans notre vie. Rétrospectivement, je peux dire que ma mère ne s’est pas battue. Ni pour elle ni pour nous. Elle avait l’expérience des drogues dures, elle savait que le drame advenait après un certain laps de temps, et que dans ce délai de grâce où règne le sentiment de fausse liberté, tout peut être nié et dissimulé, même si la vérité est évidente. Elle savait qu’il fallait affronter les débuts de toutes ses forces, sinon le malheur détruirait tout : humanité et bienveillance, respect et moralité. Elle le savait, quand elle s’est faite sa première injection suivie de milliers d’autres, avec toujours les mêmes justifications et en voulant rendre mon père coupable par des accusations silencieuses. Elle mentait, trichait et volait ceux qui croyaient en elle sans vouloir admettre les choses terribles qu’elle faisait. Non pour épargner mon père, mais pour échapper à ses critiques, ma mère a caché les faits jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Impitoyablement, je fus emportée dans l’abîme avec elle.

L’héroïne, l’opiacé le plus puissant de tous, est une drogue si addictive que les gens qui y succombent, laissent leurs enfants mourir de faim et de soif, deviennent des meurtriers pour un « shoot », se prostituent pour dix francs. La récompense est un état décrit comme un acte divin, comparable à un séjour dans le ventre de sa mère ou à un bonheur cent fois plus grand que celui connu auparavant. En réalité, cette dépendance correspond au besoin d’un état d’insensibilité, au détachement complet de l’environnement et à la perte de toute perception qui relie l’individu à la vie et à ses besoins vitaux. Seuls les plus faibles, ceux qui ne peuvent supporter une réalité si infime soit-elle, sacrifient leur existence à cette peur.

Des études plus récentes suggèrent que des troubles neurologiques contrôlent la personne addictive. Un manque d’hormones du bonheur serait responsable de la dépendance, ce qui aurait pour conséquence des perturbations complexes du système cérébral avec des effets nocifs sur la motivation, la mémoire et le contrôle des pulsions. En ce sens, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) a déterminé que l’addiction ne reflète pas une faiblesse ou un manque de volonté chez l’individu dépendant. Paradoxalement, les toxicomanes ne sont pas des individus responsables, et malgré tout on leur laisse le soin d’élever leurs enfants. On peut supposer que ceux qui ont élaboré ces définitions n’ont pas vécu avec un toxicomane pendant des années. Selon moi, ma mère a tout sacrifié à l’état de non-être – volontairement et avec une grande détermination.

Les enfants du Platzspitz

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