Читать книгу Les enfants du Platzspitz - Franziska K. Müller - Страница 11
Les premières années fatidiques
ОглавлениеÀ l’âge de six ans, j’ai fait une découverte capitale. Nos meubles provenaient de brocante, et mes parents avaient reçu des objets encore en bon état de la part de leurs amis. La pièce maîtresse de ce mobilier confortable était un meuble de rangement blanc énorme avec des miroirs travaillés qui me fascinaient autant que les objets logés dans les différents compartiments : un appareil vidéo et un lecteur de CD.
Petite, mon premier magnétophone pour bébé avec un micro rose m’a donné une base musicale précieuse. Ma voix, enregistrée et écoutée mille et une fois, a très tôt entraîné mon oreille musicale, et aujourd’hui encore, je reconnais immédiatement une dissonance. Finalement, les piles de mon jouet préféré n’ont pas été remplacées. Après des années passées à sortir secrètement de leurs étuis les disques en vinyle de papa, à les placer sur la platine en posant délicatement l’aiguille, laissant ainsi les sons de Led Zeppelin et de Tina Turner s’infiltrer en moi, les nouveaux disques d’argent m’ont ouvert l’accès au monde mystérieux des émotions adultes. Des hymnes tels que « Stairway to Heaven » ou « Moonage Daydream » de David Bowie sont pour moi, encore aujourd’hui, liés au déclin de ma famille.
Malgré l’interdiction de mes parents de manipuler l’équipement technique, je m’amusais souvent à mettre une épingle à cheveux dans le magnétoscope, dans l’espoir enfantin de voir apparaître la silhouette de l’objet sur l’écran noir de la télé. Un jour, je n’ai pas pu retirer l’épingle, j’ai donc sorti la boîte noire du meuble, je l’ai tournée, retournée, secouée jusqu’à ce que la pince tombe par terre, et avec elle un objet inconnu que j’ai immédiatement pris pour un secret sorti de sa cachette. J’ai couru à l’étage, en grimpant les marches de l’escalier deux à deux, pour réveiller mon père, qui se reposait un peu dans sa chambre, et j’ai brandi ma découverte devant lui. Je revois encore papa, assis, bouleversé, prenant lentement la trouvaille dans ma main et la regardant pendant plusieurs secondes, l’air pétrifié. Il tenait dans sa main un protecteur en plastique transparent. C’était le capuchon d’une seringue. Il est resté bouche bée. Stupéfait. L’espoir d’un coup détruit, les mensonges explosaient au grand jour. Mon père en sanglotant, confirmait ma crainte que quelque chose de très grave venait d’arriver.
Ce que je percevais jusqu’alors comme des conditions effrayantes, mais aussi comme des conditions normales dans ma compréhension enfantine, s’avérait être le prélude à une vérité catastrophique qui allait se dérouler sans retenue en pleine lumière. Habituée à réparer une erreur en essayant de changer mon comportement, la terrible découverte eut l’effet inverse sur ma mère : désormais, elle agissait en toute liberté, comme libérée. Aujourd’hui, je sais qu’elle s’est à nouveau inscrite à un programme de méthadone, mais comme la plupart des toxicomanes de l’époque, elle bradait la drogue de substitution au Platzspitz de Zurich pour obtenir de l’argent, ou elle utilisait la méthadone dans un mélange mortel avec d’autres drogues dures : héroïne et cocaïne. Ces cocktails suicidaires l’ont ensuite conduite dans des états psychotiques au bord de la folie, puis souvent presque jusqu’à la mort.
En quelques mois, sa personnalité s’est transformée. Alors qu’elle soignait son apparence, joliment vêtue, les lèvres brillant parfois de rouge, et les yeux bordés de khôl, elle devenait pathologiquement égocentrique et de plus en plus imprévisible dans ses rapports avec mon père et moi. Comme la plupart des drogués, elle ne craignait pas le mensonge, le vol ou la trahison pour satisfaire sa dépendance. Ayant depuis longtemps pioché dans les économies pour acheter de la drogue, elle a fini par escroquer mon père de son salaire durement gagné et ma grand-mère de dizaines de milliers de francs. Pour ne pas rompre le lien avec son fils et sa petite-fille, grand-mère a toléré le comportement flagrant de sa belle-fille. Avec mon père, elle restait la seule personne de référence fiable dans ma vie. Les quelques contacts restants avec des adultes ont été rompus par la suite. Même la sœur bien-aimée de maman, qui avait atteint la richesse et un statut social élevé malgré les circonstances défavorables de son enfance, a pris ses distances avec nous. Les enfants du village ont vite été interdits de séjour chez moi, et je n’étais moi-même plus la bienvenue chez mes camarades de classe. Les conditions de vie désolantes dans la maison Halbheer étaient de plus en plus visibles, touchant même les plus insensibles, ou peut-être se sont-ils éloignés par peur, par paresse ou par lâcheté.
Seule grand-mère restait à nos côtés. Elle souffrait pour moi et pour son fils dont la vie s’était envolée. Après des journées de dur labeur, il avait à peine la force suffisante pour s’occuper de son enfant et calmer sa femme qui disparaissait pendant des jours. Un jour, grand-mère est venue nettoyer l’appartement qui s’enfonçait dans le désordre et la saleté. Pendant dix heures. Ma mère a toléré sa présence jusqu’à ce qu’elle ait terminé, puis elle est réapparue à moitié endormie, les cheveux ébouriffés, en accusant, insultant et menaçant ma grand-mère de façon si violente que celle-ci a quitté la maison en sanglotant. Malgré tout, grand-mère est revenue. Grand-mère est restée mon pilier. Elle a beaucoup compensé mes manques. Elle n’avait pas de fausse sympathie pour ma situation. Elle m’a aidée par sa présence directe, m’a appris le sens des mots humanité et empathie. Elle me racontait des histoires et cuisinait mes plats préférés. Elle jouait avec moi et m’encourageait à créer mes propres mondes imaginaires. Elle m’a donné la force d’endurer tout ce qui était encore à venir, et rétrospectivement, c’est aussi grâce à son amour que j’ai survécu à mon enfance. Le seul soutien que j’ai reçu – un an après cette découverte capitale – m’a été volé par la personne à laquelle je semblais désormais indifférente.
Mon septième anniversaire fut célébré avec un gâteau que ma mère n’avait pas préparé, et la photo dans mon album ne donne pas une idée exacte de ce qui s’était passé quelques jours auparavant. Grand-mère m’avait emmenée jusqu’à la ville la plus proche. Dans les vitrines du magasin de chaussures le plus cher, se trouvaient de minuscules chaussures en cuir verni avec des boucles dorées, des bottines à boutons et des pantoufles en fourrure violette. Assise sur la chaise, je regardais mes baskets trouées. La honte et la joie se mêlaient pendant l’essayage de sandales à lanières blanches décorées de petits papillons en cuir véritable. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Je doutais qu’un tel luxe puisse m’être destiné. Mais grand-mère a insisté pour les acheter, et quand nous sommes rentrées à la maison, je portais déjà le précieux cadeau à mes pieds. Moins de cinq minutes après notre arrivée, on entendit une portière de voiture claquer dans la rue. Ma mère avait un sixième sens pour gâcher mon plaisir dès qu’il m’arrivait quelque chose de bien. Même avec l’expérience, les raisons de sa conduite imprévisible sont restées indéchiffrables, elles avaient cessé toute logique depuis longtemps. À son allure très rigide et arrogante, les jambes raides et le dur impact de ses pas, j’ai eu immédiatement un mauvais pressentiment. Consciente de cet avertissement, je me cachais aussitôt : chez moi, sous mon lit surélevé et chez ma grand-mère, derrière des meubles. Ma mère ne m’a jamais touchée en présence d’autrui. Je cachais mes bleus ou les marques de coup sous des vêtements appropriés, et par crainte de nouvelles punitions, je ne parlais à personne de ces châtiments corporels qui avaient lieu en l’absence de papa.
Ma mère venait d’ouvrir la porte d’entrée en criant mon nom, et m’a tirée de derrière la commode. Bien que préparée, j’ai été surprise par l’intensité de la colère que son regard sur mes pieds avait provoquée. Les insultes se sont transformées en folie furieuse, et elle hurla sur sa belle-mère que ce n’était pas à elle de décider le genre de chaussures que je devais porter. La véritable raison de cet excès était claire pour moi : ma mère comptait sur les cent francs pour un autre achat que de nouvelles sandales pour moi. Comme grand-mère avait refusé de lui donner cet argent en espèces, ma mère, dans les heures qui ont suivi, a été rattrapée par le « singe ». C’est ainsi qu’on appelle cet état de tremblement et de transpiration lorsque le corps est en état de manque. Un junkie le craint plus que tout, car se procurer de la drogue devient presque impossible dans ces conditions extrêmes. La dispute a dégénéré en présence de mon père, et j’ai réalisé pour la première fois que l’état de folie de ma mère était un danger non seulement pour elle-même mais aussi pour nous. Finalement, il a fallu alerter la police. Mais au lieu d’essayer de calmer la femme manifestement droguée, qui avait déjà menacé de m’emmener avec elle à Zurich dans la rue, la police en a décidé autrement. Comme je le sais aujourd’hui, elle a prononcé une interdiction définitive de contact sans autorisation à la seule personne qui me donnait réconfort et sécurité en l’absence de papa : grand-mère.
Je passais bientôt la plupart de mes journées seule. L’idée de papa de m’emmener avec lui sur le chantier et de m’installer dans les quartiers des ouvriers n’était pas une bonne solution. Certaines questions – telles que : où est votre femme ? – exigeaient des réponses qu’il ne pouvait pas donner. Après des semaines d’absence elle est revenue dans un état pitoyable, pour moi ce n’était plus ma mère. Néanmoins, j’ai continué à l’aimer et – avec le recul – je suis tombée dans une forte relation de dépendance, impuissante et longtemps incapable de la contredire, à la merci de ses manipulations, menaces et négligences. Pendant des années, j’ai cru que j’étais la principale responsable d’un malheur dont j’ignorais la cause réelle, et que je commettrais une trahison en criant mon chagrin : le prix de mon bien-être était la mort de celle qui m’avait donné naissance.
Les évènements catastrophiques du Platzspitz faisaient régulièrement la une des journaux suisses. Lorsque les médias étrangers ont pris le relais en révélant l’existence de la scène ouverte de la drogue et des milliers de misérables gravement dépendants, le « Needle Park » – comme on l’appelait à l’époque – a suscité l’horreur dans le monde entier. Ma mère trouvait dans cet enfer ce dont elle avait besoin pour vivre : toutes les drogues étaient disponibles 24 heures sur 24 et pouvaient être consommées directement sur place. Un camp politique bourgeois s’était violemment opposé à la distribution de seringues stériles. Un tel acte était considéré comme la reconnaissance officielle d’un problème dans lequel on était submergé et qu’on essayait de régler par la répression. Avec de terribles conséquences pour ceux qui passaient depuis longtemps à travers toutes les grilles sociales. Les pointes émoussées des aiguilles hypodermiques, utilisées des centaines de fois sur le bras et le creux du genou, étaient poncées sur du papier de verre, puis réutilisées par des dizaines de personnes. La transmission des maladies mortelles, tout comme les nombreux toxicomanes qui sont morts de cette pratique, a été décrite plus tard comme un dommage collatéral d’une politique impuissante et malavisée face à la drogue.
Les statistiques de l’époque reflètent également des conditions inquiétantes et désastreuses de la scène ouverte de la drogue : jusqu’à trois mille fois par an, les ambulanciers paramédicaux effectuaient des tentatives de réanimation, souvent en vain. Les overdoses, les arrêts respiratoires et autres symptômes concomitants à la consommation ont fait des drogues illégales la première cause de décès en Suisse chez les hommes entre 35 et 45 ans. L’évacuation forcée du Platzspitz eut lieu en 1992. L’expulsion des toxicomanes les plus atteints s’est faite sans aucune assistance sociale. Temporairement, une nouvelle scène clandestine s’est formée dans les cours et les maisons du quartier de la Langstrasse à Zurich, puis elle s’est formée dans la gare désaffectée du Letten, dans des conditions aussi désolantes qu’auparavant au Platzspitz.
En plus de la méthadone, ma mère a commencé à consommer de l’héroïne ou de la cocaïne tous les jours, souvent les deux à la fois, et bien que les prix aient baissé, cela représentait une dépense mensuelle d’environ six mille francs. Le déclin de sa beauté a progressé et a consumé mon cœur pour toujours : les beaux contours de son visage avaient disparu. Le regard brillant et curieux tant aimé autrefois, puis agressif et nerveux, était devenu absent. En un seul mot, je qualifierais son état de « vide ». Libérée de toute pensée et de tout sentiment, engagée dans un seul besoin : l’héroïne. J’avais perdu ma mère, ne reconnaissant plus en elle la personne à qui, à l’âge de deux ans, j’avais donné une petite fleur que j’avais cueillie moi-même en signe de mon amour éternel. Mais l’autodestruction, le manque de respect pour sa propre vie, n’avait pas encore atteint son paroxysme. A posteriori, ces premières années étaient un prélude presque inoffensif à tout ce qui allait suivre.
Ma mère disparaissait de plus en plus souvent. À pied ou en autostop, elle sortait par tous les temps, même la nuit. Lorsque mes parents se livraient à des batailles acharnées, j’entendais souvent le terme « Letten ». Je n’en connaissais pas la signification, mais je me doutais que l’absence de ma mère – et son retour – devait être liée à ce mot magique. Mon père allait la chercher. Nuit après nuit. Il rentrait au petit matin, puis partait travailler durant dix heures sur le chantier, essayant de s’occuper de moi le soir, pour à nouveau quitter la maison comme un pantin téléguidé : direction Zurich. Vers Letten. La scène ouverte de la drogue et les conditions inimaginables qui y régnaient, faisaient désormais partie de sa vie. Il se confrontait au plus près à ce qu’il détestait et craignait le plus, n’importe laquelle de ses créatures pouvait être sa femme. Le rapprochement forcé avec les détails d’un enfer, inégalé dans sa dépravation et sa cruauté, avait changé sa nature à jamais. Ses actions restaient souvent infructueuses. En retour, la personne disparue commençait à diriger toute sa haine vers celui qui, désespérément, n’acceptait pas ses actions ni sa frénésie, s’opposant de toutes ses forces à sa destruction. Il la contrôlait, l’espionnait, exigeant l’impossible – l’abstinence.
L’affrontement de mes parents était désormais précédé de rapports de force inhumains. Ma mère tirait l’énergie nécessaire de la drogue et de son avidité folle pour la prochaine injection. Pendant cette terrible période, mon père a commencé à mettre en danger sa propre santé mentale et physique : pour me sauver, mais aussi parce qu’il ne pouvait pas admettre la défaite, il est devenu esclave de sa souffrance. Sous l’effet de la drogue, ma mère développait des forces incroyables, et les coups pleuvaient de plus en plus souvent. Cachée sous le lit surélevé, je me couvrais les oreilles, mais les cris de mes parents résonnaient en moi pendant des jours, comme si mon âme était la caisse de résonance d’un instrument.
Plus d’une fois, les violentes bagarres ont dégénéré : un soir, alertée par les appels au secours désespérés de mon père, j’ai couru dans la chambre de mes parents et, à sa demande, j’ai appelé la police. Alors que la fille d’un boxeur professionnel sénégalais frappait mon père à coups de poing bien ciblés, j’ai hurlé l’adresse au téléphone. Lorsque les officiers se sont enfin présentés, la dispute s’était déjà calmée, mais la pièce dévastée en disait long, et mon père, gisant sur le lit, était gravement blessé. Ma mère en larmes s’est alors lamentée, racontant aux policiers des mensonges incroyables et exigeant – sans la moindre égratignure – l’arrestation immédiate du criminel violent. Se souvenant des éclats pendant mon appel, cette fois les policiers l’ont remise à sa place. En général, les policiers blâmaient ce camarade de même sexe torturé : il était seul responsable d’avoir épousé une telle furie. Mon père ne voulait pas s’abaisser au niveau de sa femme toxicomane, sachant qu’une simple gifle au visage le conduirait aussitôt à une accusation pénale. Pendant toute mon enfance, j’ai vu les autorités et assistants croire aveuglément la femme qui prétendait être battue, en accusant systématiquement l’homme, de façon tout aussi peu critique.
Cette nuit-là, ma mère a disparu une fois de plus pour reparaître quelques jours plus tard. Soulagement et horreur se mêlaient. Sale, sentant l’urine, les cheveux emmêlés, le visage bouffi, pouvant à peine tenir debout, elle s’est effondrée sur le lit et a dormi dix heures d’affilée. À la recherche de paix et calme, elle a passé la semaine suivante dans l’obscurité de sa chambre – avec une réserve de drogue et un pack familial de yaourts pour seul nourriture. Indisponible. Elle ne remarquait plus rien, et quand en de rares occasions, elle me regardait, je pensais voir une aversion croissante dans ses yeux. J’étais devenue un mal qui ressentait déjà de la gratitude quand on l’ignorait. Car aussi infondés et excessifs qu’étaient ses colères, ses témoignages d’affection étaient corrompus. Elle m’embrassait, me tenait dans une poigne de fer, me murmurant à l’oreille. « Tu es mon amour, si tu n’es plus avec moi, je n’ai plus de raison de vivre. »
Mon père essayait de sauver ce qui pouvait l’être, une séparation était hors de question pour lui. Il savait que ma mère ferait tout pour que je lui sois confiée. Un soir – ma mère voulant se rendre à la scène ouverte – mon père, au bord de la dépression nerveuse, s’est barricadé dans la salle de bains avec son fusil d’assaut de l’armée, menaçant de se mettre une balle dans la tête si elle partait. C’est là que j’ai réalisé pour la première fois que la vie sans mon père deviendrait un danger pour moi. En sanglotant et en le suppliant, je me suis assise devant la porte, lui offrant même mon ours en peluche. Je n’ai pu me calmer qu’en le voyant sortir indemne et qu’il m’ait prise dans ses bras pour me réconforter.
Un jour où mon père est parti une fois de plus à sa recherche, il a décidé de m’emmener avec lui. D’un côté, cette décision liée à une tentative d’éducation est sans doute discutable, mais de l’autre, cet énorme choc à l’âge de neuf ans a peut-être contribué à ne jamais tomber dans la drogue dure, contrairement à beaucoup d’autres enfants qui grandissent auprès de parents dépendants, je ne suis jamais tombée dans la drogue dure. En silence, nous avons parcouru l’autoroute, traversé une forêt dont la silhouette se dessinait sous une pluie battante, et nous nous sommes retrouvés plongés presque brusquement dans le glamour de la grande ville. Papa connaissait le chemin par cœur. Alors qu’il me portait fermement dans ses bras en traversant un pont, j’entendais le bruit du fleuve. En dessous, une grande activité régnait sur un terrain vague immense. Des créatures déchiquetées grognaient dans les immondices et la saleté. Elles ressemblaient à des mendiants, certains se piquaient des aiguilles dans le bras, d’autres regardaient fixement un feu, le visage livide. Puis, mes yeux se sont posés sur un homme et une femme. Mon père m’a forcée à les regarder : étrangement désarticulés, ils gisaient dans la boue et, à mon grand effroi, deux rats reniflaient avec hésitation les êtres inconscients ou morts qui semblaient n’intéresser personne. Je fus saisie d’étourdissements et de nausées. Avais-je manqué ma propre mort et étais-je déjà au purgatoire qui impose des tourments indicibles, comme je l’avais appris à l’église ? Connaissant la réponse, j’ai demandé : « Est-ce que maman fait ça aussi ? » Mon père a fait un signe de tête affirmatif. Il a pleuré. Il m’a suppliée de ne jamais finir comme ça et de lui parler si jamais j’étais tentée. J’ai promis. Ce jour-là, nous avons trouvé ma mère. Mes ferventes supplications l’ont persuadée de monter dans la voiture et de rentrer avec nous.