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Dimanche soir

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C’est dimanche matin. J’appréhende la soirée et le retour à une existence interrompue chaque mois par une visite de deux jours chez mon père. La peur augmente tout au long de la journée. Nous faisons de la balançoire ensemble sur le terrain de jeu et pendant la promenade, il me tient par la main. Durant l’été, je croise des familles sur le chemin du retour, des bateaux gonflables sous le bras, les cheveux mouillés. En automne, je regarde les feuilles tourbillonner dans l’air. Maintenant c’est l’hiver, il y a de la neige sur le trottoir, de fines plaques de glace recouvrent les flaques gelées. Quand je dis au revoir à mon père, la peur me traverse le corps.

Je prends la clé dans la boîte aux lettres, monte l’escalier et entre dans notre appartement. Le désordre et la crasse me frappent en pleine figure. Les murs saupoudrés de sang sont à peine visibles. C’est très calme. Des bougies blanches brûlent partout. Il y a du courrier sur l’étagère. Pour Andreas. Pour Michelle. Je veux m’enfuir, mais la panique et l’horreur me paralysent. Quand je découvre ma mère, elle gît inconsciente, une seringue coincée dans le bras garrotté, le bout des doigts et les lèvres bleuâtres. Allongée devant moi comme une poupée désarticulée, les vêtements sales, les cheveux en bataille comme une sauvage et les yeux retournés, je la crois morte. Le temps s’arrête. Quand je sors de mon état de choc, je caresse le visage pâle de ma mère, je la secoue par les épaules, puis la frappe de mes poings. Aucune réaction. Quelques secondes plus tard, je pense sentir un pouls faible. Je lui mets un miroir sous le nez, mais il ne s’embue pas. Je chuchote des mots que je n’ai pas dits depuis des années : « Maman, mais je t’aime, je ferai tout ce que tu veux si seulement tu pouvais te réveiller. »

Les ambulanciers et le médecin arrivent quelques minutes plus tard. Je les préviens qu’il faut l’attacher avant son réveil, sinon elle risque de devenir très agressive, mais ma remarque se perd dans le tumulte général. Ils me poussent hors de la pièce. Je suppose qu’ils trouvent cette scène trop violente pour un enfant. Mais ayant vu crever Serge par overdose il y a quelques semaines, l’horreur de la vie s’est installée définitivement dans mon âme et plus grand-chose ne me choque. Un médecin urgentiste lui injecte de l’adrénaline, et soudain elle revient à la vie. En une fraction de seconde, ma mère se transforme en furie, maudissant ses sauveteurs, jetant des objets à travers la pièce, ecriant corps et âme. Entre-temps, la police est arrivée. L’agressivité de la femme laisse les officiers sans voix. Ils veulent me faire sortir de la zone de danger en me poussant hors de l’appartement. Ma mère, avec une force énorme nouvellement retrouvée, m’attrape et me traîne dans la salle de bains en voulant la verrouiller, mais une courageuse policière met le pied dans l’ouverture de la porte. Comme je suis déjà coupable d’un délit frappé d’une peine de mort – à savoir attirer l’attention des autorités officielles sur nous –, je tends à ma mère la bombe de laque exigée. Toujours en furie, elle pulvérise le contenu au visage de la policière. La police, le médecin et les ambulanciers se retirent sans insister davantage, m’abandonnant à mon triste sort. Quand ma mère commence à me battre violemment, la peur de ce dimanche me quitte. J’ai dix ans. Je vivrai cet enfer encore trois ans, car cet incident n’a pas eu plus de conséquences, et personne n’est jamais venu à mon secours.

Depuis mon enfance, la menace récurrente de mettre fin à ses jours et les tentatives de suicide ont terrorisé mon existence. Ma mère m’a fait très tôt culpabiliser pour les souffrances qu’elle s’infligeait elle-même. Ne pas la voir mettre à exécution ses terribles menaces a constamment guidé mon comportement. Ces situations fatales m’ont exposée à la souffrance et au danger pendant des années. Certaines personnes, dont des fonctionnaires et des travailleurs sociaux, des policiers et des médecins, étaient des témoins silencieux : ils ont fermé les yeux sur mon malheur, ont cédé aux menaces de ma mère, et ont protégé son existence en mettant ma vie en jeu. Ma survie tient du miracle. J’ai maintenant 28 ans et je rends mon histoire publique. Dans la volonté de mettre le passé derrière moi, mais aussi pour éviter à d’autres enfants de subir le même sort.

En Suisse, environ quatre mille filles et garçons vivent actuellement dans des familles dont au moins un des parents consomme des drogues dures. En Allemagne, ce chiffre serait de quarante à soixante mille enfants. Le nombre de cas non signalés est considéré comme élevé dans les deux pays. Les études et les recherches parlent des nombreux dangers auxquels ces enfants sont exposés, mais à ce jour, très peu d’entre eux reçoivent une aide quelconque. Ils attirent l’attention et l’indignation quand il est trop tard. Une Jessica morte de faim. Une Lara Maria morte de soif. Un Kevin battu à mort. Une petite Tamara de neuf mois, nourrie au biberon avec de l’héroïne et de la cocaïne. Sa mère fut acquittée par un tribunal suisse parce que – c’est incroyable, mais vrai – elle assurait de façon crédible qu’elle aimait son bébé. Cet exemple montre bien que le bien-être des toxicomanes est placé au-dessus de celui de leurs enfants. La capacité des toxicomanes de prendre leurs responsabilités en tant que parents n’est toujours pas remis en question par le système d’aide professionnelle. Au détriment de leurs enfants qui dissimulent leur malheur : par peur des menaces de leurs parents, mais aussi parce qu’ils aiment leurs mères et leurs pères – malgré tout.

Si elle lit ce livre, ma mère risque de commettre un acte irréfléchi. C’est une responsabilité que j’assume. Je ne sais pas quels anges gardiens obscurs tournent autour d’elle : elle a souvent trompé la mort, et alors que des milliers de personnes de la génération Platzspitz sont mortes depuis longtemps, elle vit maintenant dans un petit appartement où son quotidien se résume à la prescription contrôlée de drogue et au programme de méthadone. Parfois, elle disparaît pendant des semaines sans donner signe de vie. En raison de décennies d’abus de drogues, elle souffre de démence naissante et est atteinte du sida. Je ne lui ai pas parlé de mon projet de rompre le silence imposé toutes ces années. Probablement, elle en prendrait note, pour l’oublier aussitôt. Et pourtant, je dois m’attendre à ce qu’elle lise cette histoire dans un moment de lucidité ou qu’elle en entende parler. De toute façon, elle vivra ce qui est décrit comme une attaque. À ma dernière question – « Pourquoi as-tu choisi la drogue plutôt que moi ? » – je n’ai reçu aucune réponse, et lorsque je lui ai rappelé les terribles détails de mon enfance, elle m’a accusée de mensonges. Même aujourd’hui, elle ne pense pas un instant au malheur qu’elle a fait subir à mon père, à moi et à d’autres personnes, comme elle a toujours nié avoir fait quelque chose de mal. Une vie qui a pris un mauvais départ pour elle aussi et qui n’a pas été facile. Des circonstances malheureuses exonèrent-elles une existence qui se fait entièrement au détriment d’autrui ? Non. Parce que les gens prennent des décisions libres et sont donc responsables de leurs actes.

Ma mère et sa sœur comptaient parmi les premiers enfants métis en Suisse : leurs parents s’étaient rencontrés à Paris à la fin des années cinquante. Pour l’époque, c’était sans doute une histoire d’amour tumultueuse, une liaison impossible, qui ne s’est révélée qu’après le retour en Suisse. Une importante communauté africaine existait déjà dans le 19ème arrondissement de Paris. Les mariages mixtes et les enfants nés de ces unions étaient plutôt rares dans le melting-pot de Belleville ; mais dans un quartier où étaient installés des immigrants du monde entier, notamment des anciennes colonies françaises, il n’y avait aucune hostilité envers le boxeur professionnel sénégalais et sa femme suisse, blanche comme neige. Une première fille est née en France. La deuxième fille – ma mère Sandrine – est née en Suisse en 1961. Les deux sœurs n’ont jamais pu renier leurs racines : la peau foncée, et leurs traits anguleux aux pommettes proéminentes rendaient leur origine ouest-africaine clairement visible.

La couleur de la peau de grand-père, noire comme l’ébène, fut un obstacle à son intégration en Suisse. Aujourd’hui, c’est inimaginable, mais on refusait à grand-père l’accès à certains restaurants, et dans la rue, on crachait sur sa femme, ma grand-mère, en la traitant de putain. Babou travaillait comme monteur en pneumatiques et, bien qu’il ait d’abord essayé de s’intégrer, le rejet social n’a pas réveillé son esprit combatif, mais a plutôt créé de bonnes raisons pour qu’il soit comme il est : africain. Je me souviens qu’il avait reçu des avertissements répétés pour la pêche non autorisée. Il ne s’en préoccupait guère, et la procédure officielle d’obtention d’un brevet par les voies officielles lui semblait absurde. Il continuait ainsi à assurer le repas de la famille quand l’occasion se présentait. Sa justification était la suivante : « Si au Sénégal vous êtes assez malin pour pêcher un poisson, vous pouvez le manger. » Le mode de pensée européen et les codes locaux étaient restés une énigme pour lui.

Plus le mari évoquait ses particularités africaines, plus sa femme niait avec véhémence tout ce qui était lié à cette identité. Pour ces raisons parmi d’autres, le mariage des grands-parents devint instable et la plus jeune fille fut placée dans un foyer pour enfants à l’âge de quatre ans. Ma mère m’a révélé certaines violences subies dans cet environnement. Elle était impuissante, ne trouvant même plus soutien ni réconfort dans le milieu familial de plus en plus perturbé qu’elle retrouvait certains week-ends. Ma grand-mère a dû rapidement subvenir aux besoins de la famille par ses propres moyens. Femme énergique et dominante, elle y parvint grâce à un élevage de chiens, couronné de succès. En même temps, elle devenait dépendante à l’alcool et aux médicaments, et lors des rares visites de la jeune fille à la maison, elle la battait pour un rien. Aussi bien en foyer que dans sa propre maison, ma mère était confrontée à l’exercice arbitraire du pouvoir par ceux qui choisissent une personne encore plus vulnérable en la maltraitant sans raison.

Ces enfants, originaires manifestement de ce continent, n’avaient aucun droit de s’identifier à leur culture ou à leur religion. Le tempérament africain de Sandrine – impétueux et affectueux – était nié dans le foyer, mais aussi par sa mère. Il n’est pas nécessaire d’être fin psychologue pour ressentir tout le mal de cette combinaison : une recherche vaine d’appartenance, un besoin inassouvi de reconnaissance qui sous-tend toute faible estime de soi. Il existe une photo de classe de cette époque : trente enfants blancs sourient devant l’appareil photo, et au milieu se trouve Sandrine, la peau foncée, les cheveux ébouriffés, les prunelles noires fixes et brillantes. Convaincue de ne pas répondre aux exigences de sa mère et de son environnement, elle fut rebelle et non-conformiste dès l’école primaire. Elle répondit à la méchanceté du monde en se comportant mal elle-même. Ma mère adopta ainsi une attitude fatale dont elle ne s’est jamais débarrassée : en tant que victime, elle se créa une légitimité morale pour se faire du mal à elle-même et aux autres.

À l’âge de seize ans, elle trouva un apprentissage de coiffeuse et vécut seule dans un petit appartement. Après des mois de shampoings et de pliages de serviettes éponge, de ménage et de mises en plis, on l’autorisa à appliquer une teinture sur une cliente. Au cours de cette procédure difficile nécessitant de l’attention, Sandrine s’endormit, et la substance toxique se retrouva dans les yeux de Madame Bögli. Mieux valait se réjouir qu’elle n’ait pas subi de dommages permanents, mais pour souligner la faute, l’apprentie fut licenciée sans préavis. Elle devait sans doute déjà se droguer, car aucune jeune fille de seize ans ne s’endort debout en plein jour, à moins qu’elle ne souffre d’un syndrome de fatigue chronique.

La vie de ma mère – tout comme celle de milliers d’autres jeunes à la fin des années soixante-dix – a déraillé. Les drogues dures inondaient la Suisse. Le pays fut confronté à un problème qui n’a pas été reconnu au départ et qu’il a ensuite voulu ignorer. C’est aussi l’époque de « Christiane F. », qui a décrit son quotidien de mineur héroïnomane et de prostituée dans le best-seller « Wir Kinder vom Bahnhof Zoo » (« Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… ») qui se vendit à des millions d’exemplaires. La jolie et intelligente jeune fille devint une figure symbolique de la toxicomanie croissante, mais elle se présenta aussi comme l’anti-héroïne d’une génération qui associait la consommation d’héroïne non seulement à la misère et à la mort, mais aussi à une sous-culture qui se définissait par leur mode, leur musique et leur langage. L’héroïne chic comme look glamour et les junkies comme une communauté égalitaire où existaient la cohésion et l’amour ? Je pense que cette image est irréaliste. À Berlin comme à Zurich, le milieu fonctionnait de manière assez hiérarchique. Une distinction était faite entre les gens cool et pas cool : entre ceux qui avaient réussi à échapper à la drogue de leur propre initiative ou avec de l’aide et les autres qui se dirigeaient, dès le début, vers une dépendance sévère.

Ma mère appartenait à la deuxième catégorie. Déjà adolescente, elle faisait partie du cercle de ces malheureux qui se sont retrouvés plus tard par milliers au Platzspitz et au Letten. Elle était attirée par ceux qui, comme elle, vulnérables et perdus, avaient besoin d’amour et de sécurité. Ils trouvaient dans la cocaïne une béquille pour leur confiance en eux meurtrie et dans l’héroïne une façon d’effacer tous leurs sentiments. On ne sait pas ce que sont devenus les drogués de Berlin – il y a trente ans encore, entourés de la gloire de la jeunesse et de la beauté – ce que l’abandon, la maladie et la mort ont fait d’eux. Personne ne se souciait de les voir enfanter. Des enfants dont ils avaient la charge depuis des années alors que leur vie dans la rue déraillait. Christiane F. faisait toujours la une des journaux et son fils, grâce à la célébrité de sa mère, a été protégé et lui a été enlevé. Une chance que beaucoup d’autres enfants n’ont pas eue.

Le destin ne fut pas favorable à Sandrine. Dès son adolescence, les évènements qui l’ont conduite à une existence dans laquelle tout était plus important que sa propre intégrité se sont accumulés. Sous l’emprise de l’héroïne, coincée dans ses souvenirs noirs et s’apitoyant sur son sort, elle me racontait souvent cette histoire. Adolescente, se rendant à Paris en autostop, elle s’est fait kidnapper par une bande de trafiquants d’êtres humains qui droguaient les jeunes filles, prenaient leurs passeports et leur argent pour les vendre ensuite à divers bordels dans toute la France. Après une longue période de captivité – maman n’a jamais parlé de ce qui s’était passé pendant ces semaines – Sandrine a réussi à attirer l’attention en jetant par la fenêtre des dizaines de bout de papier écrit à la main. Elle et trois autres femmes métisses ont été libérées par Interpol et les responsables arrêtés. Plus tard, l’intrigue a été racontée dans le film primé « Taken », et ma mère semblait presque fière d’avoir pris part aux évènements dramatiques.

Je sais peu de choses sur les années suivantes de sa vie d’adolescente. On peut supposer qu’elle fut prise dans une spirale descendante de la consommation d’héroïne et de l’angoisse liée à l’approvisionnement. Un cercle vicieux, rompu par l’apparition de mon père. Ils s’étaient rencontrés dans le quartier chaud de Zurich. Ma mère avait vingt-deux ans, mon père était d’un an plus âgé. Le fils de l’agriculteur du canton de Thurgovie, déjà considéré comme un homme juste malgré son jeune âge, venait d’un milieu simple mais ordonné, dans lequel les vertus telles que l’ordre, la diligence et l’accomplissement des devoirs étaient primordiales. Dans sa maison parentale, différentes générations vivaient sous le même toit. L’attention des uns envers les autres avait une grande valeur dans sa famille. Il n’y avait pas de violence, mais de l’amour, de l’affection et des règles strictes déterminaient une vie quotidienne très organisée. Son père a travaillé dur toute sa vie, d’abord comme agriculteur, puis pendant trente ans dans une concession automobile. Les fruits de son labeur ont profité à la famille et les factures, payées rubis sur l’ongle. En quelque sorte, ils avaient un rang social modeste. Le jeune homme a pu conduire une moto, et plus tard il fut même autorisé à passer son permis de conduire. Avant de rencontrer ma mère, sa vie était simple, sans drame.

Ce qu’Andreas décidait, il le réalisait, et avec succès. Son apprentissage une fois terminé, il a immédiatement trouvé un emploi de maçon et s’est installé dans son propre appartement. Il aimait la musique rock, portait des pantalons colorés à pattes d’éléphant et, conformément à son admiration pour les Hells Angels, un gilet en cuir noir orné des insignes de ses groupes préférés. Après le travail, il buvait un verre de bière, et il fumait parfois une cigarette. De caractère plutôt modéré, l’excès lui était étranger. Sa seule extravagance, son penchant pour les belles femmes métisses, est devenue sa perte : la grande Sandrine, élancée et pourtant aussi forte qu’un guerrier tribal africain – un peu comme les statues sculptées qui ornent les étagères suisses en souvenir d’un voyage au Kenya – a immédiatement attiré mon père.

Malgré, ou peut-être, à cause de la faible estime d’elle-même, le comportement de ma mère restait impressionnant de domination, autoritaire et suffisamment arrogant pour intimider, même dans les pires moments. Durant ses jeunes années, cet excès de confiance artificiel, exacerbé par la cocaïne, était moins prononcé, mais elle n’était tout de même pas un agneau docile. En tant que danseuse de table légèrement vêtue dans un club de cabaret – aux arrière-salles secrètement animés – la beauté exotique bavardait dans le plus large dialecte zurichois avec le fils du fermier du canton de Thurgovie. Elle symbolisait le contraire de tout ce qu’il connaissait, et lui ouvrait un monde nouveau. Amoureuse de la liberté, désordonnée et prête à prendre des risques, elle n’acceptait aucune règle. Non seulement elle n’avait pas suffisamment appris les valeurs d’une bonne éducation bourgeoise, mais elle ne s’en souciait pas du tout. Son tempérament, bruyant, chaud et effronté, le captivait autant que sa beauté, me dira plus tard mon père.

On ne sait pas si et à quelle occasion papa a remarqué sa dépendance à la drogue. Mais lors de la première présentation à sa mère, Sandrine ne semblait pas être dans son état normal. Elle s’est précipitée tête baissée dans les grands escaliers de la cave de la vieille ferme et a failli se briser le cou. Grand-mère aurait regardé son fils avec inquiétude, en lui disant avec un mauvais pressentiment : « Est-ce que c’est vraiment ce que tu veux ? » Il le voulait, à tout prix. Il ne reconnaissait pas cet amour comme étant fatal, c’était une mission, sa mission de vie. Il faisait valoir que, tout comme dans une épreuve d’endurance, une dépendance, même à la drogue, pouvait être soignée à force de volonté. Il alla si loin dans son délire qu’il a commencé à consommer lui-même de la cocaïne de façon excessive, pour pouvoir ensuite accompagner la femme de sa vie en désintoxication. Puis la dose fut réduite quotidiennement sous sa supervision jusqu’à l’abstinence des deux amoureux.

Du moins mon père le croyait-il. Encouragé par ce succès, qui lui semblait être la promesse d’un avenir commun, il a finalement libéré sa fiancée des obligations du quartier chaud dans une action de choc. Maintenant elle était en sécurité, maintenant elle lui appartenait à lui seul. Ma mère, également amoureuse, mais faisant aussi preuve de perspicacité pour arriver à ses fins – comme je le sais maintenant – a vu dans cet homme l’opportunité d’une nouvelle vie, a saisi à deux mains cette chance tombée à l’improviste et s’y est accrochée fermement dans sa fragile existence. Un an après leur première rencontre, Sandrine, enceinte, se présentait au bureau de l’état civil et répondait : « Oui, je le veux. »

Les enfants du Platzspitz

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