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IV

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C’était une longue galerie, divisée en deux parties égales par une balustrade à hauteur d’appui, comme le chœur d’une église l’est de la nef.

Du côté par où on entrait, des dalles de pierre couvraient le sol, et les murs étaient garnis de bancs de bois ; une vaste cheminée, où, malgré la douceur de la saison, brûlait un feu qu’un homme d’un teint presque noir réveillait de temps en temps en y jetant des paquets de sarments, occupait le fond de cette première partie, où une lampe à trois becs répandait une clarté pauvre et tremblante.

C’était de ce côté que se trouvait la porte d’entrée qui communiquait directement avec l’extérieur.

L’autre moitié de la galerie avait un aspect bien différent.

Le pavé en était couvert de tapis, ainsi que les murs ; d’énormes bougies brûlaient dans des candélabres fichés aux murs.

Des piles de coussins étaient épandues çà et là, et une table de marbre, supportée par des pieds incrustés, occupait le centre de cette partie de la galerie.

À côté de cette table étaient assises deux femmes, l’une paraissant avoir trente-six ans, l’autre seize ou dix-sept. Leur ressemblance était extrême ; toutes deux étaient petites, d’une taille frêle, brunes, avec de grands yeux noirs, des cheveux d’ébène, et apportant dans leurs moindres mouvements une vivacité rapide et libre.

À quelque distance un groupe de cinq ou six femmes travaillaient en causant tout bas ; sur les genoux de l’une d’elles était un enfant de six à sept ans, aux beaux cheveux blonds et profondément endormi. Près de l’une des nombreuses portes qui de cet endroit communiquaient aux intérieurs, se tenait un jeune homme de dix-huit ans qui, debout devant une espèce de lutrin, semblait absorbé par la lecture d’un manuscrit.

De l’autre côté de la table, un vieillard à la barbe blanche, le corps cassé, les traits flétris, le regard abattu, assis dans une chaire de bois à dossier et à dais sculpté, écoutait le sire de Lévis, qui, debout devant lui, continua à lui parler en ces termes, sans que l’arrivée du pèlerin et des archers qui se groupaient autour de la cheminée parût le gêner le moins du monde :

— C’est chose vraie, sur mon honneur, notre seigneur le pape a prononcé l’arrêt. Toutes les terres de la Languedoc, du Quercy, de Comminges et de Conserans, sont données à perpétuité à monseigneur, et maintenant au vôtre, le comte Simon de Montfort.

» Et permettez à mon amour de s’en réjouir, puisque vous m’avez déclaré que si le fait advenait, vous me donneriez la main d’Ermessinde.

— C’est vrai, dit le sire de Terride, je t’ai donné cette parole, car si jamais ce château doit rendre hommage à ce barbare Normand, Français ou Anglais, car ce Montfort n’est le vrai fils d’aucune nation, ce ne sera point par ma voix.

» Si ce que tu dis est vrai, si le bon droit, la noblesse et la courtoisie ont été condamnés par la cour de Rome, c’est qu’il n’y a plus de justice et d’équité sur terre ; et alors, moi, pauvre vieillard, qui n’ai plus ni force ni pouvoir pour les défendre, je la quitterai, navré du triomphe des méchants, et joyeux de n’y pas assister.

» Attends encore quelques jours, sire Guy, tu viens de m’apporter une nouvelle qui m’a plus blessé que ne l’eût pu faire ton couteau français.

» Demain, après-demain, cette châtellenie sera libre par ma mort, et alors tu pourras prendre tout à la fois le château, les terres, et cette fille qui est la mienne, et qui t’aime.

— Excusez-moi, messire, il faut que je retourne devers Toulouse avant vingt-quatre heures expirées ; c’est plus de temps qu’il n’en faut pour que votre chapelain unisse ma main à celle de votre fille.

— Vous avez donné votre parole, dit la comtesse Signis avec une impatience mal déguisée.

— Ah ! fit le vieillard, vous avez grande hâte de servitude, madame.

— J’ai hâte, messire, dit Signis d’un ton sec, d’arracher ma fille à la mort ou à la honte.

» Et puisque les glorieux seigneurs de la Languedoc ne peuvent plus défendre leurs châteaux ni l’honneur de leurs femmes et de leurs filles, ils n’ont rien de mieux à faire qu’à les mettre sous une protection plus efficace et plus jeune.

Le vieux sire de Terride se leva vivement à cette dernière parole ; mais la colère, qui l’avait redressé d’un seul mouvement, ne put le tenir debout, il retomba sur sa chaire, et dit d’un ton de rage :

— Plus jeune, n’est-ce pas ? Ah ! Signis, le joug que tu portes t’est donc bien lourd, que pour t’en affranchir tu veuilles donner ta fille à un Français !

» Et pourtant, femme, je t’ai donné un des plus nobles noms de nos contrées, tu es la maîtresse de tout dans ma maison, tu es puissante ici comme une suzeraine.

— Suzeraine sans cour, maîtresse sans serviteurs, et demain, peut-être, à la merci du premier routier auquel il plaira d’attaquer ce château. Non, messire, cela ne peut pas durer ainsi.

— Ermessinde, dit le vieillard à sa fille, et toi aussi veux-tu, comme ta mère, qu’à l’heure même cet homme devienne ton époux ?

— Vous avez donné votre parole, mon père, dit Ermessinde en baissant les yeux.

— Oh ! fit le vieillard, cela devait être quand je me pris d’un fol amour pour la fille d’un Aragonais qui avait épousé sa servante mauresque. Elle était servante ta mère, Signis, servante et païenne ; et si elle fit semblant, pour épouser le comte de Tolède, de se convertir à la vraie foi, elle n’en garda pas moins dans le cœur toute la perfidie et la bassesse de son origine. Elle te les a transmises, Signis, et tu les as transmises à ta fille.

» Crois-moi, Lévis, crois-moi, ne sois jamais faible et malheureux avec ces femmes dans ta maison ; car elles te vendront, comme elles me vendent, contre une écharpe ou un joyau.

» Ce n’est pas du sang de chevalier qui est dans leurs veines, mais le sang africain, le sang des Maures pillards et des courtisanes qui tiennent marché de leur beauté dans les Espagnes.

— Sire de Terride, s’écria Signis en se levant, l’œil en feu, le corps agité d’un mouvement nerveux, les femmes de ma race sont plus pures que les nobles châtelaines de vos contrées, et vous n’en trouveriez aucune qui, comme la reine d’Aragon ou la comtesse de Comminges, en fût à son cinquième mari vivant !

» Les femmes de ma race, messire, meurent et vivent pour leur époux, quand cet époux est un homme ; mais, messire, ce n’est pas moi qui, il y a dix-huit ans, vous ai été choisir.

» Rappelez-vous Othon de Terride, votre fils ; il était mes amours et j’étais les siennes ; il vous plut de me trouver belle, et comme mon père ne cherchait pas un mari selon mon cœur, mais un allié selon son intérêt, il pensa que le père, puissant seigneur de ce château, lui vaudrait mieux que le fils qui ne l’avait qu’en espoir, et il me donna à vous.

» Je vous ai dit alors que j’aimais Othon, vous n’en avez tenu compte.

» Ai-je été perfide, ou bien avez-vous été fou ?

» Vous avez chassé votre fils qui vous faisait peur, vous m’avez enfermée ici durant dix-huit ans, à votre merci ; prisonnière par la force, je m’échappe dès que je le puis.

» Sire Guittard de Terride, vous avez engagé votre parole de donner votre fille et ce château au sire Guy de Lévis, quand le sire de Montfort serait le seigneur reconnu de la Languedoc. Le pape a prononcé pour lui, tenez votre serment de bonne grâce, ou, de par le Christ, vous le tiendrez par force.

À ces mots, le vieillard se leva tout chancelant, et prenant une épée de forte taille qu’il agitait avec une frénésie qui lui tenait lieu de vigueur :

— Hélas ! s’écria-t-il, les Français sont-ils donc dans l’antre du lion, qu’une femme ose s’y montrer de cette insolence ?

— Ils y sont, sire de Terride, reprit Guy d’une voix calme, le château est en mon pouvoir.

— En ton pouvoir ! dit le vieillard ; ses murs se sont donc ouverts devant toi ?

— Ce que la force n’eût pu faire, la ruse l’a emporté.

— La ruse, la ruse, n’est-ce pas ? l’arme des femmes et des lâches… dit le vieux châtelain en s’avançant sur Guy ; mais tu m’as oublié… moi !

En disant cela, il leva son épée ; mais Guy, sans daigner tirer la sienne, saisit le bras du vieillard dont l’épée tomba, et le rejetant avec violence sur sa chaire, il s’écria d’une voix tonnante :

— Assez ! assez ! ce que j’eusse voulu obtenir de votre courtoisie, je l’aurai de votre obéissance. Qu’on prépare la chapelle.

À cet ordre, le vieillard se laissa tomber de son siège sur ses genoux et se mit à crier d’une voix lamentable :

— Mon Dieu ! Seigneur ! n’y a-t-il donc pas un homme ici !

— Il y en a, monseigneur, dit une voix retentissante, il y en a plus d’un, et fussé-je le seul, c’est assez pour punir ce chevalier félon qui vous a osé toucher de sa main.

À l’instant même le pèlerin, dépouillé de sa longue robe, sauta par-dessus la balustrade, l’épée à la main ; le sire de Lévis se retourna sans que son visage montrât la plus légère émotion, et mesurant d’un regard de dédain celui qui le menaçait :

— Fou ! lui dit-il, combien êtes-vous pour vous attaquer à moi tout seul ?

— Sire Guy, ils sont six dans cette tour pour me voir punir ton insolence et ta déloyauté. Oh ! ne cherche pas ton cor pour donner aux tiens le signal d’accourir, car les portes de la seconde enceinte sont fermées, et si nous sommes en ton pouvoir au dehors, tu es ici à notre merci. Ce n’est pas une ruse de guerre nouvelle, tu le sais, sire Guy, toi qui reviens de Beaucaire ?

— L’épée au vent pour le Romieu ! cria Crédo en sautant la barrière avec les autres archers, tandis que le Maure s’était approché de l’enfant comme pour le couvrir de son corps.

— Et qui es-tu, misérable ! lui dit Guy, pour t’opposer à l’exécution de la parole que ce vieillard m’a donnée ?

— T’a-t-il donné cette parole, dit le pèlerin, sans aucune autre restriction que celle dont tu as parlé ?

— Sans aucune autre, dit la comtesse Signis.

— Il n’a réservé les droits de personne ?

— De personne, repartit la comtesse.

— Est-ce vrai, messire, dit le pèlerin ?

— C’est vrai, et je croyais promettre l’impossible quand j’ai fait ce serment ; car je ne croyais pas tant d’iniquités assises sur le trône du vicaire de Dieu.

» Mais toi-même, dis-moi, est-ce vrai que notre Saint-Père ait donné à ce barbare la suzeraineté de notre belle Languedoc ?

— C’est vrai, messire ; mais, sous cette condition même, étiez-vous donc libre d’engager votre parole ?

— Qui êtes-vous donc, dit la comtesse avec hauteur, pour interroger ici ?

— Puisqu’il n’y a dans cette demeure ni un cœur qui ait gardé un souvenir, ni une pierre qui ait gardé un écho de mon nom, je vous le dirai…

— Tu te trompes, Othon de Terride, dit le Maure en s’avançant ; je t’ai reconnu dès que tu es entré ; car je n’aurais pas laissé cet homme être si longtemps insolent si je n’avais su que nul n’a le droit de parler dans le château, quand son véritable maître s’y trouve.

— Et moi aussi ! s’écria Crédo, je vous avais reconnu, maître, et c’est pour cela que je vous ai laissé barricader les portes de la seconde enceinte, et que je vous ai suivi jusqu’ici.

Le Comte de Foix

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