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III
– Ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas. —

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– Pas vrai, dit Barbedor, que tu n'as pas honte de mon négligé, l'ancien?

– Honte de ton négligé! répéta Roger-Bontemps; – ne commence pas sur ce ton-là, vieux, ou nous allons nous fâcher… Ça n'est pas l'enveloppe que je regarde, c'est le cœur qui palpite ici dessous!

– Par exemple! murmura Niquet en passant le revers de sa main sur ses yeux, voilà du sentiment crânement exprimé!

– Ah! mais oui! dit Palaproie.

– Assieds-toi, vieux, assieds-toi, reprit le capitaine; – fumes-en une avec nous… fumes-en deux, trois… vingt-cinq, si tu veux!.. Nous sommes ici des vrais… Le séjour n'est pas mal, comme tu vois… et l'on peut s'y procurer tout ce qui fait l'agrément de se retrouver après l'absence!

Barbedor jeta un coup d'œil connaisseur et satisfait aux bouteilles alignées.

Roger battit la table avec la canne de Niquet.

– Un quatrième! dit-il à Martin, qui accourait.

– Un quatrième quoi? demanda celui-ci.

Roger avait déjà trois ou quatre bons coups sur la conscience. Les amateurs prétendent qu'il n'y a rien de si facile à griser qu'un vieux brave. Cœurs chauds, langues bavardes, pauvres têtes.

Le péché mignon de Roger, quand il était gris, c'était la fanfaronnade.

Jusqu'alors, il avait gardé un certain scrupule, une certaine crainte de gêner M. le comte de Mersanz, son gendre. Confusément, l'idée existait en lui que la société assise autour de la table ne devait pas bien faire dans le jardin d'un grand seigneur.

Mais une autre idée combattait celle-là: c'était la toute-puissance de sa fille, de Béatrice, si belle et si passionnément aimée.

A mesure qu'il buvait, la bascule se faisait entre les deux idées: le scrupule baissait, la confiance montait. Roger-Bontemps arrivait à se dire: «Je voudrais bien voir qu'on ne fût pas content.»

– Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? fit-il en lançant un terrible regard au pauvre Martin, qui recula épouvanté; – tu ne sais pas ce que c'est qu'un quatrième à une table où il n'y a que trois verres pour quatre pratiques?..

Martin ouvrit la bouche pour s'excuser.

– Cartouchibus! s'écria le redoutable Roger, qui se leva et fit le moulinet avec la canne du sergent, – je crois que tu raisonnes!

Martin fuyait déjà à toutes jambes.

– Voilà comme il faut les mener! dit Barbedor.

– Autrement, ils deviennent insolents, ajouta Niquet.

– C'est que ça y est! conclut Palaproie.

– Que t'a-t-il dit? demanda M. Baptiste à Martin quand celui-ci rentra.

– Il est enragé, ce bonhomme-là! répondit le conscrit.

M. Baptiste se redressa de son haut et toisa Martin avec sévérité.

– N'oubliez jamais, prononça-t-il emphatiquement, – quand vous parlez du capitaine Roger, que c'est le beau père de M. le comte!

– Et faites tout ce qu'il vous ordonnera, mon ami, ajouta mademoiselle Jenny en prenant une pastille dans la bonbonnière de Béatrice.

Martin alla chercher le quatrième.

M. Baptiste et mademoiselle Jenny se mirent à la fenêtre du petit salon.

Les domestiques d'ordre inférieur étaient aux fenêtres de l'antichambre.

Tous contemplaient le quatuor bachique avidement et le méchant sourire aux lèvres.

Seuls, M. Baptiste et mademoiselle Jenny savaient le mal qui pouvait résulter de cette bombance en plein air, mais les autres flairaient plaie ou bosse; cela suffisait à les tenir en joie.

– Où diable a-t-il péché cet homme en veste de marchand de vin? demanda M. Baptiste.

– C'est le plus beau! répondit mademoiselle Jenny; – on l'aurait fait exprès, qu'on ne l'aurait pas mieux réussi!

– Le fait est qu'il est superbe!.. Le voilà qui boit… il a une touche!..

– Dire qu'il y a des personnes qui ont ce genre-là! fit la soubrette en essuyant son nez retroussé avec un mouchoir au coin duquel sa marque avait remplacé adroitement celle de sa maîtresse.

– Avez-vous vu? reprit Baptiste; – le vicomte de Grévy a passé devant la grille avec Frémieux et Montmorin.

– Ils ont bien ri… Et les petites du Tresnoy éclataient tout à l'heure sur leur terrasse.

– Deux pestes! dit M. Baptiste; – tout Paris va savoir ce soir qu'on tient noces et festins dans le jardin de l'hôtel.

– Tenez! tenez! faisait-on dans l'antichambre, – les voilà qui chantent!

On entendait, en effet, la puissante voix de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, qui entonnait ce fameux:

Si je meurs, que l'on m'enterre

Dans la cave où est le vin…


M. Baptiste alla ouvrir tout doucement la double porte de la chambre à coucher du comte.

Mademoiselle Jenny le regarda faire.

– Ah çà! dit-elle en baissant la voix, – comment ça s'est-il noué entre vous et cette marquise?

– Je vous adresserai la même question, répondit le discret Baptiste; – mais permettez que j'entr'ouvre un peu la croisée… M. le comte entendra mieux.

– Et quelles sont vos conditions avec elle? demanda encore la camériste.

Le valet de chambre se prit à rire et tira de sa poche une lime à ongles, montée en or, que le comte cherchait en vain sur sa toilette depuis quelque temps.

Il se fit les ongles qu'il avait fort propres et répondit.

– Ai-je l'air d'un mercenaire, ma minette?.. Tout ce que j'en fais, c'est pour le bien de M. le comte: j'aurai donné un fier coup d'épaule à la chose, si jamais il régularise sa position!

Jenny lui lança une œillade coquette et caressante.

– C'est tout comme moi, dit-elle; – en régularisant la position des autres, on peut bien faire un petit peu la sienne propre.

En ce moment, Barbedor, qui avait fini la chanson, prit d'une main la table de fer et la souleva à bout de bras avec les verres et les bouteilles.

Un tonnerre de bravos accueillit cette prouesse du fort-et-adroit.

– Eh bien, eh bien, dit Roger émerveillé, – tu as encore une fière poigne, l'ancien!

– Il n'y aurait pas beaucoup d'avaleurs de sabres aux Champs-Élysées pour en faire autant! constata Niquet.

– Ah! mais non! fit l'adjudant Palaproie.

– Ma parole d'honneur! s'écria M. Baptiste, – c'est une gageure!

– Il me semble, dit Jenny, – que j'ai vu ce gros-là dans une baraque avec des tigres et des moutons à six pattes derrière le Château-d'Eau.

– Superbe! superbe!.. Voici là-bas, aux premières loges, madame du Tresnoy et la vicomtesse de Grévy!

Baptiste avait raison. Ces deux dames s'accoudaient au balcon de fer de l'hôtel du Tresnoy, – aux premières loges.

Mais elles ne riaient point, et M. Baptiste aurait pu remarquer qu'elles suivaient cette scène grotesque d'un œil triste.

C'étaient, celles-là, deux femmes du vrai monde, ayant chacune leur croix à porter dans la vie, mais bonnes, au fond.

Ce livre est une copie plus ou moins maladroite, mais c'est une copie faite sur nature. Les gens y passent tels quels.

Le hasard grâce auquel ce livre n'est point le pur et simple récit d'une cause célèbre, était né dans la maison même de madame la baronne du Tresnoy.

Quelques pages encore, et nous verrons pourquoi le jury ne s'était point mêlé des affaires de madame la marquise de Sainte-Croix.

Madame la vicomtesse de Grévy était riche, de bonne maison, spirituelle et jolie. Mais il y avait déjà un peu de temps que sa beauté durait. L'inconduite de son mari lui avait offert cette sorte d'émancipation, tolérée dans le monde, mais qu'on n'accepte jamais sans péril.

Elle avait eu le tort d'accepter.

Il n'était point dans sa nature décidée et brave de s'affadir dans le rôle de victime.

Elle était veuve, sauf le deuil qu'elle n'avait point porté. Cela n'allait pas plus loin. La médisance ne trouvait rien à mordre dans sa conduite.

Elle était veuve, voilà tout. M. le vicomte de Grévy la traitait fort bien et n'était pas sans éprouver un certain plaisir à lui serrer la main de temps en temps.

Il se souvenait avec reconnaissance de leur lune de miel, charmante, tendre, délicate, qui s'était couchée un beau soir sans nuages, sans explication.

D'ordinaire, les lunes de miel se débattent péniblement à l'heure de l'éclipse.

Personne n'aurait su dire si madame de Grévy avait aimé d'amour ce beau vicomte aux favoris épais, aux moustaches splendidement fournies.

Le degré de peine qu'elle éprouvait à vivre isolée, personne n'aurait pu le déterminer. Elle avait une armée de connaissances, point d'amie intime.

Un peu d'amertume dans la parole et sans doute un peu plus encore dans le cœur; une jalousie instinctive et frivole contre les astres nouveaux qui venaient luire à cet horizon mondain où elle avait brillé un instant, si franchement belle et heureuse; un esprit hardi et trop caustique, un parti pris de tout dire parfois exagéré: tels étaient les symptômes à l'aide desquels l'observateur pouvait sonder la plaie de cette âme.

Aussi, la disait-on méchante.

Dans un certain milieu, cela signifie parfois trop bonne; – bonne au point de faire peur aux hypocrites.

Madame la baronne du Tresnoy avait une position et manquait de fortune. Chose terrible.

Ses deux filles étaient à marier sans dot. Chose lamentable.

Madame la baronne du Tresnoy était dans le monde tout naturellement et chez elle; car, là, il y a au moins des droits. Mais ces droits, hélas! ne s'étendent pas bien loin quand on n'a pour les soutenir ni la puissance politique, ni la richesse.

La famille du Tresnoy avait eu la puissance politique. On lui savait gré d'en avoir bien usé.

A l'époque où se passe notre histoire, il ne pouvait même pas être question d'influence politique dans le faubourg Saint-Germain pur.

Louis-Philippe régnait.

Madame la baronne du Tresnoy, appuyée sur la noble mémoire de son mari, était reçue partout avec empressement, avec honneur. – Mais l'opinion publique avait condamné ses deux filles au célibat à perpétuité.

De là, un peu d'amertume, amertume autre et plus profonde que celle de madame la vicomtesse de Grévy.

L'une procédait par la satire osée, l'autre par la réserve légèrement perfide. Toutes deux se vengeaient. Il ne faisait bon attaquer ni l'une ni l'autre, ni la jeune femme hardie, ni la prudente mère de famille.

Si jamais le hasard les eût mises aux prises, madame de Grévy eût été vaincue, parce qu'elle était la plus forte et qu'elle n'avait besoin de personne.

Le besoin qu'on a du monde habitue l'esprit à une sorte d'escrime. Craignez ceux qui ont besoin de vous.

Le besoin que madame du Tresnoy avait du monde, tout en dirigeant habituellement sa conduite, ne lui avait jamais fait perdre la probité de son cœur. C'était, au demeurant, une honnête et bonne femme, n'ayant d'autres vices que ses filles à marier.

Les filles, comme cela est indispensable dans la situation, valaient moins qu'elle, parce que leurs petites rancunes envieuses et leur passion de s'établir étaient directes, étaient personnelles. Chez elles, le mobile était l'égoïsme; chez la mère, c'était l'amour.

Nous nous souvenons que madame la baronne du Tresnoy avait renvoyé ses deux filles pour causer seule avec la vicomtesse et qu'elle avait abordé l'entretien avec une sorte de solennité. Madame de Grévy était tout oreilles. Son bon cœur ici fraternisait avec son penchant à la curiosité.

Mais madame du Tresnoy, qui venait de céder à un premier mouvement de générosité, parut tout à coup se ralentir. Au début, il y avait promesse d'un secret confié; la fin de son discours se perdit dans de vagues et timides insinuations.

Il y avait un complot, et la marquise de Sainte-Croix était dans le complot: voilà tout ce que put noter la vicomtesse.

– Chère madame, dit-elle voyant que la baronne profitait pour se taire de la bruyante entrée de Barbedor, – ne nous occupons plus, je vous prie, de ce qui se passe en bas… Vous m'en avez appris trop ou trop peu.

Une expression d'inquiétude vint sur le visage de la baronne.

– Je serais fâchée que vous eussiez défiance de moi, reprit la vicomtesse.

Et, comme madame du Tresnoy protestait par un geste poli, la vicomtesse acheva d'un ton résolu:

– J'en serais fâchée… mais cela ne m'empêcherait pas d'insister… je veux savoir!

– Vous voulez!.. répéta la baronne étonnée.

Madame de Grévy lui prit la main à son tour et la regarda bien en face.

– Vous êtes mère, madame, dit-elle d'un ton affectueux, mais toujours ferme; – vous savez que je n'ai rien à faire de mes dix doigts ni de ma pauvre tête… je passe mon temps à deviner les énigmes que le hasard pose sur mon chemin… je suis devenue très-forte à ce jeu.

Les paupières de la baronne se baissèrent; la vicomtesse poursuivit:

– Vous êtes mère… il est permis aux mères d'avoir peur… cela même leur est commandé quelquefois… mais, par cette raison que vous vous êtes arrêtée dans votre confidence, je dois supposer qu'il s'agissait d'une révélation très-grave…

La baronne gardait le silence.

La comtesse Béatrice peut-elle être sauvée? demanda brusquement madame de Grévy.

– Sur l'honneur, je l'ignore, répondit la baronne.

La jeune femme appuya son front contre sa main.

– Cette jeune Maxence aime le comte de Mersanz? dit-elle encore.

– A cet âge?.. commença madame de Grévy.

– Ses yeux ont trente ans! formula péremptoirement la vicomtesse.

Il y eut un nouveau silence.

– Chère madame, dit la jeune femme en se levant, je suis habituée à vous respecter… ma mère était votre amie… Veuillez pardonner ce qu'il y a eu d'un peu vif dans mes paroles… j'ai besoin de vous avouer ingénument le double travail qui s'est fait en moi depuis quelques minutes… J'ai cru deviner qu'il y avait un grand combat à livrer… un combat dangereux… or, je suis seule ici-bas… et bien fatiguée… Vous avez ouï parler de ces âmes brisées qui se font n'importe quoi pour occuper le restant de leur activité: sauveteurs parfois, – parfois sœurs de charité… Risquer c'est vivre… je n'ambitionne pas le prix Montyon… c'était pour moi… je voulais me divertir à bien faire.

– Votre mère avait ce cœur-là! murmura la baronne, dont les yeux se mouillèrent; – elle cherchait des excuses à ses bonnes œuvres.

– Maintenant, reprit la vicomtesse, – voilà pourquoi ma pensée s'est tournée vers les choses tragiques… M. le baron du Tresnoy a été longtemps préfet de police…

Un voile de pâleur couvrit tout à coup les traits de la baronne.

– Pardon, si je réveille de douloureux souvenirs, chère madame!.. J'ai songé… la pensée m'est venue… mais M. le baron du Tresnoy était un saint… s'il avait eu connaissance de quelque infamie…

Elle tendait la main pour prendre congé.

La baronne retint sa main et prononça tout bas:

– M. le baron est mort du jour au lendemain… subitement…

La vicomtesse resta devant elle bouche béante…

– Si Roger voulait, disait à ce moment le sergent Niquet, rouge comme une tomate, – il nous ferait avoir à chacun une chambre dans l'hôtel!

– Parbleu! approuvait Jean-François Vaterlot.

Et Palaproie, blême et idiot tout à fait:

– Ah! mais oui!

– Si je voulais! s'écria Roger-Bontemps, – si je voulais… A propos, y a-t-il encore des anciennes, par ici?..

– Verdurette, répondit Niquet; – mais c'est bien déjeté… Est-ce que tu aurais l'idée de nous donner les violons, vieux?

– Les femmes, repartit Roger avec une gravité d'ivrogne, – ça met de l'animation dans tous les plaisirs de la volupté!

– Ça y est! fit Palaproie, qui tordait ses paquets de moustaches vineuses.

Roger se mit à rire.

– Quand on pense qu'il a toujours été bête de même, le Palaproie! murmura-t-il. – Pour en revenir, ça serait mignon, un riquiqui de petit baluchon avec quinquets, ici, en plein air… Mais vous n'êtes pas pour la danse, vous autres… le cousin est trop puissant… vous deux, vous avez trop de jambes de bois…

– C'est les suites de la valeur, qu'on rapporte du champ de gloire! protestèrent à la fois les deux sous-officiers.

Puis Niquet tout seul et d'un accent pénétré:

– Si tu nous as engagés pour nous insolenter!..

– La! la! fit Barbedor.

– Cartouchibus! s'écria Roger-Bontemps, – s'ils ne sont pas satisfaits, je vais leur couper les oreilles!

On se leva en tumulte, trébuchant et marchant sur les verres cassés.

L'équilibre manquait partout. Barbedor prononça quelques paroles conciliantes. Les trois vieux braves tombèrent en tas, pleurant à chaudes larmes et s'embrassant à qui mieux mieux.

– Ah! dit Niquet, – l'idée de nous entre-percer nos seins, qui ne battent que l'un par l'autre, était inconséquente!

– Ça y est… dans le cinq cents! balbutia Palaproie donnant enfin le secret de cette locution chérie.

Palaproie était passionné pour le noble jeu de tonneau.

– A propos d'anciennes, fit Niquet en se rasseyant, – tu étais marié, dans le jadis, toi, Roger…

– Ah! mais oui! dit l'adjudant.

Barbedor, moins ivre, regarda le capitaine du coin de l'œil.

La joyeuse figure de celui-ci s'était tout à coup rembrunie.

Niquet poursuivit sans prendre garde à ce changement.

– La Perlette, tonnerre de là-haut!.. j'ai vu bien des vivandières dans le courant, mais une comme celle-là, jamais!

– Ah! mais non! appuya Palaproie.

– Est-elle morte, dis, vieux? continua le sergent.

Barbedor, désormais, ne buvait plus.

Roger assena un grand coup de poing sur la table.

– Parlons pas de ça, gronda-t-il.

– A cause?.. Nous mourrons tous!.. Si elle est défunte, on ne peut donc pas déposer dans la conversation, entre amis, quelques fleurs sur sa tombe?..

– Parlons pas de ça! répéta Roger d'un air sombre.

– Vous savez bien, dit Barbedor, – que le cousin n'a pas été heureux en ménage.

– Pas heureux!.. s'écria le vieux capitaine en se tournant vers lui, les veines du front gonflées et les larmes aux yeux.

Barbedor n'était pas méchant; son cœur se serra. Si le souvenir abhorré des deux coquines, si la pensée de la barrière des Paillassons, sa création, sa Galathée, n'eussent point traversé à la fois son esprit, il eût prononcé sans doute un mot de plus, – un mot qui aurait bien changé la face des choses.

Mais l'article du Journal des Débats était tout chaud encore.

Barbedor garda le silence.

Niquet et Palaproie se regardaient en riant stupidement.

– Excusez, dit le sergent; – quand on ne sait pas, on ne sait pas… Si ton épouse t'a fait éprouver des chagrins cuisants, vieux Roger, motus!.. C'est des affaires de famille délicate, dans la vie privée…

– Ah! mais oui! fit Palaproie.

Roger avait mis ses deux coudes sur la table et semblait rêver.

– Faut parler d'autres choses, dit Niquet avec cette insolente pitié des brutes; – ce sujet a l'air de l'inconvénienter fortement.

– Ça y est! répliqua l'adjudant, qui cligna son œil éteint et nigaud.

– Donc, reprit le sergent, – voyons voir à changer adroitement le front de bataille.

Il toussa et reprit, d'une voix de stentor:

– Du temps de l'ancienne, vieux, y avait un camarade qui s'appelait Garnier et qui avait commencé comme toi dans la caisse…

Roger se redressa si brusquement, que Niquet eut la parole coupée.

– Tu n'as pas de chance! grommela Barbedor.

Le sergent ouvrit des yeux énormes et souffla dans ses joues.

– Bon! bon! fit-il, – j'ai mis le doigt sur la plaie… Ce Garnier était un bel homme… et je me souviens à présent qu'il avait parlé à la Perlette…

– Tais-toi! s'écria Roger, dont le front était cramoisi.

Palaproie pensa:

– Ça y est tout de même… dans le cinq cents!

– Bon! bon! répéta Niquet; – quand on ne sait pas, pas vrai?.. A la santé de l'ami Roger, vous autres!.. Chacun a son épine dans le pied… à moins d'avoir deux jambes de sapin… Hi hi hi hi!.. celle-là est bonne!

– Ah! mais oui! dit Palaproie.

– Mais tu avais deux enfants, reprit Niquet après avoir bu; – ton aîné doit être grand comme père et mère… Je l'ai vu enfant de troupe, moi, ce gamin-là!..

Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, ne voulut pas que la causerie s'engageât sur ce terrain.

Pour cela, sans doute, il avait ses raisons.

– Que diable! s'écria-t-il, – allez-vous nous le laisser tranquille, oui ou non?.. Si vous m'en aviez chanté la moitié aussi long, nom d'un cœur! j'aurais déjà mis la table sur vos carcasses, sans vous offenser!.. Buvez, puisqu'il y a de quoi, et donnez la paix au cousin… vous l'avez rendu tout triste…

– Ça n'était pas notre intention, monsieur le cabaretier! dit Niquet, qui mit le poing sur sa bonne hanche.

– Ah! mais non!

– Vous parlez haut, reprit le sergent, – par suite que vous savez exécuter des tours de force sur les tréteaux!.. Quoiqu'il n'y ait pas de sot métier, dit-on, celui-là ne va pas à tout le monde…

– Ah! mais non!

– En conclusion, acheva Niquet, – je vous invite à ne pas témoigner plus de familiarité qu'il ne faut à deux anciens de qui l'existence fut toujours le miroir de l'honneur!

– Ça y est, ponctua Palaproie d'un accent tout guerrier.

Et les deux vieux prirent des poses de matadors.

Jean-François Vaterlot avait son rire bonhomme.

– Voilà une chose à quoi je n'avais pas encore pensé, dit-il entre haut et bas; – quand la barrière des Paillassons sera ouverte, peut-être que ces caduques viendront dans mon établissement… ce sera tout droit du dôme au château de la Savate… Dire que les plus belles idées ont comme ça leurs inconvénients!

– Cousin, reprit-il en se tournant vers le capitaine, – est-ce que ça te contrarierait, si je les mettais tous deux en fagot pour les casser sur mon genou.

Certes, il est impossible de côtoyer la bagarre de plus près. Mais la bagarre, dans ce singulier quartier où la vaillance asthmatique respire, est un abîme entouré d'un haut garde-fou. On peut la côtoyer toujours sans y tomber jamais.

Au bout de la balustrade est un autre trou: la réconciliation touchante, humide et pleine d'affreux attendrissements.

Trois minutes ne s'étaient pas écoulées, que Niquet et Palaproie larmoyèrent sur le sein de Barbedor. – «Tirez! tirez!» eût dit Chicaneau des Plaideurs.

Le capitaine Roger avait oublié lui-même sa mauvaise humeur.

– Ça vous amuserait donc bien, dit-il répondant sans doute à quelque question précédemment posée, – de savoir comment se fit ce mariage-là?..

– Ah! mais oui! répliqua Palaproie.

Barbedor devint attentif.

Le capitaine versa une tournée et parcourut son cercle d'un regard vainqueur.

– Vigilance, commença-t-il, – sévérité tempérée par la douceur, régularité pour l'heure des repas, propreté, arts d'agrément, lecture, écriture et musique vocale avec piano, tel a été mon plan dans l'éducation de ma fille. Je ne m'en suis jamais écarté d'une semelle. Ç'a m'a coûté bon; – mais j'ai obtenu des résultais tels, que vous ne trouveriez pas beaucoup de pimbêches dans les couvents à mille écus pour savoir siffler Ma Normandie ou autre aussi agréablement que la jeune Béatrice Roger, présentement comtesse de Mersanz… Quant au sérieux, l'arithmétique et l'orthographe, pas un pli… quoi! la géographie tout entière… et brodant comme une fée… et dansant… Voilà!

»Je m'arrête, pour ne pas tomber dans le défaut des vantards qui s'en font accroire à tout bout de champ. Je n'aime pas parler de moi, sauf pour l'intelligence de l'anecdote.

»Il y a donc que, vers l'âge de quinze ans, quinze ans et demi, Béatrice était une petite rose des quatre saisons, fraîche comme les amours. – Qu'auriez-vous fait de ça, vous autres, les anciens?

– Dame!.. repartit prudemment Niquet.

– Ah! mais!.. fit Palaproie.

– Nom d'un cœur! ajouta Barbedor; – garder un brin de fille, c'est presque aussi difficile que de percer le mur d'octroi.

– Tu dis?.. interrogea le capitaine.

– Rien, rien… tu n'es pas au courant de l'affaire, cousin.

– Du diable, si je vois ce que le mur d'octroi vient faire là dedans, grommela Roger, – à moins que ce ne soit, comme l'on dit, une métaphore de rhétorique… qu'il faut élever des barrières autour de la vertu des jeunesses… En ce cas-là, je dis comme Palaproie: Ça y est… il en faut… et de bonnes!.. Vous souvenez-vous du lieutenant Toussaint Mallaroux, de la 24e?..

– Le grand Toussaint?

– Toussaint la Gaule?

– Toussaint était retiré du côté de chez nous… il avait une fille approchant aussi belle que ma Béatrice… Ce n'est pas gai, ce que je vas vous conter là… Un soir, il vint à Grenoble, où nous étions pour lors… Nous soupâmes… après ça, il me dit:

» – Je vais prendre l'air…

»Je le regardai dans le blanc des yeux et je lui dis:

» – Tu es malade?

»Il me répondit:

» – Non.

»Nous sortîmes de la ville bras dessus bras dessous. – Je revins tout seul…

Le capitaine Roger fit ici un silence. Ses traits avaient en ce moment une expression mélancolique et véritablement noble.

– Pauvre Toussaint! reprit-il. – Quand nous fûmes dans les champs, il me dit:

» – Roger, tu as une fille… tu l'aimes bien, pas vrai?

»Il avait l'air si triste, que j'eus le frisson par tous les membres.

» – Cartouchibus! m'écriai-je; – si j'aime bien ma fille!.. en voilà une question!

»Il mit la main sur mon bras.

» – Réponds-moi comme un homme, reprit-il; – si quelqu'un venait te dire que ta fille…

» – Je le tuerais! l'interrompis-je, – car il en aurait menti comme un gueux!

» – Et s'il n'en avait pas menti?.. poursuivit Toussaint.

»Je ne pouvais pas le voir, figurez-vous, parce qu'il faisait déjà nuit. – Mais sa pauvre voix me semblait bien changée.

»Une idée terrible, une idée folle me traversa l'esprit. – Si ma Béatrice…

» – Je la tuerais! m'écriai-je, la tête en feu déjà.

» – Non, murmura-t-il, – tu ne la tuerais pas…

» – Alors, dis-je en m'arrêtant court, – je me ferais sauter le caisson.

» – A la bonne heure, fit Toussaint d'une voix douce et affaiblie.

»Ce fut sa dernière parole. Je vis une lueur rapide. J'entendis un coup de feu tout près de moi. Toussaint tomba à la renverse.

»Il s'était fait sauter la cervelle d'un coup de pistolet.

La fabrique de mariages, Vol. III

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