Читать книгу La fabrique de mariages, Vol. III - Féval Paul - Страница 3
V
– Le réveil de Béatrice. —
ОглавлениеLe soleil de midi inclinait les bouquets trop lourds des lilas. Le feuillée était chaude; sous les bosquets, l'air circulait tout imprégné du parfum des fleurs.
Ces tièdes matinées où le printemps mûr a déjà les langueurs de l'été, répandent ces senteurs particulières qu'on reconnaît toute sa vie après les avoir respirées une fois. Cela produit sur les sens le double effet d'un cordial et d'un narcotique. L'âpre émanation des feuilles toutes jeunes, frappées par le rayon trop brûlant, se mêle aux suaves aromes des corolles tôt ouvertes. L'herbe qui pousse jette de vigoureuses effluves, la terre fermente; il semble que chaque odeur distincte puisse être perçue dans la brise, qui pourtant les entraîne confondues.
C'était ainsi dans ce beau jardin de Mersanz, dont les allées déroulaient leur sable d'or sous les vertes voûtes. Le balcon de l'hôtel du Tresnoy ne voyait que la plate-forme où trônait ce quatuor burlesque, commandé par le capitaine Roger. A droite et à gauche, c'étaient de mystérieux bosquets, des pelouses abritées où nul indiscret regard ne pouvait pénétrer. Au bout des larges avenues, quelques statues blanches se montraient à demi. La pièce d'eau bruissait derrière les charmilles, précédant la cascade qui se perdait là-bas dans la grotte envahie par les lierres.
Il y avait, vers l'extrémité orientale de l'hôtel, deux croisées dont les persiennes étaient closes. Elles donnaient sur un gracieux parterre au delà duquel un quinconce de grands ormes abaissait des branches pleureuses jusque sur la pelouse.
Deux cignes nageaient silencieusement sur le bassin aux lèvres de marbre et se jouaient autour du jet d'eau patient, qui dispersait au soleil sa petite gerbe nacrée.
Ces deux croisées appartenaient à la chambre à coucher de la comtesse Béatrice.
Un temple charmant que l'amour du comte Achille s'était plu à rendre digne de l'idole!
Car il aimait bien, au commencement, ce comte Achille. C'était un de ces cœurs fougueux dont les premières ardeurs imitent à s'y méprendre la passion délicate et profonde. Ceux-là sont d'autant plus dangereux qu'ils ne mentent point. Leur âme est donnée de franc jeu.
Seulement, ils la reprennent.
La chambre à coucher de la comtesse Béatrice, tendue de lampas bleu sur bleu, montrait à demi, ce malin, les mignardes coquetteries de son style Louis XV. On voyait bien que ces meubles, ces tentures et ces délicieux colifichets avaient été appareillés à plaisir par le soin amoureux d'un artiste. C'était adorablement joli, et rien ne manquait dans ce boudoir-musée, qui résumait le luxe du XVIIIe siècle.
Il faisait presque nuit. La mousseline des Indes tamisait ces douces lueurs qui venaient du jardin au travers des persiennes closes et des tentures tombantes. Il fallait s'accoutumer à cette obscurité pour apercevoir, au fond de l'alcôve, parée comme un autel, le délicieux visage de Béatrice endormie.
Vous avez tous éprouvé une surprise mêlée de colère à la vue de certains abandons. Il y a des femmes si belles et à la fois si bonnes, que l'injure qui les frappe semble un sacrilége et un blasphème.
Le cœur se serre quand on songe que le malheur et la tristesse peuvent courber ces fronts d'ange, et qu'une créature, la plupart du temps inférieure, a le pouvoir de cacher sous une voile de deuil ces radieuses auréoles.
Hélas! il en est toujours ainsi, depuis que le monde est monde.
Ce bandeau qui couvre les yeux de l'amour est le symbole le plus navrant et à la fois le plus vrai de la mythologie antique. La vie humaine, sous ce rapport, ressemble à une immense agape où les cœurs vont s'appareillant au hasard des flambeaux éteints.
Il y a des compensations qui font frémir. Tandis que ces belles saintes souffrent leur silencieux martyre, d'autres femmes armées en guerre vengent leur sexe, fatalement et cruellement, sur quelque haute nature de penseur ou de poëte. Les comtes Achille ont leurs pendants parmi ces dames, et, chaque fois qu'un pauvre ange s'éteint dans les tortures de l'oubli, quelque Béjart rieuse, quelque Éléonore hautaine, fait tourner en larmes le sang de Torquato ou brise le cœur de Molière.
Bien des gens vous diront qu'il ne faut accuser personne. C'est le sort du péché originel. Cela fait les saintes et cela fait les poëtes. Toute montagne à sa vallée, toute lumière à son ombre.
Béjart n'est pas méchante au fond; Éléonore joue son rôle et accomplit sa destinée. Quant au comte Achille, vous savez bien que c'est un galant homme.
A l'heure où il fait serment d'aimer toujours, il est sincère. Pour tout l'or du monde ou même pour un trône, vous n'obtiendriez pas de lui un mensonge. Ce cœur, je vous l'affirme, a des côtés nobles. Cette fierté entrerait en révolte à la pensée d'une lâcheté.
Mais l'âme a ses infirmités lamentables; mais les sens vainqueurs peuvent dompter l'esprit qui s'endort. Et la conscience elle-même est faible contre cet irrésistible avocat qui s'appelle le désir.
Le récit du bon capitaine Roger était un peu vide, attendu que ni son gendre ni sa fille ne lui avaient raconté leurs petits secrets; mais ce récit ne contenait du moins rien qui ne fût conforme à la vérité. C'était à Liége que le comte Achille et Béatrice s'étaient vus pour la première fois. Béatrice habitait avec son père un petit appartement modeste; Achille occupait de l'autre côté de la rue le plus bel hôtel qui fût dans la ville.
Béatrice chantait tout le jour. Depuis qu'elle se connaissait, elle n'avait éprouvé qu'un chagrin, l'absence de sa mère.
Le capitaine Roger n'aimait pas lui parler de sa mère.
Mais quelquefois, par boutades, quand il avait vidé avec un ancien camarade un flacon ou deux de vin de France, il abordait ce sujet de lui-même et ne tarissait plus. C'étaient alors de singulières paroles qui tombaient de sa bouche, des paroles étrangement contradictoires. La pensée du bon capitaine s'exprimait, en ces cas-là, plus confusément encore que d'habitude. On n'aurait vraiment su dire, après l'avoir entendu, ce qui dominait en lui de la rancune ou de l'enthousiasme.