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I
– Le billet de mille francs. —

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Dans les premiers jours de mai, en l'année 1836, deux hommes se rencontrèrent dans l'une des contre-allées du boulevard de Saxe, derrière l'hôtel royal des Invalides. L'avenue était déserte, comme il arrive souvent. C'est à peine si quelques soldats passaient deux à deux à de longs intervalles, portant leur chapelet de bidons enfilés. Ce quartier, situé entre les Invalides et l'École militaire, est triste à en mourir. On n'y rencontre que des guerriers en négligé, ou quelques vieux débris de nos victoires, montant clopin-clopant à la barrière de Vaugirard pour boire au Grand-Vainqueur le vin exempt de droits en rabâchant des épluchures de batailles. Après déjeuner, le soleil d'Austerlitz réchauffe tous les cabarets du Gros-Caillou, comme le soleil de juillet illuminait encore, à l'époque où se passe notre histoire, toutes les guinguettes des environs de la Bastille.

Ils vont et viennent, ces soleils historiques; le vrai soleil du bon Dieu n'en peut mais et se venge en aveuglant les astronomes qui lui cherchent des taches.

C'est le quartier des marchands de bois en gros. A cette époque où la garde civique était à la mode, tous les chantiers portaient pour enseigne un français coiffé du bonnet à poil. Il y avait dans les avenues, et tout le long du boulevard des Invalides, le chantier du Garde national, le chantier de l'ancien Garde national, le chantier du nouveau Garde national, le chantier du vrai Garde national, et d'autres. La concurrence parisienne, bien honnête mais adroite, sait ainsi varier ses moyens.

A part les chantiers, quelques usines, deux fabriques de chandelles, des fermes de maraîchers plus sauvages que les métairies de la Sologne, mais moins pittoresques, – des couvents, le puits de Grenelle et beaucoup de maisons d'éducation. Ce qui distingue cette portion lointaine du Gros-Caillou, ce sont des multitudes de pensions pour MM. les officiers et des cabarets d'une tristesse profonde où la bière ne mousse que sur l'enseigne. On y boit de l'eau-de-vie à 12 degrés; on y boit surtout des demi-tasses de ce liquide désobligeant à la vue, blessant pour l'odorat, qui contient toute sorte d'ingrédients, sauf le café dont il porte le nom. Ces cabarets ont une physionomie toute particulière. Ce sont des masures presque neuves, mais caduques et rachitiques comme les enfants des vieux. La recette s'y fait le lundi avec des gens venus on ne sait d'où: le reste de la semaine, ils chôment. Plusieurs ont une mauvaise réputation.

Il n'est pas dans Paris de quartier qui soit plus émaillé de militaires. Sous la Restauration, c'étaient de dangereux parages. En 1836, on y assassinait encore assez bien vers la brune.

De nos jours, on n'assassine plus nulle part. L'âge d'or est venu sur terre.

Le journal le Droit, à court de crimes, va se fondre, dit-on, avec la Gazette des Tribunaux qui est sans ouvrage.

Il était environ dix heures du matin. La journée s'annonçait superbe et la brise balançait les grands arbres au feuillage tout jeune, mais déjà décoloré par la poussière. Nos deux hommes se rencontrèrent à peu près au milieu de l'avenue, vers l'endroit où se construit maintenant le couvent coquet des dames carmélites.

Il y avait alors, sur la droite, un chantier; sur la gauche, un pensionnat de jeunes filles.

Le marchand de bois étalait ses bûches savamment superposées à droite de la chaussée. Ses tas énormes formaient de jolis dessins; au haut du plus architectural, une horloge était placée, et, devant la grille, une enseigne effrontée criait aux passants: Seul chantier du Garde national.

Le pensionnat avait aussi bien bonne mine. On voyait quelques têtes d'acacias derrière le premier corps de logis. Une vaste enseigne, noir sur blanc, sans colifichets ni ornements, portait en grosses lettres: Pensionnat de jeunes personnes, avec jardin, tenu par mademoiselle Géran.

Au-dessous, trois médaillons de forme ovale traduisaient cela en anglais d'abord: Boarding school for young ladies; en allemand ensuite: Kostschule zu Jungferen; enfin, en espagnol: Casa de educacion para las señoritas.

Il y avait aussi une grille, mais fermée par des persiennes; une grosse cloche de couvent, pendue à une tige de fer, dominait un des piliers du portail, et, chaque fois qu'un passant s'approchait un peu trop près de l'entrée, on entendait l'aboiement terrible d'un mâtin.

Ce mâtin, à en juger par sa voix, devait être d'une taille énorme.

– Vous vous êtes fait attendre, monsieur Fromenteau! dit le plus âgé de nos deux compagnons, sans se découvrir, tandis que l'autre soulevait son chapeau.

– Dix heures juste, répondit celui-ci, qui montra l'horloge du chantier.

– Si les horloges des marchands de bois sont aussi justes que leurs mesures… Mais brisons là, monsieur Fromenteau, et dépêchons: je suis accablé d'affaires.

– Les mariages vont bien? demanda Fromenteau en clignant de l'œil.

Son interlocuteur le toisa d'un air de supériorité si souveraine, que Fromenteau, éperdu, toucha son chapeau derechef.

Ce Fromenteau sentait le pauvre diable, bien qu'il fût proprement couvert. Il était habillé tout de noir avec une cravate blanche un peu fatiguée. De grands papiers sortaient de ses poches; signe évident de misère.

Ces grands papiers qui sortent des poches ne valent jamais rien pour celui qui les porte: papiers d'huissier, papiers d'avocat, papiers de poëte. Je ne sais pourquoi la détresse à papiers est la plus navrante de toutes.

Fromenteau n'était ni poëte, ni plaideur. Il avait, au cinquième étage d'une vilaine maison de la rue de la Harpe, un cabinet d'affaires et de renseignements.

Bon métier, métier tout parisien, où l'on se damne à fond et irrémissiblement pour manger du pain sec.

Le compagnon de Fromenteau était un tout autre homme: pantalon gris à guêtres collantes et à plis sur le ventre; gilet de velours noir, montrant sa pointe sous le frac bleu, militairement boutonné; cravate noire étoffée et nouée largement, hauts cols de chemise, moustaches en brosse, chapeau à bords importants, cigare de cinq sous, pas de gants, gros jonc à pomme d'or. Ses moustaches et ses cheveux commençaient à grisonner, mais vous ne lui auriez pas donné plus de cinquante-cinq ans. C'était un assez bel homme, se tenant droit, se portant haut, et gardant cette physionomie d'officier en demi-solde, qui fut si populaire sous la Restauration.

Le nom n'était pas au-dessous du personnage. Tout le monde ne s'appelle pas M. Garnier de Clérambault. Cela sonne.

Enfin, la profession valait l'homme et le nom. M. Garnier de Clérambault, par ses relations dans le grand monde (ceci faisait partie de ses prospectus), par sa position de fortune et de moralité, par la confiance qu'il avait su inspirer aux familles, pouvait offrir son entremise utile aux célibataires ou veufs des deux sexes, désirant contracter mariage.

Il avait l'honneur d'offrir aux amateurs des dots liquides et sérieuses, depuis trois cents francs jusqu'à sept millions quatre cent vingt-sept mille six cent soixante-cinq francs. Il ne plaçait que des rosières, et, quant aux épouseurs, il répondait de leur ingénuité sur sa propre tête. Il mariait les humbles aussi bien que les puissants. Son carnet bienveillant s'ouvrait aux cuisinières sur le retour tout comme aux jeunes princesses polonaises; il accueillait même les demoiselles du quartier Bréda, pourvu qu'elles eussent de la candeur et des économies. Son personnel en fait d'hommes embrassait l'ordre social tout entier. Il avait entre ses mains des cœurs de porteurs d'eau, des cœurs d'avoués en mal d'étude non payée, des cœurs de professeurs, des cœurs d'artistes, des cœurs de généraux, et même un cœur de banquier.

Rara avis in terris, oiseau rare sur terre, disait Fromenteau, qui avait fait ses humanités et à qui l'escompte avait été cruelle. Fromenteau croyait à tout, hormis à ce cœur-là. – A supposer qu'il existât, ce cœur, il valait pour Fromenteau, comme curiosité, la collection tout entière.

Fromenteau était sceptique et malignement frondeur, comme tous les vaincus de la bataille sociale. Fromenteau avait essayé beaucoup et peu réussi. Garnier de Clérambault le dominait de toute la hauteur de son succès.

A cette question mal séante: «Les mariages vont bien?» M. de Clérambault ne daigna même pas répondre.

– Où en sommes-nous? demanda-t-il en remontant l'avenue.

– Hé! hé! fit l'agent d'affaires, – on ne gagnerait pas de vie à cet ouvrage-là… j'aimerais mieux copier pour les contributions directes ou placer des madères de la petite Villette… Tenez, patron, vous pourriez faire mon bonheur si vous vouliez, vous savez bien?..

Clérambault s'arrêta.

– Voulez-vous que je vous marie, monsieur Fromenteau? demanda-t-il.

– Ah! patron! répondit le pauvre diable, dont les yeux se baissèrent mélancoliquement, – ne plaisantons pas là-dessus, je vous prie… chacun a ses affaires de cœur… Je suis né constant, et je n'épouserai jamais que Stéphanie.

Il regarda Clérambault en dessous pour voir si celui-ci riait; mais Clérambault s'occupait déjà d'autre chose. Fromenteau, tout pâle et tout maigre, avec des yeux fatigués, cachés derrière des lunettes rondes, ne présentait pas un aspect très-séduisant, et cependant il y avait un sentiment si vrai sous le comique de ses paroles, que bien des gens l'eussent volontiers écouté.

Il reprit avec ce plaisir triste qu'on éprouve à sonder sa propre maladie morale:

– A peine au sortir de l'enfance…

– Quatorze ans, au plus, je comptais, interrompit Clérambault sur l'air de Joseph vendu par ses frères.

Fromenteau poussa un gros soupir; mais il poursuivit:

– J'avais un peu davantage: seize ans, seize ans et demi… Ah! patron, il y a longtemps de cela! J'étais rhétoricien… elle portait les chapeaux chez une modiste de la rue Saint-Honoré… dans le haut… je la rencontrai un jour d'orage et je lui prêtai mon parapluie… je n'avais pas de position: elle épousa M. Lebel, son premier, suisse à Saint-Philippe du Roule… un homme que je n'aimais pas… Il mourut… si vous saviez comme elle est bien en veuve!.. Je déclarai mes sentiments; elle ne me rebuta pas… mais je n'avais pas de position faite; elle fut obligée, bien malgré elle, d'épouser son second, M. Mullois, garde du commerce… un homme que je détestais… il mourut aussi… J'accourus: je la trouvai embellie et occupée à remettre à la mode son ancien deuil de veuve… elle eut des bontés pour moi; mais, hélas! je n'avais pas encore de position faite: son troisième se présenta et fut accueilli, M. Mouillard, bandagiste… un homme que je n'ai jamais pu voir!..

– Tournez à droite! commanda M. Garnier de Clérambault.

Ils arrivaient à une petite ruelle qui passait entre le chantier et un marais plein de légumes sous cloches, pour rejoindre l'avenue d'Harcourt. Fromenteau tourna à droite dans la ruelle et continua en s'animant:

– Il est mort, monsieur, il est mort!.. et n'est-ce pas une destinée? Stéphanie ne peut garder un seul de ses maris parce qu'il est écrit là-haut qu'elle sera ma femme…

– Quelle âge a-t-elle? demanda M. Garnier de Clérambault.

– Quarante-neuf ans… aux roses.

– Et que ne l'épousez-vous?

Fromenteau croisa les mains sur son ventre, à revers, et s'arrêta dans cette attitude qui peint le découragement.

– Je n'ai pas encore de position faite, balbutia-t-il avec des larmes dans la voix… – à mon âge… avec l'éducation que j'ai reçue… je suis bachelier ès lettres, monsieur!.. et voilà que M. Moyneau pousse sa pointe tout doucement… gardien au passage du Saumon… bel uniforme… il sera son quatrième… je le sens à la dent que j'ai contre lui…

– Nous voici dans un endroit où nous pouvons causer à l'aise, interrompit Clérambault; trêve de sottises!

– Des sottises, monsieur! se récria Fromenteau, – quand il s'agit de ma félicité!.. Il me faut beaucoup de force morale pour achever, monsieur… mais j'achèverai: je m'en suis imposé le devoir… Que me manque-t-il pour être le quatrième de Stéphanie? une position faite. Vous pouvez me la donner…

– Moi, mon bon?

– Oui, monsieur… et à peu de frais… Vous n'ignorez pas que mon neveu Prosper est dentiste et qu'il a inventé une préparation dont les effets sont tout bonnement miraculeux… Avec une goutte de cet élixir…

– Passez! fit Clérambault.

– Très-bien, monsieur!.. Vous n'avez pas foi dans l'odontophile végétal

– Pas la moindre.

– Voulez-vous que je vous fournisse une preuve?..

Fromenteau plongeait déjà sa main maigre dans la vaste poche de son habit noir.

– Ce n'est pas nécessaire, dit le marieur en l'arrêtant; – que vous faut-il?

– Stéphanie! répondit sans hésiter ce chevaleresque Fromenteau; – c'est-à-dire une position faite pour mériter Stéphanie, c'est-à-dire un billet de mille pour conquérir une position.

Il y a des expressions qui tarent un homme. Sans ce mot billet de mille, nous aurions presque pris Fromenteau pour un troubadour. Mais billet de mille! Méfiez-vous profondément des gens d'esprit qui disent billet de mille au lieu de mille francs. C'est de l'argot. On parle ainsi au tapis-franc et à la bourse.

Après cela, on peut être troubadour et malhonnête.

– Monsieur Fromenteau, dit Clérambault d'un ton protecteur et hautain, – si nous sommes content de vous, je ne vois pas pourquoi on vous refuserait cette bagatelle… mais il faut qu'on soit content… très-content… Veuillez me rendre compte de vos démarches.

Pour la troisième fois, Fromenteau se découvrit et montra sa tête dégarnie sans être chauve: une pauvre tête pointue de faiseur subalterne et malheureux.

– Mes démarches, commença-t-il, ont été nombreuses et couronnées de succès. J'ai découvert, d'abord, le notaire de M. le comte Achille de Mersanz…

– Bravo! dit Clérambault, qui ajouta aussitôt plus froidement: – c'est quelque chose… Qui est ce notaire?

– M. Souëf (Isidore-Adalbert), rue de Babylone, no 7.

– Je le connais… Depuis combien de temps fait-il les affaires de M. de Mersanz.

– Depuis son émancipation.

– En date?..

Fromenteau consulta un de ces grands papiers qui sortaient de ses poches.

– En date du 9 septembre 1816.

– Vingt ans… supputa M. Clérambault; – Césarine n'a que dix-sept ans… Ce notaire était donc déjà dans la maison du temps de la première femme… C'est parfait!

Fromenteau se frotta les mains en songeant à l'odontophile végétal, inventé par son neveu Prosper. Prosper lui avait offert une association pour exploiter ce précieux produit, moyennant mille francs comptants: six cents francs pour le local et le mobilier, quatre cents francs pour faire imprimer des petites affiches que Fromenteau s'était chargé lui-même de coller sur toutes les persiennes de tous les rez-de-chaussée. – Nous savons d'immenses fortunes qui ont eu des commencements beaucoup plus modestes.

– Après? dit Clérambault.

Fromenteau baissa le nez sur son papier.

– Maître Souëf a cinq clercs, reprit-il: —Primo, Glayre (Charles-Jean), capax et notaire reçu, qui va prendre bientôt l'étude.

Clérambault nota ce nom sur ses tablettes.

– Secundo, poursuivit Fromenteau: M. Martineau (Théodore-Jean-Baptiste), vieux routier qui restera toujours second clerc; Tertio, M. Marcailloux (Ernest-Napoléon); Quarto, M. Midois (Amand-Fidèle).

Le marieur nota encore ces trois noms et hocha la tête d'un air mécontent.

– Quinto, acheva Fromenteau, M. Rodelet (Léon-Arthur).

Clérambault referma précipitamment son carnet et donna un grand coup sur l'épaule pointue du pauvre diable.

– Léon Rodelet! s'écria-t-il; – Léon Rodelet est clerc chez maître Souëf?

– Isidore-Adalbert, repartit Fromenteau, qui s'inclina. – Ce jeune Rodelet (Léon-Arthur) n'a pas encore d'appointements… il appartient à une famille honorable… A la fin de l'année, on compte lui donner cinquante francs par mois et le déjeuner.

– Diable!.. et sa famille honorable lui fait une bonne pension?

– Presque rien…; ce qui ne l'empêche pas de mener bonne vie, à ce qu'il paraît… Il a un gentil appartement…

– Toujours rue du Bac?

– Vous le connaissez, patron, à ce que je vois… Il a quitté la rue du Bac et demeure ici près, au coin de la rue Neuve-Plumet, dans la maison de maman Carabosse.

La figure épanouie du marieur se couvrit d'un nuage à ce nom. Mais ce fut l'affaire d'un instant, et il demanda:

– A quel étage?

La ruelle allait en montant; ils étaient tout au bout du chantier et dominaient les alentours. Fromenteau montra du doigt au loin une terrasse fleurie qui formait le plus haut étage de la dernière maison de la rue Plumet.

– C'est à lui ce jardin suspendu, dit-il; – ça lui a coûté de l'argent.

Clérambault se prit à sourire.

– On doit voir cela du jardin de la pension Géran… murmura-t-il.

A quoi Fromenteau répondit:

– Pour ce qui est de ça, je ne sais pas.

Clérambault prit son binocle en or et l'essuya soigneusement pour regarder mieux la terrasse.

– C'est très-gentil, cela, dit-il; – ce jeune M. Léon Rodelet est un garçon de goût…

– Et faraud! ajouta Fromenteau, – il faut voir!.. Quand il ne va pas à l'étude…

– Il manque souvent?

– Mauvaise santé, à ce qu'il dit… mais on commence à trouver qu'il abuse des maux de gorge et des points de côté… d'autant mieux qu'il traite ces indispositions en courant à cheval toute la sainte journée avec des bottes molles et des gants paille… Et il a le tort de ne pas s'éloigner assez de la rue de Babylone… Il est toujours dans le quartier, passant et repassant dans l'avenue de Saxe… S'il allait au bois ou aux Champs-Élysées…

– C'est que, sans doute, interrompit le marieur, – la personne qu'il cherche n'est ni aux Champs-Élysées ni au bois.

– C'est juste, cela, dit Fromenteau avec sensibilité; – si on me demandait, à moi, pourquoi je flâne toujours du côté du Petit-Montrouge, je serais bien forcé de répondre que Stéphanie habite le village de Plaisance, et qu'il est un aimant moral, appelé sympathie par le vulgaire, qui exerce une attraction… Mais, tenez, patron, en parlant du Petit-Montrouge, on est sûr d'y rencontrer M. Léon Rodelet, tous les jeudis et tous les dimanches, en grande tenue et à cheval…

– Le jeudi et le dimanche… répéta Clérambault qui réfléchissait; – précisément les jours où la pension Géran va en promenade… Est-ce que le chalet de la pension Géran n'est pas au Petit-Montrouge?

– Tout près du modeste réduit, monsieur, où Stéphanie respire… Vous vous intéressez, à ce qu'il paraît, à ce jeune Léon Rodelet?

– Il s'agit de savoir, pensa tout haut le marieur, s'il est amoureux de Maxence ou de Césarine…

– Hein?.. fit Fromenteau; Césarine de Mersanz?.. Je suis bête, moi!.. Vous voulez faire le mariage, c'est clair!

Au lointain, du côté de l'avenue de Saxe, un son de cloche aigrelet se fit entendre. – Puis de joyeux cris, des cris de jeunes filles qui prennent leur volée, s'élevèrent.

Un cavalier descendit la ruelle au grand galop. M. Garnier de Clérambault et son compagnon n'eurent que le temps de se ranger contre le mur du chantier. Le cavalier ne les aperçut même pas.

C'était un tout jeune homme, tourné comme il faut, et bien à cheval. Sa figure régulière et un peu fatiguée portait les traces d'une préoccupation triste. Il était mis à la dernière mode, trop bien mis pour l'heure matinale. Un œil expert aurait su découvrir qu'il manquait un peu de ce laisser aller, de ce diable au corps qui distinguent l'insoucieux viveur. Il semblait, en vérité, jouer au gentleman, et il apportait en quelque sorte un soin surabondant aux détails de son rôle.

Il passa comme un éclair.

– Juste au son de la cloche!.. grommela Clérambault.

– Quand on parle du loup… commença Fromenteau finement.

– Dites-donc, patron! s'interrompit-il, si l'âge d'or revient, les petits clercs iront le matin à leur étude en berline à quatre chevaux… M. Rodelet est déjà dans l'âge d'argent… Avez-vous vu sa jument? un bijou!

Clérambault sembla s'éveiller tout à coup de sa méditation.

– Voyons, reprit-il brusquement, assez de cancans!.. à nos affaires… Les renseignements sur M. de Mersanz…

– Complets! répliqua Fromenteau, qui changea de ton aussitôt.

Il fouilla dans plusieurs poches, d'où il retira une prodigieuse quantité de papiers. Parmi ces papiers, il choisit une feuille volante et remit ses lunettes à cheval sur son nez.

– «Mersanz, lut-il à demi-voix et en se rapprochant de son patron, qui se penchait pour égaliser les tailles; – Mersanz (Achille-Frédéric-Félix le Pescheur, comte de), né à Aix-la-Chapelle le 3 février 1798, marié en 1819 à Catherine-Marie Labbé de Pont-Labbé, fille aînée de M. le marquis de Pont-Labbé, gentilhomme de la chambre, commandeur de Saint-Louis, grand officier de la Légion d'honneur, pair de France, etc., etc., veuf en 1822, remarié en… (ici la date manquait) à Béatrice-Rosalie-Marie Roger, fille d'un simple capitaine de l'Empire, en retrait de solde depuis la rentrée des Bourbons…»

– En voilà une chute! s'interrompit Fromenteau. – Va toujours…

– «Colonel de hussards, démissionnaire en 1830, officier de la Légion d'honneur, membre du conseil général de l'Indre…»

Clérambault lui mit la main sur l'épaule.

– Le détail de la fortune? dit-il.

– Voilà, patron, répondit Fromenteau, qui eut un complaisant sourire; quand il s'agit de mariage, c'est le principal… hé hé!.. Mademoiselle Césarine est fille unique… grande héritière… hé! hé!.. mais le comte Achille n'a que trente-huit ans… et la comtesse sa femme est toute jeune… hé! hé!.. hé hé!.. En voilà une qui est jolie!.. ses petits frères et sœurs peuvent venir…

– La fortune? répéta Clérambault, qui frappa du pied avec impatience.

– Voilà, patron, voilà… C'est magnifique!.. cinquante-cinq mille francs de contributions foncières… en France seulement… sans compter les biens de Prusse et les valeurs mobilières.

– Cinquante-cinq mille francs! répéta Clérambault.

– Quand on songe qu'avec la cinquante-cinquième partie de cela, soupira Fromenteau, l'odontophile végétal marcherait sur des roulettes… que j'aurais une position faite… et que je serais le quatrième de Stéphanie!.. Voulez-vous le détail?

– Rapidement.

– Il y a d'abord la terre de Mersanz, dans l'Allier, qui rapporte peu de chose à cause de l'entretien du château… on calcule que le château avec ses dépendances coûte soixante mille francs par an… Laissons la terre de Mersanz pour mémoire… La terre de Châtillon-le-Pape, même département; mal régie, rapporte quarante-sept mille francs quitte d'impôt… Les moulins à foulon du Chenu, même département, sont affermés trente-trois mille francs… L'usine d'Esdron, près de la Flèche (Sarthe), donne cent cinquante mille livres de rente… La minoterie de Randon…

– La somme des biens de France? dit Clérambault, qui essuya la sueur de son front.

Il avait la fièvre.

– De trois cent cinquante à quatre cent mille.

– Et les valeurs mobilières?

– Des actions partout… au moins deux mille francs de revenu.

– Et les biens d'Allemagne?

– Une centaine de mille francs.

– De rente?

– Parbleu!

Clérambault reprit haleine avec force. Il étouffait.

– Sept cent mille francs de revenu, supputa-t-il.

– Au bas mot! appuya Fromenteau; et quand on songe qu'avec la sept centième partie de cela…

– Mais dépense-t-il ses rentes? demanda Clérambault.

– Mal… il fait beaucoup de bien… pas d'esbrouffe… il y a des gens qui avec ça assourdiraient Paris!

– Et son beau-père?

– Le colonel Roger?.. Vieille garde… moustache héroïque… victoires et conquêtes… brave homme… rude au poil… Il est venu s'établir chez son gendre depuis huit jours, on ne sait pourquoi ni comment…

M. Garnier de Clérambault eut un si singulier sourire, que Fromenteau s'interrompit pour lui demander:

– Est-ce que vous le savez, vous, patron?

Le marieur haussa les épaules.

– C'est qu'il y a des moments, reprit Fromenteau, où je m'imagine que vous êtes plus savant que moi sur le compte de cette famille-là.

Clérambault toussa et tourna la tête.

– Le beau-père et le gendre sont bien ensemble? demanda-t-il.

– Très-bien… Seulement, le beau-père aime trop les Invalides… Il a fait mettre une table de cabaret dans le jardin… et ça marche!.. Il va toujours d'un côté de la table le capitaine Roger, de l'autre un troupier hors d'usage… On cause batailles et fredaines, Mars et Vénus…

– Ce pauvre bon capitaine! dit Clérambault, qui avait toujours aux lèvres son étrange sourire; ça fait l'éloge de son cœur.

– Assurément; mais ça ne plaira pas longtemps à son gendre.

Le marieur prit dans sa poche un autre cigare. Il semblait être d'excellente humeur.

– Patron, lui dit Fromenteau, vous devez être de la même fournée que le beau-père, ou à peu près…

M. de Clérambault fit mine d'être très-occupé à allumer son cigare.

– Vous êtes ancien officier de l'Empire, pas vrai? continua Fromenteau.

– Je m'en fais gloire, continua solennellement le marieur.

– On dit que ce capitaine Roger était un diable à quatre…

– Peuh!.. fit Clérambault, il y a tant de Roger!.. c'est comme les Martin…

– Et les Durand… et les Lebreton… Pour en revenir…

Clérambault lui imposa silence d'un geste, remit sa boîte à cigares dans sa poche et tira son portefeuille, qu'il ouvrit.

– M. Fromenteau, prononça-t-il confidentiellement, vous avez dit tout à l'heure un mot profond.

– Vraiment, patron?

– Vous avez dit: «Le comte de Mersanz n'a que trente-huit ans…»

– Dame!.. de 1798 à 1836…

Clérambault hocha la tête et laissa tomber ces paroles:

– Ce n'est pas la fille qui est un grand parti, c'est le père.

– Le père est marié, dit Fromenteau.

Clérambault mit du vent dans ses joues. L'agent de renseignements se rapprocha de lui.

– Est-ce que vous croiriez…? prononça-t-il mystérieusement.

Puis, comme l'autre gardait le silence, il ajouta:

– On l'a dit dans le temps…

Il se fit un bruit léger au-dessus d'eux. Ils levèrent la tête en même temps et vivement. Une haute pyramide de bois à brûler montait à trente pieds au-dessus de la muraille. Aucun ouvrier ne se montrait sur la pile.

– On l'a dit, répéta Clérambault, qui baissa la voix.

Il prit dans son portefeuille un billet de banque de mille francs, en ajoutant:

– Et, si je connaissais quelqu'un qui voulût gagner ceci…

– Moi, patron, moi! s'écria le pauvre Fromenteau, qui joignit ses mains tremblantes avec ferveur; l'odontophile végétal… Stéphanie… tous mes rêves de fortune et d'amour.

Clérambault tenait le billet entre l'index et le pouce.

– Il s'agirait, dit-il posément, d'explorer un peu les cartons de maître Souëf et de chercher le contrat de mariage de M. le comte avec Béatrice Roger.

Fromenteau, pâle d'émotion, tendait la main déjà pour saisir le billet, lorsqu'un bruit plus distinct se fit au haut de la pile. Nos deux interlocuteurs n'eurent pas même le temps de lever la tête, cette fois. – Un homme tomba comme une bombe entre eux deux. En tombant, et avant de toucher terre, il saisit le billet de banque à la volée.

Clérambault et Fromenteau reculèrent. Il n'y avait que de l'étonnement dans les yeux du second; mais la physionomie naguère si hautaine du marieur était bouleversée. Ses dents claquaient sous sa moustache.

– Jean Lagard!.. balbutia-t-il.

– Bonjour, mon vieux Garnier! fit celui-ci, qui fourra tranquillement le billet dans la poche de son pantalon de toile; comment va?

Il fit en même temps un signe amical à Fromenteau, qui le regardait, frappé d'étonnement, et n'osait crier au voleur!

C'était un gros réjoui d'ouvrier, robuste et découplé à merveille. Il paraissait âgé de vingt-cinq à trente ans: l'amour du travail n'était pas gravé sur ses traits.

Il aurait dû se casser les reins dix fois en sautant du haut de la pyramide; mais ses reins en avaient vu bien d'autres, et sa figure rubiconde n'avait même pas changé de couleur.

– D'où viens-tu? demanda Clérambault sans réclamer son billet de banque.

– De loin, mon vieux, répliqua Jean Lagard; on te dira ça quand monsieur ne sera pas là… J'ai pris du service là dedans, un petit peu (il montrait le chantier), pour attendre l'occasion de te présenter mes compliments… Je donne congé… le chiffon vaut deux mois de noces et festins… quand ça sera fini, j'irai te voir… A l'avantage!

Une voix doucette et charmante cria au bout de la ruelle, derrière l'angle de l'avenue d'Harcourt:

– Voilà le plaisir, mesdames!.. voilà le plaisir!

Clérambault et Fromenteau échangèrent un regard.

– Carabosse! s'écria Jean Lagard, ma bonne amie Carabosse!.. Voilà ce que j'appelle de la chance… j'aurais donné cent sous pour la rencontrer aujourd'hui!

On vit d'abord apparaître une boîte de forme cylindrique, en bois léger, cerclé de fer, à l'angle de la rue d'Harcourt; puis une petite vieille, proprette, menue, souriante, le corps un peu jeté de côté par l'habitude de porter sa boîte à plaisirs, se montra au bout de la ruelle. Dès qu'elle aperçut notre groupe, elle leur fit gaillardement signe de tête et demanda:

– En voulez-vous?

– A bientôt, mon vieux Garnier, dit Lagard, qui s'élança vers la petite vieille et la souleva dans ses bras comme un enfant.

M. de Clérambault tira sa montre. Il avait l'air consterné.

– Du moment que ces deux-là nous ont vus ensemble, monsieur Fromenteau, dit-il, vous ne m'êtes plus bon à rien… Bonne santé je vous souhaite!

Il s'éloigna, laissant le malheureux Fromenteau appuyé contre le mur. Jamais cet agent de renseignements ne s'était vu si près du billet de mille francs qui devait lui donner l'odontophile végétal et Stéphanie.

Clérambault descendit la ruelle à grands pas; en arrivant à l'avenue de Saxe, une voix railleuse frappa ses oreilles:

– Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!

La petite bonne femme avait fait le tour par l'avenue d'Harcourt. Elle arrivait bras dessus bras dessous avec Jean Lagard. – Le marieur se mit en pleine déroute et gagna le revers des Invalides.

– En voulez-vous? lui cria de loin la petite bonne femme.

Elle s'arrêta devant la porte de la pension. Jean Lagard lui mit deux gros baisers sur les joues et lui dit:

– A ce soir, barrière des Paillassons… Le lieutenant y sera, mort ou vif, foi d'homme!

La fabrique de mariages, Vol. I

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