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II
– La pension Géran. —

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Il y avait deux demoiselles Géran, mademoiselle Mélite, qui était la grande demoiselle Géran, et mademoiselle Philomène, plus humble, moins haute sur jambes et qui parlait aux parents dévots. Mademoiselle Mélite était pour les mondains. Elle appuyait sur l'instruction et les talents d'agréments; elle avait un mot pour gagner le cœur des mères à sa mode: brillant sujet.

Brillant sujet, soyez certains de cela, est une invention comme l'odontophile végétal. Brillant sujet mettait l'eau à la bouche de toutes les aïeules. Un brillant sujet, fille de procureur, peut devenir duchesse. Mademoiselle Mélite vous avait une manière de dire cela:

– Je puis vous promettre, madame, de faire avec ce cher ange un brillant sujet!

On avait vu sortir, en effet, de la pension Géran plusieurs brillants sujets.

Mademoiselle Mélite était savante. Elle parlait plusieurs langues. C'était elle qui avait traduit son enseigne en anglais, en allemand et en espagnol. Son influence s'exerçait principalement sur les bourgeois, qui la prenaient pour une femme de grand ton.

Mademoiselle Philomène, au contraire, exploitait le faubourg Saint-Germain. On ne peut prendre les vraies grandes dames que par la modestie. Mademoiselle Philomène était la modestie même. Elle parlait simplement, un peu vulgairement même, comme cela se fait exprès dans les salons purs, par haine du beau français des parvenus.

Elle avait aussi son mot, mademoiselle Philomène, un mot composé, un mot adroit jusqu'à la subtilité la plus raffinée. Elle disait à madame la marquise:

– Nous ferons de votre chère petite une honnête femme qui sera remarquée partout.

Comprenez-vous? honnête femme aurait blessé la dame de l'avoué. En parlant à certaines gens, ce mot femme est impoli. Le bourgeois n'entend pas raison, ventrebleu! Il n'a ni femme ni fille, il a sa dame et sa demoiselle. Quiconque oublie cette nuance a mauvais genre.

C'est le contraire au faubourg. – Et cependant honnête femme ne suffit pas pour traduire brillant sujet. Il faut autre chose. Cette expression niaise: brillant sujet, eût offensé sans doute madame la comtesse; mais madame la comtesse veut aussi pourtant que sa fille étincelle un petit peu.

Or, voilà! Philomène était tout simplement une demoiselle de génie. Elle avait trouvé ce protocole: «Une honnête femme qui sera remarquée partout.»

Bien des gens seront de notre opinion: ce protocole est sublime.

Philomène était l'aînée des demoiselles Géran. Notez, en passant, qu'il n'est pas indifférent de s'appeler Philomène. Elle s'occupait de l'éducation religieuse et de l'administration: ce n'était pas une fille à se mettre en avant. Mélite, la grande mademoiselle Géran, passait en tous lieux pour la présidente de cette république; mais Philomène la menait par le bout du nez.

Au physique, Mélite était grande, haute en couleur, forte d'épaules et belle femme. Elle portait des robes de soie noire et frisait ses cheveux, qui avaient une tendance naturelle à la rébellion. Elle se donnait bientôt trente ans, et prisait sans relâche, pour prêter un peu d'aplomb à cet âge trop tendre, dans une vaste tabatière d'or. – Philomène boitait légèrement de la jambe gauche. Le mérinos était son étoffe favorite; elle portait ses cheveux en bandeaux sous un bonnet sévère. Elle était avenante, grassouillette, souple, courte, et se vantait à propos d'avoir passé la quarantaine.

Je ne sais pourquoi il n'existe pas au monde une seule maîtresse de pensionnat qui ait choisi ce métier par vocation. C'est toujours un accident. – Il n'y a que les concierges pour avoir éprouvé plus de malheurs. – Les maîtresses de pension sont invariablement des créatures déclassées, des nefs humaines, battues par la tempête. Elles sont cela, ne pouvant plus être autre chose. Si le ciel l'eût voulu, elles auraient toutes un hôtel et cent mille écus de rente.

Ce qui les mettrait à leur place, assurément.

La chute de l'Empire en créa des quantités. On en doit plusieurs aux inondations de la Loire; quelques-unes sont nées du naufrage de la Méduse. Il n'est point de désastre qui n'ait cette compensation de produire une ou plusieurs institutrices. Ce sont les filles du feu, du fer ou de l'eau. Elles sortent des châteaux incendiés ou des maisons écroulées. Les moindres sont nées d'un coup de foudre.

Les demoiselles Géran étaient trop habiles pour conter aux parents de longues et ennuyeuses histoires, mais elles plaçaient volontiers cette phrase que Mélite ponctuait par un soupir, Philomène par un sourire: «L'affaire de Saint-Domingue a pris deux millions cinq cent mille francs à feu notre pauvre père.»

On leur touchait deux mots de l'indemnité pour les consoler, et tout était fini.

C'étaient, du reste, il faut l'avouer, d'assez bonnes personnes, surtout aux approches de la Sainte-Mélite, de la Sainte-Philomène et du premier jour de l'an. Elles ne maltraitaient guère que leurs sous-maîtresses et distribuaient des prix à tout le monde à la fin de l'année.

Ce fut, lorsque la cloche sonna pour la recréation de onze heures, ce fut sur le perron comme une turbulente cascade de têtes blondes et de têtes brunes. Les cheveux bouclés, pris par le vent, voltigèrent; les robes d'été ondoyèrent du haut en bas des degrés, et le flot animé, franchissant la dernière marche, s'éparpilla sur la pelouse.

Une vraie pelouse. L'établissement Géran avait un jardin sincère, avec des acacias réels, de l'herbe, du sable et des murs tapissés de vigne vierge.

Le gai soleil riait dans le feuillage encore clair. Les rosiers boutonnaient; il y avait des primevères le long du mur. C'était mai, le joli mois des gazons et des fleurs; mai, le mois des jeux et des amours, où les oiseaux chantent, où l'eau tiédit dans le ruisseau sablé d'or pour baigner les petits pieds des fillettes.

L'enfant bondit joyeusement sous cet espiègle soleil de mai, qui donne à la jeune fille une démarche plus languissante. Pourquoi?

La fraise se noue et blanchit déjà au bois; la cerise est verte sur l'arbre; demain, le groseillier va teindre en rouge ses grappes qui pendent à terre. Les marronniers ont leurs aigrettes près de fleurir; l'acacia suspend ses gousses à l'odeur enivrante et trop douce. Pourquoi sautez-vous plus légères, fillettes infatigables, quand vos sœurs aînées cherchent déjà l'ombre et le repos?

Voici les jeux! Blanche a son cerceau, Claire saisit les manches de sa corde. – Amélie et Marie reçoivent et lancent tour à tour, à l'aide de leurs baguettes jumelles, l'anneau bariolé des Grâces. – Dieu me pardonne! il y a là une demi-douzaine de petits anges qui donnent à déjeuner à leurs poupées. – Emma se demande comment on peut se divertir à cela, elle qui, malgré la brise, bâtit son château de cartes sur un banc.

Gare à la ronde qui passe! Élise, Robertine, Valérie et les autres, des démons qui tournent à perdre haleine, et qui promettent de n'aller plus au bois, puisque les lauriers sont coupés.

Qui donc a coupé ces pauvres lauriers de la chanson? Pour tant de lauriers coupés, il y avait donc, en cet heureux pays, bien des têtes de héros ou bien des fronts de poëtes?

Hélas! sont-ce des lauriers qu'on va chercher au bois?

Gare à la ronde! Valérie la brune, Élise la blonde, Robertine, dont les cheveux châtains rebondissent en boucles si belles! Elles sont lancées et courent, suivies par le fretin des poupées vivantes, autour d'Anaïs, immobile au centre du cercle. – Embrassez celle que vous voudrez…

Et qu'on se range pour laisser passer la ronde.

C'est Élise qui chante. Il y a déjà de la prétention dans son accent. Brillant sujet!.. Mais que Valérie y va de bon cœur! Et comme Robertine essuie sans façon, du revers de sa main mignonne, les gouttes de sueur qui perlent sous ses grands cheveux!

Et qu'elles se moquent de bon cœur des innocentes qui jouent là-bas à la tour, prends garde! le jeu des nigaudes, qui contient pourtant un excellent symbole.

Dans le monde, la femme est une forteresse qui doit se défendre toujours et toujours prendre garde.

L'escarpolette! voilà pour les vaillantes! – Et les barres! Mais Sophie est de mauvaise foi et Madeleine ne veut jamais être prisonnière. Le chat vaut mieux, le chat coupé surtout. Mais ce qui vaut mieux encore, mieux que n'importe quoi, c'est la corde, la grande corde, parce qu'il y a un cercle autour et qu'on est regardé.

Sans la galerie, qui donc sauterait à la corde?

Petites, moyennes, grandes, vont et viennent, courent et s'arrêtent. Voyez leurs gestes et leurs sourires. Ce sont des femmes. Il y a plus: quoiqu'elles se mêlent sans souci et franchement, un regard observateur distingue aisément parmi elles les castes et les provenances. Les petites du grand monde sont mises plus simplement et mieux; les petites bourgeoises, à part les signes physiques qui trompent quelquefois, sont plus maniérées et respectent leur toilette davantage. – D'ailleurs, il y a les noms qui sont un guide presque certain. Ne demandez pas d'où sortent Irma, Athénaïs, Rosa, Zuléma, Zédelie ou Malvina. Les noms ne mentent jamais.

Celles-ci ne s'amusent pas. Elles sont trois ou quatre autour de la sous-maîtresse, plus triste et plus ennuyée qu'elles. Ce sont les retenues. Qu'ont-elles fait? ou que n'ont-elles pas fait, les paresseuses? – Si elles n'étaient pas là, la sous-maîtresse, pauvre fille, pourrait poser sur un banc ce lourd tome de Rollin, qu'elle fait semblant de lire, et dévorer Ivanhoé, qui est dans sa poche; mais elles l'observent. Elles savent où est Ivanhoé; elles se vengent.

– Maxence! à la ronde! A la ronde, Césarine!

Deux charmantes filles, celles-ci, mais grandes; deux demoiselles de dix sept ans.

– Césarine! veux-tu jouer à la tour?

– Veux-tu courir aux barres, Maxence?

Dix-sept-ans, des tailles fines et souples, d'adorables visages et de ces divines chevelures, l'une fauve, l'autre cendrée, que les peintres aiment tant à faire miroiter sous leur pinceau!

– C'est Maxence qui sait des rondes!

– Et Césarine court si bien!

– Aux barres, aux barres!

– A la ronde!.. veux-tu?

– Césarine!

– Maxence!

Mademoiselle Césarine de Mersanz, fille unique d'un comte, s'il vous plaît! Mademoiselle Maxence de Sainte-Croix, fille unique d'une marquise, je vous prie.

Mon Dieu! voilà un an, à ce même mois de mai, Maxence et Césarine étaient les premières aux barres et à la ronde. Mais les mois de mai se suivent et cessent tout à coup de se ressembler.

Maintenant, aux récréations, Césarine et Maxence se promenaient gravement, fuyant les jeux insipides et causant Dieu sait de quoi. Elles n'étaient plus enfants. Elles rêvaient le monde, impatientes de franchir ce mur odieux qui leur cachait les joies et les élégances parisiennes.

Les barres, la ronde, ah! fi! – Songez que, dans trois mois, elles pouvaient être mariées.

Il y avait un cavalier au bout du jardin; au sommet du cavalier, il y avait une tonnelle. C'était là que les deux grandes (on les appelait ainsi dans la pension), c'était là que les deux grandes par excellence aimaient à se reposer. Du cavalier, on apercevait un petit coin de Paris: l'avenue de Saxe, le rond-point de Breteuil et les maisons situées à l'extrémité de la rue Neuve-Plumet. – Quand il venait quelqu'un, grande, moyenne ou petite, déranger nos deux compagnes dans leur sanctuaire, elles se fâchaient.

Elles s'aimaient, il fallait voir! Vous connaissez ces amitiés de pension qui ne doivent finir qu'avec la vie. Elles ne pouvaient absolument pas vivre l'une sans l'autre. Toutes deux avaient le même âge. Césarine avait fait son éducation entière à la pension Géran; Maxence n'y était que depuis dix-huit mois; mais il leur avait à peine fallu un jour pour éprouver cette commune sympathie qui les entraînait l'une vers l'autre.

C'était Maxence qui avait ces beaux cheveux d'un brun fauve. Elle était pâle, et son profil, sculpté hardiment, rappelait les contours de la madone espagnole. Il y avait comme un feu latent dans le regard de ses grands yeux noirs, frangés de cils énormes. Sa bouche harmonieuse et pure souriait peu, mais noblement. Sa taille était haute, élancée et forte à la fois. Il y avait dans tous ses mouvements je ne sais quelle grâce fière, impossible à définir.

Césarine, moins belle assurément, était peut-être plus jolie. Maxence de Sainte-Croix était une femme tout à fait, tandis que Césarine gardait beaucoup de sa gentillesse d'enfant. Ses traits avaient une délicatesse extrême; ses yeux d'un bleu foncé petillaient d'esprit et de malice sous les masses cendrées de ses admirables cheveux blonds; sa taille, qu'on eût prise dans la main, était merveilleusement modelée. – Avec cela, des pieds à chausser large la pantoufle de Cendrillon et des mains de fée…

Ce fut un grand tumulte tout à coup.

– Voilà le plaisir, mesdames!.. voilà le plaisir!

– Carabosse! la petite bonne femme Carabosse! cria-t-on de toutes parts.

Elle était sur le seuil d'une porte basse qui communiquait avec la cour de la pension, le poing sur la hanche, la main au couvercle de sa boîte à plaisirs. – Il y avait là des fillettes de douze ans, qui étaient plus hautes qu'elle; mais ce fou rire qui s'était emparé de toute la pension à sa vue n'avait rien de moqueur. – On saluait ainsi tous les jours la petite bonne femme. On l'aimait. Elle avait la réplique si bonne et le visage si joyeux.

Et propre! et leste encore, quoiqu'elle fût vieille! et toujours prête à faire crédit à l'insu de la sous-maîtresse!

Elle avait un compte courant très-compliqué, je vous assure. Tout cela était dans sa tête. Elle ne se trompait jamais.

Trente ans auparavant, cette petite femme avait dû être une beauté en miniature. Ses traits étaient réguliers et fins. Ses cheveux, éclatants de blancheur, restaient épais, et ondulaient naturellement sur son front. La légère déviation de sa taille lui donnait seulement une singulière allure, surtout lorsqu'elle s'obstinait à suivre les soldats au pas accéléré, en prenant la mesure des tambours.

Elle avait cette manie, tout le monde la lui connaissait. Depuis une dizaine d'années qu'elle était dans le quartier, chaque fois qu'un régiment passait, musique en tête, on voyait la petite bonne femme avec sa jupe courte, son bonnet toujours bien blanc et sa grande boîte, qu'elle mettait dans ces occasions-là sur son dos, courir sur la pointe des pavés avec une légèreté vraiment fantastique, jusqu'à ce qu'elle fût à l'arrière-garde. Une fois là, elle allongeait le pas en mesure; son visage prenait une expression martiale, et sa courte taille, redressée militairement, malgré le poids de sa boîte, grandissait d'un bon quart de pouce.

Les soldats riaient. Elle leur donnait des poignées de plaisir cassé, ils l'appelaient maman: un rayon de joie profond illuminait aussitôt son visage.

Cette passion qu'elle avait pour les soldats amusait beaucoup le voisinage. On pensait généralement que la petite bonne femme n'avait pas la tête bien solide.

Mais c'étaient là ses débauches, et nous la trouvons ici dans l'exercice officiel de ses fonctions. – Outre sa boîte, elle avait à l'ordinaire un panier d'osier, doublé de papier blanc, qu'elle portait au bras. Ce panier était plein de pommes d'api si brillantes et si jolies, que vous eussiez dit la tête d'un bouquet de fleurs. Elle était fière de ses pommes, qu'elle ne vendait pourtant pas cher. Si quelqu'un eût osé prétendre que la petite bonne femme n'avait pas les pommes les plus mignonnes de Paris, elle se serait battue.

– Voilà le plaisir, mesdames! voilà le plaisir!

Elle n'avait garde de changer la formule consacrée. Pour des fillettes, c'est déjà fort agréable de s'entendre appeler mesdames. Mais la petite bonne femme, nous le disons en toute sincérité, n'avait pas besoin de flatteries pour achalander sa marchandise. Son plaisir, toujours frais, avait un parfum exquis. Où le prenait-elle? le plaisir des autres marchandes est insipide et sent la poussière.

Il fallut voir comme on se précipita vers elle de tous les coins du jardin. Cent voix enfantines s'élevèrent, lorsqu'elle prononça d'un air crâne son fameux:

– En voulez-vous?

– A moi! à moi! à moi!

– Pour un sou… pour deux sous…

– Des pommes d'api!

– Du sucre d'orge!

Heureuses les premières arrivées! Il y eut bien un léger échange de pinçons, de tapotes et de croquignoles entre celles qui voulaient passer toutes à la fois, mais la sous-maîtresse ne les vit pas. – Elles souffrent tant, ces pauvres sous-maîtresses, que parfois elles deviennent méchantes.

C'est assez rare. Ordinairement, elles s'engourdissent dans leurs misères et supportent avec un égal stoïcisme les piqûres des élèves et les coups de boutoir de madame.

– Chacun son tour! chacun son tour! disait la petite bonne femme, débordée; – tout le monde en aura si on ne me tracasse pas… Un sou, mademoiselle Valérie… Vous voulez des pommes, vous, mademoiselle Anaïs? Attendez: les pommes, c'est en dernier… Deux sous, mademoiselle Célestine… Voyons! saperlotte! chacun son tour!

Un joyeux rire s'éleva, mêlé de trépignements: on aimait à la faire jurer saperlotte.

Les retenues se mirent à pleurer parce qu'elles n'avaient point leur part de cette fête, et la sous-maîtresse leur dit:

– Que cela vous apprenne à être sages!

Pour exprimer cette pensée, mademoiselle Mélite Géran eût fait assurément un discours. Mais elle avait tant de talent.

Elle était là, mademoiselle Mélite, avec sa robe de soie et sa tabatière d'or.

Elle montrait justement à une nouvelle cliente le joyeux spectacle des fillettes entourant la marchande de plaisir.

Mademoiselle Philomène faisait de même. Mélite était sur le perron; Philomène au milieu de la pelouse abandonnée.

Mélite endoctrinait savamment une grosse négociante, épaisse et lourde, qui avait apporté sa fille, chétive enfant de sept ans; Philomène séduisait une svelte baronne qui tenait par la main un beau petit ange coquet, gracieux et mutin.

– Certes, certes, madame, disait Mélite avec sa belle dignité, – j'ai beaucoup entendu parler de la maison Maillard-Coquelin, banque, recouvrements…

– Surtout la commission pour l'exportation, interrompit la négociante.

– J'allais avoir l'honneur de le dire, madame… Notre établissement est tout spécialement monté pour le haut commerce.

– Oh! fit madame Maillard-Coquelin, – notre fille ne sera pas dans le commerce.

– J'entends bien, madame, répliqua Mélite souriant finement – mais noblement; – l'héritière d'une maison comme la vôtre…

– M. Maillard va se retirer dans deux ans.

– Si jeune encore!.. Ah! le commerce, dans des mains habiles…

– Et probes, mademoiselle!

– Et probes, c'est sous-entendu quand il s'agit de la maison Maillard-Coquelin… Le commerce est la première profession du monde!

– Maman, dit la petite Maillard-Coquelin, elles mangent du plaisir.

– Mademoiselle Cornélie! appela Mélite.

La sous-maîtresse vint aussitôt.

– Allez chercher du plaisir à ce cher amour, dit Mélite.

– Ah! mademoiselle… fit la mère reconnaissante.

– Mon Dieu, madame, reprit Mélite modestement, – notre soin principal est de nous faire aimer de nos enfants… Vous voyez le jardin… elles sont ici comme dans le paradis.

– Pour jouer, objecta madame Maillard-Coquelin, – c'est très-bien… mais pour travailler… D'abord, je veux qu'Angélina travaille.

– Angélina! se récria Mélite en caressant la joue blafarde de l'enfant; – quel nom distingué!

– Vous trouvez?.. c'est moi qui l'ai choisi… On voulait l'appeler Jeanne, comme une cuisinière.

– Quant au travail, reprit Mélite.

– Je veux de l'histoire, interrompit la négociante, – de la géographie, du piano, des analyses, un peu de philosophie…

Cornélie, la sous-maîtresse, revenait avec le plaisir. – Ce fut mademoiselle Mélite qui le donna elle-même à l'enfant.

– Madame, dit-elle, si nos conditions vous conviennent, fiez-vous à moi. J'ai déjà pour Angélina la plus tendre sympathie. Je la surveillerai spécialement et je m'engage à faire d'elle ce que nous appelons un brillant sujet!

Ce dernier mot fut lancé, comme on dit au théâtre. Mademoiselle Mélite en savait l'effet d'avance. Elle reconduisit mademoiselle Maillard-Coquelin jusqu'à la porte de la rue, et celle-ci lui dit en partant:

– Demain, j'amènerai la petite.

Vous pensez si Mélite embrassa Angélina de bon cœur!

– Ah! madame! disait pendant cela Philomène à la baronne, – nous ne vivons pas encore assez en dehors du monde pour ignorer l'éclat de certains noms historiques… N'y eût-il pas un Salvage aux croisades?

– Deux, répondit madame la baronne de Salvage.

– A la première, mais un seul à la seconde, je crois ne pas me tromper… Pierre de Saulx, chevalier, seigneur de Salvage, était à Bouvines avec Philippe-Auguste… Vous portez écartelé, au premier et quatrième de sable au croissant d'argent qui est Saulx, au troisième et deuxième burellé d'or et de gueules, au franc canton d'hermines qui est Salvage.

La baronne la regardait, stupéfaite et enchantée.

– Vous savez…? murmura-t-elle.

Philomène eut un sourire.

– Ma foi, chère demoiselle, ajouta la jolie baronne, – je serais bien embarrassée s'il me fallait blasonner ainsi couramment notre écusson.

– Ne vous étonnez pas, madame, dit Philomène, – c'est ici la pension de la noblesse.

La baronne fronça légèrement ses sourcils aquilins.

– Je ne tiens pas à cela, dit-elle; – il faut que ma petite Jeanne s'habitue à voir tout le monde.

– Jeanne! se récria Philomène, qui se baissa pour embrasser l'enfant; – quel nom distingué!

– Ce n'est pas l'avis de mon cordon bleu, répliqua la baronne en riant; – elle s'appelle Angélina et se fâche quand M. le baron lui défend d'appeler sa fille Juanita…

– Petite maman, dit l'enfant, – celles-là mangent du plaisir… c'est bon.

Philomène ouvrait la bouche pour appeler mademoiselle Cornélie, mais elle n'eut pas le temps.

– Va, Jeanne, dit la baronne; – fais comme elles.

Jeanne s'élança comme une petite folle. Au bout d'une minute juste, elle avait conquis son plaisir, poussé et embrassé toute la pension Géran.

– Ma chère demoiselle, reprit madame de Salvage pendant l'absence de Jeanne, – veuillez excuser mon ignorance… Quelles sont vos études?.. J'espère que vous n'apprenez pas le blason à ces fillettes?

– Nous apprenons le français, madame la baronne, – l'anglais, l'allemand, l'italien…

– C'est parfait…

– L'histoire, la géographie, la littérature…

– Ont-elles bien le temps de jouer? demanda la baronne.

– Pour cela, je vous en réponds.

– Et les ouvrages d'aiguille?

– Nous nous en occupons beaucoup.

– Dans notre famille, voyez-vous, nous sommes des femmes de maison et de ménage.

– De vraies femmes de gentilshommes! s'écria Philomène avec admiration.

– Vous êtes trop bonne, chère demoiselle; – Jeanne ne doit point être un petit prodige.

– Ce qu'on appelle un brillant sujet! dit Philomène en riant de tout son cœur; – non, non, madame la baronne… nous ne faisons pas de brillants sujets: voici notre marche…

Jeanne revenait avec son paquet de plaisirs. Philomène la prit entre ses bras et poursuivit.

– Nous nous faisons aimer de ces chers anges, d'abord… et nous tâchons de rendre aux parents d'honnêtes femmes qui sont remarquées dans le monde.

Philomène ne lança pas ce dernier mot comme sa sœur; elle le laissa tomber tout bonnement.

La baronne lui serra la main.

– Jeanne, demanda-t-elle, – veux-tu rester avec cette dame-là?

Jeanne regarda fixement Philomène.

– Viendras-tu me voir tous les jours? dit-elle ensuite à sa mère.

Celle-ci la serra contre son sein. Elle eut une larme tôt séchée, – puis elle gagna vaillamment sa voiture…

– Nous n'avons qu'elle, dit-elle à Philomène; – c'est tout notre cœur… rendez-la heureuse et bonne.

La voiture partit. Jeanne avait déjà une douzaine de camarades. – Mélite et Philomène se rencontrèrent dans la cour. Elles se regardèrent sans rire.

Moi, je vous dis qu'avec une de ces filles-là on ferait plusieurs diplomates.

Cependant la foule s'éclaircissait autour de la petite bonne femme, dont la grande boîte était presque à sec et qui n'avait plus guère de pommes d'api.

– Maman Carabosse, dit Cécile, – avez-vous des devises?

– Et de belles! répondit la petite bonne femme; – mais, dites-moi, où sont donc ces demoiselles? Il me reste juste assez de plaisir pour elles deux.

– Ah! ah! firent les moyennes, – ces demoiselles?.. les vraies demoiselles!.. Césarine et Maxence.

– Où sont-elles?

– Sous leur tonnelle, pardi!.. à causer tout bas.

Et les moyennes d'enfiler ce chapitre d'anathèmes rieurs:

– Oh! font-elles leurs embarras, celles-là, maintenant!

– Elles ne veulent plus jouer…

– Ni chanter…

– Ni rire!

– Nous ne les aimons plus.

– Des devises, des devises!

La petite bonne femme jeta un regard du côté du cavalier. Elle vit les deux jeunes filles penchées avidement au balcon de la tonnelle et regardant au bout de l'avenue de Saxe.

– Je parie qu'il passe sur sa jument de louage! murmura-t-elle.

Puis elle souleva prestement le double fond de sa boîte pour atteindre les coquilles dorées où sont les devises, si chères aux enfants.

La fabrique de mariages, Vol. I

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